Problématisation : Les
rêves dont nous gardons le souvenir au réveil portent le témoignage de
l’existence et de l’activité en nous d’une faculté suffisamment détachée de la
réalité pour susciter des images démentes, des recoupements surréalistes, au
sens propre, des capacités qu’aucun être terrestre ne peut authentiquement
posséder. C’est également cette aptitude à imaginer des scènes ou des scenarii
irréalistes qui est sollicitée dés que nous nous installons devant un film de
science fiction ou que nous lisons, par exemple, « le Seigneur des
anneaux » de Tolkien. Nous suivons un récit abracadabrant se déroulant
dans une dimension à l’intérieur de laquelle tout peut arriver. C’est un peu
comme si dans le cours même d’une partie d’échecs, une tour rêvait d’un autre
jeu dans lequel elle pourrait manger des pièces en diagonale (ce que le fou
peut réaliser dans les échecs). Cela n’aurait pas de sens et tout ce qui fait
la cohérence du jeu d’échecs c’est précisément de rendre impossible ce
mouvement de prise en diagonale de la tour. Il ne lui sert vraiment à rien de
se représenter des possibilités fictives parce que ce qui donne sens à sa
présence sur cet échiquier là, dans ce jeu là, c’est tout autant ce qu’elle
peut que ce qu’elle ne peut pas faire. De la même façon, rêver que l’on puisse
voler nous fait absurdement perdre de vue toutes les possibilités qui nous sont
réellement offertes par l’usage de nos deux jambes.
Pourtant l’interprétation des rêves présuppose
au contraire qu’il y a quelque chose de ces images délirantes, de la projection
de ces fantasmes qui mérite notre attention et vaut la peine que nous tentions
de les comprendre, comme si la représentation de scènes fictives pouvaient
acquérir un sens indépendamment de leur impossible réalisation, voire même à
cause d’elle. C’est exactement parce que le président Schreber délire et se
prend pour une femme alors qu’il est un homme que ce rêve « dément »
dénote quelque chose, en l’occurrence le refoulement de son homosexualité,
cause de sa paranoïa. Il n’y a aucun sens au début du 20e siècle à
entretenir l’illusion que l’on est une femme quand on est physiologiquement un
homme puisque, de fait, c’est cette masculinité qui définit notre condition, la
réalité indépassable de notre détermination sexuelle, celle dans laquelle nous
nous réaliserons d’autant mieux que nous l’assumerons pleinement. Le sens d’une
situation, d’une condition, d’un fait réside alors dans l’acte de son
assomption par un sujet, de sa réalisation. Ce qui fait Sens, c’est d’accepter
ce qui est et de le réaliser dans les deux sens du terme : accomplir dans
ce qu’il rend impossible et le comprendre, y consentir.
Mais si nous pouvions en rester là,
c’est-à-dire à cette assimilation du sens de nos actions à leur limitation,
leur enfermement dans la seule dimension de la réalité, il faudrait, par
exemple, considérer les fantasmes du Président Schreber comme purement et
simplement dépourvus de sens, c’est-à-dire s’interdire de faire le lien entre
le désir d’être une femme qui se manifeste sans ambiguité dans les délires du
président et son homosexualité refoulée, en posant que ce rapport n’a, au sens,
propre, pas « lieu d’être ». S’il est impossible à cette époque de
devenir une femme quand on est né homme, il est tout aussi insensé de croire
qu’on peut le guérir de sa paranoïa en lui conseillant de se faire une fois
pour toute à l’idée qu’il est un homme. Il y a donc quelque chose de ce que le
président était « réellement » mais « inconsciemment », qui
s’activait dans l’expression même de ces fantasmes les plus délirants (au sens
pathologique du terme).
On peut néanmoins objecter que ce désir de
l’impossible constitue précisément ce qui a provoqué la folie de ce patient,
c’est-à-dire littéralement le fait qu’il ait perdu « le sens ». Par
conséquent si c’est l’acte de désirer l’impossible qui nous fait perdre le
sens, c’est la pratique consistant à lui en restituer un qui nous permet de le
traiter en tant que patient et d’envisager par la psychanalyse de le guérir. Si
le président Schreber avait été empêché d’exprimer son désir de l’impossible,
nous n’aurions jamais compris l’origine de son trouble, mais, en même temps,
son trouble: c’était justement de désirer l’impossible. Ce qui toutefois
relance cette question en lui permettant d’acquérir une profondeur vraiment
problématique, c’est l’interrogation portant sur l’impossibilité du
désir : le désir d’être une femme ne ferait-il pas advenir la réalité même
d’un désir féminin ? En délirant le fait d’être une femme, le président
Schreber est-il vraiment malade, ou révèle-t-il purement et simplement la
réalité de ce qu’il est, étant entendu que son désir serait, en lui,
l’expression la plus authentique de ce qu’il est lui , ou plutôt elle ? (Distinction
entre le sexe et le genre)
Il est tout-à-fait possible de transposer cette
nouvelle dimension dans d’autres domaines que celui de la psychanalyse ou de la
psychiatrie. En s’asseyant dans un bus, Rosa Parks n’a rien fait d’autre que
manifester le désir impossible de vivre dans une société égalitaire et
multiculturelle. Le fait que la réalité historique et raciale de son époque ne
soit pas parvenue à la dissuader d’exprimer son impossible désir manifeste bien
l’existence d’un ancrage, d’une force, d’une efficience réelle dans l’émergence
de ce désir, laquelle atteste d’une « réalité plus réelle » que celle
de la société dans laquelle ce désir a pris naissance. C’est exactement ce que
voulait dire l’un des slogans les plus profonds de mai 68 : « soyez réalistes, demandez
l’impossible ! » Il n’y a peut-être pas de sens à s’asseoir dans
un bus quand on est noire dans une société fondée sur des préjugés raciaux (puisqu’on
sait bien que l’on sera délogée et mise à l’amende) mais d’où Rosa Parks
aurait-elle pu retirer la certitude qu’elle était bel et bien dans son droit en
le faisant si ce n’est d’un désir porteur d’un sens suffisamment pertinent pour
subvertir les bases et les « fondamentaux » de la réalité historique
de cette époque.
Plan :
1) Y-a-t-il vraiment du sens à désirer ce que l’on peut avoir
puisqu’on peut l’avoir ? Cette considération justifie-t-elle pour autant que
l’on désire n’importe quoi ? L’impossible
est-il vraiment l’objet du désir ? C’est la question que nous
traiterons dans un premier temps. (questionner le présupposé)
2) Devant cette présence indiscutable du désir dans l’activation même
de sa prétention à l’impossible, peut-on
envisager des conduites, des attitudes voire des préceptes susceptibles de
raisonner ce désir, de le ramener au réalisable, au réel ?
3) Mais ce réel à partir duquel nous distinguons ce qui est possible
et ce qui ne l’est pas est-il vraiment figé, défini une fois pour toutes ?
Comment pourrions-nous nier que
l’impossible d’hier soit devenu la réalité d’aujourd’hui ? La question qui
se pose alors est celle de l’identification de la force capable d’inspirer,
d’animer cette mutation de l’impossible au possible. Le fait même que cette
distinction soit fluctuante ne manifeste-t-il pas en nous l’efficience d’une
puissance structurellement dynamique, insensible à l’idée même de limitation,
de détermination, d’objet ? N’est-ce pas
le sens même de tout désir que de faire affleurer à la surface du
possible d’aujourd’hui tout ce qu’il revêtait nécessairement d’impossible,
hier ? Se pourrait-il qu’il
n’existe rien de plus réel, ni de plus sensé
que le désir même, et ce dans l’efficience apparemment absurde de son
aspiration à ce qui est impossible maintenant ?
Introduction
rédigée :
(Par souci de clarté, les trois phases de l’introduction sont ici
séparées par des interlignes mais l’introduction doit être rédigée en un seul
bloc)
Les rêves dont nous gardons le souvenir au
réveil portent le témoignage de l’existence et de l’activité en nous d’une
faculté suffisamment détachée de la réalité pour susciter des images démentes,
des recoupements surréalistes, au sens propre, des capacités qu’aucun être
terrestre ne peut authentiquement posséder. C’est également cette aptitude à
imaginer des scènes ou des scenarii irréalistes qui est sollicitée dés que nous
nous installons devant un film de science fiction ou que nous lisons un roman
de littérature fantastique. Nous n’y faisons plus valoir la distinction entre
le possible et l’impossible parce que nous avons fait le choix de la fiction.
Il n’y aurait pas davantage de sens à nous reprocher de croire à des balivernes
quand nous lisons « le seigneur des anneaux » qu’à nous laisser aller
à croire que nous volons « réellement » et à « tenter le
coup » parce que nous venons de regarder un film sur les aventures de Superman.
Désirer l’impossible dans la fiction fait sens et cela s’appelle une
« histoire » mais devient absurde dés que nous franchissons le seuil
séparant le fantasme de la réalité. (1ere étape: on amène le sujet en marquant
clairement les distinctions qui semblent, de prime abord, conforter la réponse
positive)
Pourtant l’interprétation des rêves présuppose au contraire qu’il y a quelque chose de ces images délirantes, de la projection de ces fantasmes qui mérite réellement notre attention et vaut la peine que nous tentions de les comprendre, comme si la représentation de scènes fictives pouvaient acquérir un sens authentique, efficient, indépendamment de leur impossible réalisation, voire même à cause d’elle. C’est exactement parce que le président Schreber délire et se prend pour une femme alors qu’il est un homme que ce rêve « dément » dénote quelque chose de vrai, en l’occurrence le refoulement de son homosexualité, cause de sa paranoïa. (2e étape: on problématise en remettant en cause les distinctions trop superficiellement établies dans la première étape)
On peut néanmoins objecter que ce désir de
l’impossible constitue précisément ce qui a provoqué la folie de ce patient,
c’est-à-dire littéralement le fait qu’il ait perdu « le sens ». Par
conséquent, si c’est l’acte de désirer l’impossible qui nous fait perdre le
sens, c’est la pratique consistant à lui en restituer un qui nous permet de le
traiter en tant que patient et d’envisager par la psychanalyse de le guérir. Si
le président Schreber avait été empêché d’exprimer son désir de l’impossible,
nous n’aurions jamais compris l’origine de son trouble, mais, en même temps,
son trouble: c’était justement de désirer l’impossible. La question se pose
alors de savoir si, en délirant le fait d’être une femme, le président Schreber
serait vraiment malade, ou bien s’il ne révèlerait pas la réalité de ce qu’il
est, étant entendu que son désir, ce serait justement ce qui, en lui, ou en
elle, est le plus authentique ? On connaît le slogan de mai
68 : « soyez réalistes, demandez l’impossible ! », est-ce à la réalité de notre époque de
nous imposer la norme de ce que l’on peut raisonnablement désirer parce qu’on
peut l’acquérir ou bien est-ce à nous de nous tenir à l’écoute de nos désirs
d’impossible et de leur donner leur véritable amplitude parce qu’il est de la
nature du désir de n’avoir pas d’objet et de constituer par ce biais le
mouvement même par la grâce duquel la réalité s’effectue moins comme un fait
donné qu’en tant que « devenir » ? (3e étape :
formulation de la problématique)
Plan
détaillé :
On peut, par souci de clarté, reformuler les
phases de ce plan en les axant autour de la question fondamentale du rapport
entre le désir et son objet, puisque c’est finalement le fond de la question
posée : y-a-t-il du sens à désirer
ce qu’on ne peut avoir ? :
1) Peut-on désirer des objets que l’on ne peut acquérir ? (voire : est-ce parce que l’on ne peut
pas les acquérir qu’on les désire ?) :
a) Distinction : Besoin / Volonté / Désir
b) Platon et la comparaison du désir avec le tonneau des Danaïdes
(République (580, e)) : plus on le remplit et plus il se vide. Tout désir
est en lui-même désir d’impossible et donc source d’insatisfaction.
Etymologiquement le verbe latin « desiderare » est le contraire
de « considerare » (voir l’astre, examiner avec soin, application).
Il signifie donc « avoir perdu l’astre », « être
déboussolé », perdre le sens.
c) Jean-Jacques Rousseau : « La nouvelle
Héloïse » : « Le pays des
chimères est en ce monde le seul digne d'être habité et tel est le néant des
choses humaines, qu'hors l'Être existant par lui-même, il n'y a rien de beau
que ce qui n'est pas." La force consolante de l’imaginaire est également
une force « déstabilisante », fantasmatique. Désirer un objet c’est
le déréaliser, le placer « hors champ » du réel.
2) Comment raisonner ces désirs absurdes d’avoir des objets
impossibles à acquérir ? En les éliminant (Antisthène et Diogène), en les
sélectionnant (Epicure), en les changeant (Descartes) :
a) L’ascèse cynique (tuer les désirs en se soustrayant à l’emprise des
objets) : Antisthène et Diogène
b) Le calcul des plaisirs – Epicure et la distinction des désirs
naturels et nécessaires, des désirs naturels et non nécessaires, des désirs non
naturels, non nécessaires en ne satisfaisant que les premiers.
c) Descartes : « changer ses désirs plutôt que l’ordre du
monde ». C’est la 3e maxime de la morale provisoire de
Descartes dans « le discours de la méthode » (inspirée du
Stoïcisme : faire la part de ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend
pas)
3) Mais si c’était l’idée que le désir tend toujours vers un objet qui
était absurde ? Si le désir c’était justement cette puissance suffisamment
sage pour nous faire réaliser qu’il n’y a pas d’objet dans le réel, seulement
du mouvement, du dynamisme ? Plus je suivrai mon désir, plus je serai en
phase avec le sens même de la vie (ou de la nature selon Spinoza, à savoir
Dieu), celui-là même sous l’impulsion duquel elle fait advenir ce qui est. Quoi
de plus absurde que de ne pas désirer l’impossible, puisque c’est justement grâce
à ce désir qu’il devient possible, et c’est là le mouvement même du Réel ?
(Spinoza / Deleuze)
a) Le conatus - Spinoza : « Quant au Désir, il est l’essence
même de chacun, ou sa nature, en tant qu’il est conçu comme déterminé à faire
quelque chose par sa constitution telle qu’elle est donnée (scolie de la prop.
9). Dès lors que chacun est affecté par des causes extérieures de telle ou
telle espèce de Joie, de Tristesse, d’Amour ou de Haine, c’est-à-dire dès lors
que sa nature est constituée de telle façon ou de telle autre, son Désir sera
nécessairement tel ou tel, et la nature d’un Désir diffèrera de celle d’un
autre Désir autant que les affections d’où ils naissent diffèrent entre elles (Ethique, III, 56, démonstration).
b) Deleuze commentant Nietzsche : « Désir : qui
sauf les prêtres, voudraient appeler
cela : « manque » ? Nietzsche l’appelait
« volonté de puissance ». On peut l’appeler autrement, par exemple
« grâce ». Désirer n’est pas du tout une chose facile, mais justement
parce qu’il donne au lien de manquer : « vertu qui
donne » ». le Désir, considéré non plus comme une force assignable à
des sujets mais plutôt comme cette force impersonnelle par la grâce de laquelle
le monde est monde est la matrice même de la réalité.
c) « Le livre de Job » dans la Bible – C’est dans le désir
de Dieu (desiderare : regretter l’absence de…) que le rapport à Dieu prend
sens et vigueur.
Conclusion : Récapitulation des
conclusions de chacune des trois parties
et prise de position sur le sujet compte tenu de la progression attestée
par le fil de leur succession (de la partie 1 à la partie 3). Il est d’autant
moins absurde de désirer l’impossible que le désir est la matrice même sous
l’impulsion de laquelle l’impossible d’hier devient la réalité d’aujourd’hui.
Remarque
subsidiaire :
Si nous reprenons l’exemple décrit par Roland
Barthes dans son livre « Fragments d’un désir amoureux » :
« Un
mandarin chinois était amoureux d'une courtisane. Je serais à vous, dit-elle,
lorsque vous aurez passé 100 nuits à m'attendre assis sur un tabouret sous ma
fenêtre dans mon jardin. Mais à la 99e nuit le mandarin se leva,
prit son tabouret sous son bras et s'en alla. » Il est possible d’articuler
les trois parties décrites comme autant d’attitudes voire d’interpellations du
mandarin.
La première partie consiste à
le questionner : qu’est-ce qui te tient ainsi aux aguets d’une issue,
d’une finalité dont finalement tu ne
veux pas la réalisation ? La deuxième pourrait se concevoir comme la
tentative visant à le dissuader d’un comportement aussi délibérément absurde.
Comment donner du sens à ce gaspillage d’énergie en pure perte ?
Raisonne-toi et réalise que, puisque tu partiras, il ne sert à rien de rester
dans l’attente d’un désir dont tu n’espères pas la concrétisation. Et enfin la
troisième partie célèbrerait l’extrême lucidité du haut dignitaire chinois qui
se met en phase, au fil même de cette attente sans objet, avec la réalité la
plus subtile d’un désir qui n’est plus ni le sien, ni celui de la courtisane,
mais celui-là même de cette machine à secréter de la réalité qu’est le devenir
même. Il n'y a rien de mieux ni de plus a attendre quele charme né de l'attente elle-même, parce que c'est la vérité d'un désir créateur du flux de la vie qui s'y exprime et s'y effectue.
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