d) L’amour-passion et l’amour-action
Nous pouvons conclure de l’approche Sartrienne et Hégélienne de l’autre 1) qu’elle est particulièrement problématique, c’est-à-dire que la reconnaissance par un sujet d’Autrui ou par Autrui d’un sujet pose un problème de réciprocité (non pas que cette réciprocité ne s’accomplisse pas, mais elle ne se réalise pas dans la même dimension: dans la réalité pour l’esclave, dans l’absolu pour le maître (ce qui d’ailleurs se retournera en sa défaveur) 2) que l’amour lui-même sera passé au crible de cette reconnaissance. Selon Hegel, tout désir est désir du désir de l’autre. Nous sommes ici très loin d’un amour fusion qui viserait au contraire à ne faire plus qu’un avec l’être aimé. L’amour n’est finalement que l’une des nombreuses variations du désir de reconnaissance: j’aime être aimé par Autrui car il me reconnaît alors comme un être à part entière, voire comme une « référence », même si, comme nous l’avons vu, la réciprocité de ce sentiment va poser des questions.
Mais précisément, Hegel semble faire comme si l’amour et la reconnaissance étaient liés ou du moins compatibles, ce qui n’est pas tout-à-fait évident. Etre reconnu c’est aussi vouloir être respecté, et ce respect est une notion fondamentalement distincte de l’amour: ce désir que nous avons d’être aimés ne va pas du tout de pair avec notre volonté d’être respecté en tant que personne morale. On ne voit pas comment l’amour pourrait vraiment faire entrer en ligne de compte des notions de morale.
N’existerait-il pas une forme d’amour plus vraie, plus authentique qui échapperait à la loi de ce dédoublement au gré de laquelle ce que l’on désire n’est jamais directement Autrui mais toujours sa reconnaissance (désirer le désir d’Autrui). Nous pourrions penser ici, indépendamment de Hegel au désir oedipien dans lequel l’enfant désire ce que son père désire, à savoir la mère, comme si, conformément aux thèses de René Girard sur le désir mimétique, on ne désirait jamais aucune chose ni aucun être pour eux-mêmes mais simplement parce qu’ils sont l’objet du désir de l’autre. Je ne désire pas telle ou telle femme que je croise dans ma vie professionnelle pour elle-même mais parce qu’est l’objet du désir de mes collègues et que j’obtiendrai en la conquérant leur considération. Si je l’épouse, je ne jouis pas du plaisir de vivre avec elle, mais plutôt d’une sorte de prestige, d’un crédit conséquent et bénéfique auprès des personnes avec lesquelles je travaille.
Nous pouvons conclure de l’approche Sartrienne et Hégélienne de l’autre 1) qu’elle est particulièrement problématique, c’est-à-dire que la reconnaissance par un sujet d’Autrui ou par Autrui d’un sujet pose un problème de réciprocité (non pas que cette réciprocité ne s’accomplisse pas, mais elle ne se réalise pas dans la même dimension: dans la réalité pour l’esclave, dans l’absolu pour le maître (ce qui d’ailleurs se retournera en sa défaveur) 2) que l’amour lui-même sera passé au crible de cette reconnaissance. Selon Hegel, tout désir est désir du désir de l’autre. Nous sommes ici très loin d’un amour fusion qui viserait au contraire à ne faire plus qu’un avec l’être aimé. L’amour n’est finalement que l’une des nombreuses variations du désir de reconnaissance: j’aime être aimé par Autrui car il me reconnaît alors comme un être à part entière, voire comme une « référence », même si, comme nous l’avons vu, la réciprocité de ce sentiment va poser des questions.
Mais précisément, Hegel semble faire comme si l’amour et la reconnaissance étaient liés ou du moins compatibles, ce qui n’est pas tout-à-fait évident. Etre reconnu c’est aussi vouloir être respecté, et ce respect est une notion fondamentalement distincte de l’amour: ce désir que nous avons d’être aimés ne va pas du tout de pair avec notre volonté d’être respecté en tant que personne morale. On ne voit pas comment l’amour pourrait vraiment faire entrer en ligne de compte des notions de morale.
N’existerait-il pas une forme d’amour plus vraie, plus authentique qui échapperait à la loi de ce dédoublement au gré de laquelle ce que l’on désire n’est jamais directement Autrui mais toujours sa reconnaissance (désirer le désir d’Autrui). Nous pourrions penser ici, indépendamment de Hegel au désir oedipien dans lequel l’enfant désire ce que son père désire, à savoir la mère, comme si, conformément aux thèses de René Girard sur le désir mimétique, on ne désirait jamais aucune chose ni aucun être pour eux-mêmes mais simplement parce qu’ils sont l’objet du désir de l’autre. Je ne désire pas telle ou telle femme que je croise dans ma vie professionnelle pour elle-même mais parce qu’est l’objet du désir de mes collègues et que j’obtiendrai en la conquérant leur considération. Si je l’épouse, je ne jouis pas du plaisir de vivre avec elle, mais plutôt d’une sorte de prestige, d’un crédit conséquent et bénéfique auprès des personnes avec lesquelles je travaille.
L’amour passion pourrait-il désigner cette modalité de relation plus authentique, plus directe et peut-être moins absurde que tout ce qu’induisent les conclusions et les comportements hérités du désir mimétique de René Girard?
Nous pourrions le penser dans un premier temps puisque la passion manifeste dans sa virulence, dans son déchaînement irrationnel, une forme de gratuité, d’attachement qui nous semble étranger à toute notion de reconnaissance par les autres. Mais selon Ferdinand Alquié, fidèle aux thèses défendues par René Descartes sur la passion, c’est précisément dans l’efficience même de cette polarisation, de cet engouement exclusif et inconditionnel pour tel ou tel être que la passion se referme sur elle-même et n’envisage pas un seul instant de se tourner vers Autrui.
Nous pourrions le penser dans un premier temps puisque la passion manifeste dans sa virulence, dans son déchaînement irrationnel, une forme de gratuité, d’attachement qui nous semble étranger à toute notion de reconnaissance par les autres. Mais selon Ferdinand Alquié, fidèle aux thèses défendues par René Descartes sur la passion, c’est précisément dans l’efficience même de cette polarisation, de cet engouement exclusif et inconditionnel pour tel ou tel être que la passion se referme sur elle-même et n’envisage pas un seul instant de se tourner vers Autrui.
« Peut-on dire [...] que la passion nous permette d'aimer un être autre que nous ? Il n'en est rien et, en aimant le passé (selon Alquié, la passion ne se tourne que vers le passé), nous n'aimons que notre propre passé, seul objet de nos souvenirs. On ne saurait aimer le passé d'autrui ; par contre, l'amour peut se porter vers son avenir, et il le doit, car, aimer vraiment, c'est vouloir le bien de l'être qu'on aime, et l'on ne peut vouloir ce bien que dans le futur. Tout amour passion, tout amour du passé, est donc illusion d'amour et, en fait, amour de soi-même. Il est désir de se retrouver, et non de se perdre ; d'assimiler autrui, et non de se donner à lui ; il est infantile, possessif et cruel, analogue à l'amour éprouvé pour la nourriture que l'on dévore et que l'on détruit en l'incorporant à soi-même. L'amour action suppose au contraire l'oubli de soi, et de ce que l'on fut; il implique l'effort pour améliorer l'avenir de celui que l'on aime. Et si souvent l'aveuglement, et l'on ne sait quelle complaisance pour nos caprices, nous font désirer d'être passionnément aimés, il n'en reste pas moins que celui qui est aimé ainsi sait confusément qu'il n'est pas l'objet véritable de l'amour qu'on lui porte ; il devine qu'il n'est que l'occasion, pour celui qui l'aime, d'évoquer quelque souvenir, et donc de s'aimer lui-même. A cette tristesse chez l'aimé correspond chez l'aimant quelque désespoir, car le passionné sent bien que sa conscience ne peut parvenir à sortir de soi, à atteindre une extériorité, à s'attacher à une autre personne.
Ainsi s'explique que l'inconstance des passions coïncide souvent avec leur violence. La violence de la passion vient de ce que sa source est l'égoïsme, sentiment d'une grande force, et souffrant mal les obstacles. L'inconstance de la passion vient de ce que l'objet vers lequel elle se porte n'est jamais que symbolique et accidentel : en son essence, l'amour passion est un amour abstrait. Tiré du passé de l'amant, il peut convenir à tout ce qui, dans le présent, évoque ce passé, apparaît comme son image. Aussi le passionné aime-t-il, non l'être réel et présent qu'il dit aimer, mais ce qu'il symbolise. Dans les cas de demi-lucidité, il aime cette recherche même du passé dans le présent : il aime alors l'amour, ce qui n'est pas aimer. »
Ainsi s'explique que l'inconstance des passions coïncide souvent avec leur violence. La violence de la passion vient de ce que sa source est l'égoïsme, sentiment d'une grande force, et souffrant mal les obstacles. L'inconstance de la passion vient de ce que l'objet vers lequel elle se porte n'est jamais que symbolique et accidentel : en son essence, l'amour passion est un amour abstrait. Tiré du passé de l'amant, il peut convenir à tout ce qui, dans le présent, évoque ce passé, apparaît comme son image. Aussi le passionné aime-t-il, non l'être réel et présent qu'il dit aimer, mais ce qu'il symbolise. Dans les cas de demi-lucidité, il aime cette recherche même du passé dans le présent : il aime alors l'amour, ce qui n'est pas aimer. »
Qu’est-ce en effet que la passion selon Alquié? C’est la maladie d’un désir qui n’abdique pas de lui-même et s’obstine non seulement dans l’idéalisation de l’être aimé mais aussi dans le présupposé de son éternité.
Il est vrai que la distinction entre le désir et la volonté réside entre autres points dans le fait que la volonté accepte, voire choisit d’aménager le temps qui la sépare de l’acquisition de ce qu’elle veut. Le désir, au contraire, situe d’emblée son objet dans une autre dimension que temporelle. Un homme peut vouloir une femme, mais il désire toujours « la » femme, celle qui n’est pas de ce monde et s’il s’entête dans cette fixation, il tombera comme Dom Juan dans l’impasse d’une quête sans terme véritable, sans altérité authentique.
Lorsque Phèdre s’éprend d’amour passion pour Hyppolite, on perçoit bien qu’elle ne le « veut » pas, mais qu’elle se complaît dans une totale perte de repères. Elle est littéralement azimuthée: « je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue. Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue. Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler, je sentais tout mon corps et transir et brûler. » Dans cette fixation pour un être que tout lui refuse, la passion trouve de quoi se repaître d’elle-même, en s’immortalisant dans la certitude d’un impossible écoulement du temps. Cette relation n’a pas le moindre futur crédible à l’horizon. Elle est inconvenante, horrible et presque incestueuse (elle est la belle-mère d’Hyppolite), mais il en va de même malheureusement selon Alquié dans les passions qui parviennent à persuader la personne aimée.
La passion désigne donc, pour Alquié qui suit, en cela (et en toutes choses d’ailleurs) la philosophie de Descartes, cette expérience que nous faisons parfois, comme Phèdre, d’une inclination, d’une perte de contrôle de la capacité qu’a habituellement notre volonté de décider de nos actes. Lorsque la passion nous assaille pour des sujets qui peuvent attendre, il faut selon Descartes « penser à autre chose » jusqu’à ce que la passion cesse, et lorsque elle se manifeste de façon plus urgente, il importe que nous prenions exactement la résolution contraire à ses incitations:
« Et lorsque la passion ne persuade que des choses dont l'exécution souffre quelque délai, il faut s'abstenir d'en porter sur l'heure aucun jugement, et se divertir par d'autres pensées jusqu'à ce que le temps et le repos aient entièrement apaisé l'émotion qui est dans le sang. Et enfin, lorsqu'elle incite à des actions touchant lesquelles il est nécessaire qu'on prenne résolution sur-le-champ, il faut que la volonté se porte principalement à considérer et à suivre les raisons qui sont contraires à celles que la passion représente, encore qu'elles paraissent moins fortes: comme lorsqu'on est inopinément attaqué par quelque ennemi, l'occasion ne permet pas qu'on emploie aucun temps à délibérer. »
La passion est fondamentalement mauvaise conseillère. Elle l’est par elle-même, parce qu’elle contredit notre volonté qui est infinie, c’est-à-dire à l’image de Dieu (idée de l’infini). La volonté décrit donc notre résolution à agir par nous-mêmes, spontanément, au sens étymologique: de notre propre mouvement. C’est le « Je pense du cogito » qui agit résolument quand il agit volontairement et son action s’oriente vers le futur. Lorsqu’au contraire, c’est la passion qui l’emporte, mon action absurdement se tourne vers ce qui de ma vie ne peut aucunement changer, à savoir mon passé. Ferdinand Alquié analyse dans la littérature toutes ces passions amoureuses qui, par ce jeu constant de renvois de symboles en symboles, s’assimilent toujours à un rappel de quelque souvenir du passé. Swann est amoureux d’Odette parce qu’elle lui rappelle l’une des filles de Jethro dans une fresque de Botticelli. Elle n’est ni son genre de femmes, ni vraiment de son milieu et ne manifeste aucune sensibilité extraordinaire pour l’art. Swann va ruiner sa vie pour une femme insignifiante, mais simplement « ressemblante ».
Il est vrai que la distinction entre le désir et la volonté réside entre autres points dans le fait que la volonté accepte, voire choisit d’aménager le temps qui la sépare de l’acquisition de ce qu’elle veut. Le désir, au contraire, situe d’emblée son objet dans une autre dimension que temporelle. Un homme peut vouloir une femme, mais il désire toujours « la » femme, celle qui n’est pas de ce monde et s’il s’entête dans cette fixation, il tombera comme Dom Juan dans l’impasse d’une quête sans terme véritable, sans altérité authentique.
Lorsque Phèdre s’éprend d’amour passion pour Hyppolite, on perçoit bien qu’elle ne le « veut » pas, mais qu’elle se complaît dans une totale perte de repères. Elle est littéralement azimuthée: « je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue. Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue. Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler, je sentais tout mon corps et transir et brûler. » Dans cette fixation pour un être que tout lui refuse, la passion trouve de quoi se repaître d’elle-même, en s’immortalisant dans la certitude d’un impossible écoulement du temps. Cette relation n’a pas le moindre futur crédible à l’horizon. Elle est inconvenante, horrible et presque incestueuse (elle est la belle-mère d’Hyppolite), mais il en va de même malheureusement selon Alquié dans les passions qui parviennent à persuader la personne aimée.
La passion désigne donc, pour Alquié qui suit, en cela (et en toutes choses d’ailleurs) la philosophie de Descartes, cette expérience que nous faisons parfois, comme Phèdre, d’une inclination, d’une perte de contrôle de la capacité qu’a habituellement notre volonté de décider de nos actes. Lorsque la passion nous assaille pour des sujets qui peuvent attendre, il faut selon Descartes « penser à autre chose » jusqu’à ce que la passion cesse, et lorsque elle se manifeste de façon plus urgente, il importe que nous prenions exactement la résolution contraire à ses incitations:
« Et lorsque la passion ne persuade que des choses dont l'exécution souffre quelque délai, il faut s'abstenir d'en porter sur l'heure aucun jugement, et se divertir par d'autres pensées jusqu'à ce que le temps et le repos aient entièrement apaisé l'émotion qui est dans le sang. Et enfin, lorsqu'elle incite à des actions touchant lesquelles il est nécessaire qu'on prenne résolution sur-le-champ, il faut que la volonté se porte principalement à considérer et à suivre les raisons qui sont contraires à celles que la passion représente, encore qu'elles paraissent moins fortes: comme lorsqu'on est inopinément attaqué par quelque ennemi, l'occasion ne permet pas qu'on emploie aucun temps à délibérer. »
La passion est fondamentalement mauvaise conseillère. Elle l’est par elle-même, parce qu’elle contredit notre volonté qui est infinie, c’est-à-dire à l’image de Dieu (idée de l’infini). La volonté décrit donc notre résolution à agir par nous-mêmes, spontanément, au sens étymologique: de notre propre mouvement. C’est le « Je pense du cogito » qui agit résolument quand il agit volontairement et son action s’oriente vers le futur. Lorsqu’au contraire, c’est la passion qui l’emporte, mon action absurdement se tourne vers ce qui de ma vie ne peut aucunement changer, à savoir mon passé. Ferdinand Alquié analyse dans la littérature toutes ces passions amoureuses qui, par ce jeu constant de renvois de symboles en symboles, s’assimilent toujours à un rappel de quelque souvenir du passé. Swann est amoureux d’Odette parce qu’elle lui rappelle l’une des filles de Jethro dans une fresque de Botticelli. Elle n’est ni son genre de femmes, ni vraiment de son milieu et ne manifeste aucune sensibilité extraordinaire pour l’art. Swann va ruiner sa vie pour une femme insignifiante, mais simplement « ressemblante ».
Comment expliquer l’absurdité de cet engouement? Par un désir qui ne se laisse aucunement raisonner ni arraisonner par la volonté du sujet, laquelle pourrait l’ouvrir à la perspective d’un authentique futur. Tout désir « pur » ne désire que l’Eternité, comme nous l’avons vu: ce que l’on désire parce qu’on le désire n’est plus de ce monde situé comme un objet accessible mais idéalisé, déplacé vers une dimension inaccessible et conséquemment à même d’alimenter sans fin un désir qui, en réalité, ne veut pas se satisfaire. Le désir rend impossible ce qu’il désire, il le situe hors du temps, dans l’Eternité. Ferdinand Alquié fait le rapprochement entre cette caractéristique du désir qui consiste au sens propre à « éterniser la quête vers son objet » et le désir nostalgique car finalement notre passé a un statut paradoxal dans le temps. Il ne pourrait exister si le temps ne passait pas mais une fois qu’il est, il ne passe plus. Notre passé est de notre vie ce qui touche à l’éternel parce que nous n’avons plus aucun pouvoir sur lui.
Dans le livre de Francis Scott Fitzgerald, Gatsby pourrait aimer Daisy pour ce qu’elle est, profiter de sa lassitude pour son mari Tom mais il est passionné et ce qu’il désire, c’est la Daisy « d’avant », d’il y a cinq ans, quand ils se sont rencontrés alors qu’il était un officier sans le sou. Sa passion tend vers un souvenir Eternel mais inaccessible. Gatsby est le portrait type du passionné, celui dont les traits correspondent exactement à la description de Ferdinand Alquié.
La pathologie de cette inclination réside fondamentalement dans le refus du temps, c’est-à-dire le refus inconditionnel et intransigeant de laisser le temps, c’est-à-dire la succession des instants s’insinuer dans l’amour éprouvé pour telle ou telle personne. Ce que le passionné aime de l’autre, c’est précisément ce qu’il va pouvoir assimiler à son passé. Le raisonnement d’Alquié est imparable dés lors que nous consentons à ce principe selon lequel l’éternité est la dimension de notre passé (Montaigne et Spinoza opposeraient ici en effet, que le temps de l’Eternité est le présent). Suivons le fil du raisonnement d’Alquié. Si la passion désigne ce désir fondamentalement nostalgique, il ne peut se tourner vers le passé de la personne aimée puisque c’est justement cette dimension dans laquelle aucune relation ne pourra se construire. C’est donc vers son passé qu’il s’oriente et cela se traduit par cet étrange prédisposition temporelle qui consiste à ne vivre le présent que pour en faire à l’avance ce qu’il a vécu. C’est ce que nous retrouvons trait pour trait dans notre désir de faire d’une fête un moment « inoubliable ». Rendre un évènement inoubliable, c’est d’avance vouloir l’ancrer dans notre passé, le vivre déjà comme « ayant été ». Les fêtes de Gatsby sont « inoubliables » mais personne ne sait vraiment pourquoi. Nick Carraway, le narrateur va recevoir en confidence l’aveu de Gatsby: il s’agit d’attirer Daisy et finalement de la prendre au piège de cette souricière temporelle qui consiste à redevenir absurdement celle qu’elle a été.
Gatsby ne peut aimer le passé récent de Daisy, et surtout pas la vie conjugale qu’elle mène avec Tom. Il ne désire qu’une chose: la ramener à son passé à lui et reprendre le fil de leur histoire, même si cette perspective n’a aucun sens, ni aucune direction où aller car on ne voit pas l’avenir d’un couple dont la seule réalité est celle d’un souvenir. Ce que désire Gatsby en réalité, c’est s’extraire du temps par des fêtes qui en font totalement perdre le sentiment.
Il ne l’aime pas vraiment, il aime son passé. Il ne souhaite que revivre cet instant dans lequel il s’est bercé de l’illusion d’être riche et aimé, et maintenant qu’il est riche, il souhaite redevenir celui qu’il fût. Il fait une fixation et les termes de Ferdinand Alquié résonne parfaitement, comme en écho avec son histoire: "il est désir de se retrouver et non de se perdre, d’assimiler Autrui et non de se donner à lui. Il est infantile, possessif et cruel. »
Ce caractère possessif, c’est bien celui que l’on reconnaît dans cette pseudo certitude de Gatsby selon laquelle Daisy n’a jamais aimé Tom, ce qui est faux comme elle finira par le reconnaître. C’est d’ailleurs à compter de cet instant qu’elle s’éloigne de son amant, préférant la médiocrité aveuglante de son époux, aussi infidèle qu’il soit. Fitzgerald avait un très gros problème avec la boisson, c’est dire s’il connaissait de l’intérieur les ressorts de l’addiction, et la passion de Gatsby n’en est pas moins une que l’alcool, parce que toute passion est refus du temps.
Dans le livre de Francis Scott Fitzgerald, Gatsby pourrait aimer Daisy pour ce qu’elle est, profiter de sa lassitude pour son mari Tom mais il est passionné et ce qu’il désire, c’est la Daisy « d’avant », d’il y a cinq ans, quand ils se sont rencontrés alors qu’il était un officier sans le sou. Sa passion tend vers un souvenir Eternel mais inaccessible. Gatsby est le portrait type du passionné, celui dont les traits correspondent exactement à la description de Ferdinand Alquié.
La pathologie de cette inclination réside fondamentalement dans le refus du temps, c’est-à-dire le refus inconditionnel et intransigeant de laisser le temps, c’est-à-dire la succession des instants s’insinuer dans l’amour éprouvé pour telle ou telle personne. Ce que le passionné aime de l’autre, c’est précisément ce qu’il va pouvoir assimiler à son passé. Le raisonnement d’Alquié est imparable dés lors que nous consentons à ce principe selon lequel l’éternité est la dimension de notre passé (Montaigne et Spinoza opposeraient ici en effet, que le temps de l’Eternité est le présent). Suivons le fil du raisonnement d’Alquié. Si la passion désigne ce désir fondamentalement nostalgique, il ne peut se tourner vers le passé de la personne aimée puisque c’est justement cette dimension dans laquelle aucune relation ne pourra se construire. C’est donc vers son passé qu’il s’oriente et cela se traduit par cet étrange prédisposition temporelle qui consiste à ne vivre le présent que pour en faire à l’avance ce qu’il a vécu. C’est ce que nous retrouvons trait pour trait dans notre désir de faire d’une fête un moment « inoubliable ». Rendre un évènement inoubliable, c’est d’avance vouloir l’ancrer dans notre passé, le vivre déjà comme « ayant été ». Les fêtes de Gatsby sont « inoubliables » mais personne ne sait vraiment pourquoi. Nick Carraway, le narrateur va recevoir en confidence l’aveu de Gatsby: il s’agit d’attirer Daisy et finalement de la prendre au piège de cette souricière temporelle qui consiste à redevenir absurdement celle qu’elle a été.
Gatsby ne peut aimer le passé récent de Daisy, et surtout pas la vie conjugale qu’elle mène avec Tom. Il ne désire qu’une chose: la ramener à son passé à lui et reprendre le fil de leur histoire, même si cette perspective n’a aucun sens, ni aucune direction où aller car on ne voit pas l’avenir d’un couple dont la seule réalité est celle d’un souvenir. Ce que désire Gatsby en réalité, c’est s’extraire du temps par des fêtes qui en font totalement perdre le sentiment.
Il ne l’aime pas vraiment, il aime son passé. Il ne souhaite que revivre cet instant dans lequel il s’est bercé de l’illusion d’être riche et aimé, et maintenant qu’il est riche, il souhaite redevenir celui qu’il fût. Il fait une fixation et les termes de Ferdinand Alquié résonne parfaitement, comme en écho avec son histoire: "il est désir de se retrouver et non de se perdre, d’assimiler Autrui et non de se donner à lui. Il est infantile, possessif et cruel. »
Ce caractère possessif, c’est bien celui que l’on reconnaît dans cette pseudo certitude de Gatsby selon laquelle Daisy n’a jamais aimé Tom, ce qui est faux comme elle finira par le reconnaître. C’est d’ailleurs à compter de cet instant qu’elle s’éloigne de son amant, préférant la médiocrité aveuglante de son époux, aussi infidèle qu’il soit. Fitzgerald avait un très gros problème avec la boisson, c’est dire s’il connaissait de l’intérieur les ressorts de l’addiction, et la passion de Gatsby n’en est pas moins une que l’alcool, parce que toute passion est refus du temps.
Personne ne peut « humainement » aimer une autre personne de cette façon. Le simple fait d’être ainsi "vénérée », idolâtrée avertit l’objet de la passion qu’elle n’est pas aimée pour elle-même, mais à titre de prétexte: elle n’est que l’occasion pour celui aime passionnément de s’aimer lui-même. L’essence de toute passion est narcissique et c’est en cela qu’elle marque une aliénation, un enfermement précisément parce qu’aucune altérité n’en est l’objet.
C’est précisément sur ce point que le roman de Fitzgerald touche au plus juste, car Daisy ne résiste pas à ce plaisir superficiel et mesquin d’être ainsi magnifiée, alors même qu’elle sait qu’elle ne l’est que pour de mauvaises raisons, ou plus exactement des raisons fausses. Elle se prête au jeu dont Gatsby va faire les frais. Un amour passion ne sort pas de celui qu’il éprouve, ne vise personne d’autre. Il s’obstine absurdement sur lui-même, sur une modalité d’approche du présent qui le transforme immédiatement et « déjà » en futur passé.
Le texte d’Alquié pose finalement un rapport entre l’acceptation d’autrui et l’acceptation du temps. Je ne peux vraiment aimer autrui qu’en aimant qu’il soit autrui, et je ne peux aimer Autrui qu’en acceptant en moi-même, pour moi-même d’être incessamment autre à celui que j’étais. Aimer l’autre, c’est accepter d’être autre et je ne peux réaliser cette acceptation que dans un flux temporel qui me rend autre à chaque instant de celui que je viens juste de cesser d’être, c’est ce que l’on appelle « le temps ». Finalement cela revient à accepter d’être « ni, ni »: ni celui que je ne suis plus ni celui que je ne suis pas encore. C’est en ce sens qu’il faut concevoir l’oubli de soi et de ce que l‘on fut comme condition d’un amour véritable, lequel pourrait être considéré comme une odyssée sans retour.
Conclusion
La seule condition qui, selon Alquié, puisse nous garantir le bonheur grâce à l’amour de l’autre réside donc dans le rapport adéquat au temps, dans son acceptation. Les témoignages d’amour éternel du passionné sont exactement le contraire de ce qu’ils semblent: à savoir les manifestations de l’engouement le plus narcissique et le plus dangereux qui soit précisément parce que le passionné se ferme à la seule dimension qui puisse rendre effectivement possible une relation à l’autre authentique, soit celle du temps. Consentir au temps, c’est accepter d’être autre à soi, et c’est le seul moyen de contribuer authentiquement au bonheur d’Autrui.
C’est précisément sur ce point que le roman de Fitzgerald touche au plus juste, car Daisy ne résiste pas à ce plaisir superficiel et mesquin d’être ainsi magnifiée, alors même qu’elle sait qu’elle ne l’est que pour de mauvaises raisons, ou plus exactement des raisons fausses. Elle se prête au jeu dont Gatsby va faire les frais. Un amour passion ne sort pas de celui qu’il éprouve, ne vise personne d’autre. Il s’obstine absurdement sur lui-même, sur une modalité d’approche du présent qui le transforme immédiatement et « déjà » en futur passé.
Le texte d’Alquié pose finalement un rapport entre l’acceptation d’autrui et l’acceptation du temps. Je ne peux vraiment aimer autrui qu’en aimant qu’il soit autrui, et je ne peux aimer Autrui qu’en acceptant en moi-même, pour moi-même d’être incessamment autre à celui que j’étais. Aimer l’autre, c’est accepter d’être autre et je ne peux réaliser cette acceptation que dans un flux temporel qui me rend autre à chaque instant de celui que je viens juste de cesser d’être, c’est ce que l’on appelle « le temps ». Finalement cela revient à accepter d’être « ni, ni »: ni celui que je ne suis plus ni celui que je ne suis pas encore. C’est en ce sens qu’il faut concevoir l’oubli de soi et de ce que l‘on fut comme condition d’un amour véritable, lequel pourrait être considéré comme une odyssée sans retour.
Conclusion
La seule condition qui, selon Alquié, puisse nous garantir le bonheur grâce à l’amour de l’autre réside donc dans le rapport adéquat au temps, dans son acceptation. Les témoignages d’amour éternel du passionné sont exactement le contraire de ce qu’ils semblent: à savoir les manifestations de l’engouement le plus narcissique et le plus dangereux qui soit précisément parce que le passionné se ferme à la seule dimension qui puisse rendre effectivement possible une relation à l’autre authentique, soit celle du temps. Consentir au temps, c’est accepter d’être autre à soi, et c’est le seul moyen de contribuer authentiquement au bonheur d’Autrui.
très intéressant !
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