dimanche 25 novembre 2018

Y-a-t-il une vertu spécifiquement politique?


« Il est manifeste, à partir de cela, que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’homme est un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard des circonstances, est soit un être dégradé soit un être surhumain […] Car un tel homme est du coup naturellement passionné de guerre, étant comme un pion isolé au jeu de tric trac. C’est pourquoi il est évident que l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire. Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; or seul parmi les animaux l’homme a un langage. Certes la voix est le signe du douloureux et de l’agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature, en effet, est parvenue jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de l’agréable et de se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester l’avantageux et le nuisible, et par suite le juste et l’injuste. Il n’y a en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres notions de ce genre. Or avoir de telles notions en communs c’est ce qui fait une famille et une cité. »                              Aristote


               Selon Aristote, «  l’homme est un animal spécifiquement politique ». Parce qu’il est doté par la nature d’un langage et non seulement des moyens de communiquer ses sensations, comme c’est le cas pour les animaux sociaux, il jouit de la possibilité de concevoir des idées générales sans laquelle aucun sens de l’intérêt collectif ne pourrait se manifester à lui. Cette aptitude à discerner dans ses actions le principe même de ce qui est bien et de ce qui est mal se perfectionne au fil de son existence citoyenne. Mais ce dont Aristote perçoit le mouvement comme continu, soit ce passage de l’acquisition de la vertu à son perfectionnement dans la cité, Platon le décrit au contraire comme problématique, car selon lui, « dans la vie publique, tous les hommes sont ennemis de tous les hommes, et que tout aussi bien dans la vie privée chaque individu est un ennemi pour lui-même (Lois, 626e) ». Il existe donc pour Aristote une vertu à vivre au sein d’une cité (politiquement) précisément parce que cette modalité collective d’existence perfectionne cette aptitude à être vertueux que la nature nous a donnée. Mais ce n’est pas pour autant qu’elle la crée de toutes pièces.


Or, l’histoire et l’évolution même de la notion de cité ou d’Etat ont posé à de nombreuses reprises la question de l’autonomie de la politique par rapport à la morale. Lorsque c’est l’intérêt supérieur d’un Etat qui est invoqué lors d’une situation particulièrement critique: révolution, crise ou menace de guerre civile, le présupposé d’une supériorité de l’Idée ou du principe sur l’évolution effective et concrète des évènements ne mériterait-il pas d’être remis en cause voire destitué? Ne serait-ce pas précisément le propre du politique que de redistribuer incessamment la donne de ce rapport entre des principes moraux indéfectibles et des actes qui devraient toujours s’y soumettre, entre la théorie et la pratique finalement? N’existerait-il pas une vertu, une forme d’habileté politique spécifique à soumettre des principes moraux à des situations politiques critiques? Cette spécificité ne décrirait-elle pas exactement les frontières d’une légitimité qui serait à même de s’imposer à tous au sein de ce cadre?

        Mais cette question ne saurait se limiter à la seule définition de la politique comme réflexion sur la souveraineté d’un Etat (les limites de l’autorité de la cité), car elle désigne aussi l’une de ces trois composantes de notre relation à la société: le social, l’économique et le politique. Selon Hannah Arendt, si nous réduisions le rapport que le citoyen entretient avec la communauté dans laquelle il s’inscrit à l’économique et au social, nous ne ferions qu’attendre du tout dont nous sommes une partie que de quoi nous nourrir, organiser les relations marchandes entre les citoyens, assister les plus démunis, bref veiller à la vie de chacun, voire à la survie. Dans la politique se joue autre chose que cette simple attention portée à l’existence physique des citoyens, à savoir leur liberté, leurs droits et leurs devoirs. Selon elle, ce que nous gagnons économiquement et socialement à être des citoyens d’un état, c’est la sécurité d’une vie organisée et finalement garantie, mais nous sommes crédités politiquement de plus que cela: un statut symbolique. Nous y gagnons une forme de reconnaissance, et c’est exactement cette spécificité qui justifie le basculement du féminin au masculin. 

« La liberté peut apparaître comme un don suprême que seul, l’homme, parmi toutes les créatures terrestres a reçu et dont nous prouver trouver les traces dans presque toutes nos activités. Ce don ne se développe néanmoins que lorsque l’action a créé son propre espace mondain où il peut, pour ainsi dire, sortir de l’ombre et faire son apparition. » C’est bien cette capacité élective et délibérative de l’être humain à s’inscrire pas ses actes et ses paroles dans une dimension au sein de laquelle son engagement compte qui définit proprement « le politique ».  Autant nous sommes naturellement déterminés biologiquement dans la nature, autant nous sommes libres dans le politique par ce que celui-ci désigne notre capacité à « faire monde" là où l’univers nous oppresse.
       

Le politique désigne encore autre chose: nous disons qu’une question est politique quand il est clair pour nous qu’elle ne saurait être d’ordre religieux, métaphysique ou spirituel. Le politique, c’est la négation de toute transcendance, de tout au-delà, c’est lorsque l’homme comprend qu’il n’y a pas de secours à attendre de Dieu, de la fortune, de la nature ou encore d’une quelconque finalité. Dans le « Politique », Platon décrit la métabolé, le mouvement révolutionnaire et mythologique au gré duquel finit par apparaître le monde tel que nous le connaissons. A l’âge d’or de Chronos succède l’âge de Zeus que nous pourrions considérer comme celui du politique. Zeus n’agit plus mais devient spectateur. Jacques Darriulat décrit précisément le processus de cette émancipation:
« La naissance du politique, c’est aussi son affranchissement du religieux. Le dieu ne se mêle pas de politique, et le politique est l’affaire des hommes entre eux. Le gouvernement est alors l’organisation du réseau des échanges qui tissent les liens multiples qui font de la cité une cité. Il évoque un tisserand qui fait s’entrecroiser des milliers de fils pour former un tissu solide. »
        Nous pouvons donner à cette émancipation une autre dimension que mythologique. Platon utilise alors la comparaison avec l’art du tisserand: le politique c’est l’art de tresser, de composer avec tous les fils de façon à ce qu’ils tiennent tous ensemble dans un ouvrage commun. Le politique désigne dés lors bien autre chose que le rapport à une autorité, ou à une totalité, il définit ce mouvement dans lequel l’homme renonce à tout processus d’auto-légitimation de quelque autorité que ce soit. Il n’est plus question de faire valoir un principe d’antériorité de Dieu, de la Nature ou du destin. L’homme fait ce qu’il peut dans un monde au sein duquel rien n’existe plus par soi-même, ni Dieu, ni substance, ni « je pense ». La politique c’est le « c’est ainsi que les hommes vivent (Aragon)…ensemble », ou tentent de le faire. Dans ce monde déserté de toute référence à Dieu, à un Cosmos ordonné, à un sens préétabli dont nous aurions à respecter les décrets, y’a-t-il encore de la place pour l’affirmation d’une vertu? Peut-on concevoir comme une vertu cette capacité de l’homme à "se débrouiller », à faire des arrangements, c’est-à-dire de la politique parce que l’on ne croit plus en rien? Peut-on parler d’une vertu s’il n’y plus de morale?
       
La question de savoir s’il existe une vertu spécifiquement politique peut donc se décliner au gré de ces trois définitions différentes du politique:
Une autorité peut-elle se prévaloir de tout ce qui la justifie politiquement (l’exercice de la souveraineté sur le peuple, la gestion d’une population, l’évitement de toute guerre civile et de tout désordre) pour légitimer comme vertueuse une action utile mais immorale? Une vertu politique peut-elle se concevoir indépendamment de toute référence morale?
Ce privilège dont seul l’homme semble avoir été crédité de pouvoir créer un monde, une instance délibérative, décisionnelle et exécutive au sein duquel toute action et parole humaine revêt un « sens » justifie-t-il que nous considérions comme vertueux tout ce qui s’y effectue (pour Hannah Arendt, la liberté retrouve dans cette dimension son sens initial de spontanéité, de création, de nouveauté, voire de miracle)?
Si la politique désigne l’affranchissement de l’homme de toute référence à une transcendance, à des valeurs, à des principes métaphysiques. Est-ce encore de vertu dont il peut être question (puisque la connotation morale de ce terme sous-entend le passage d’une pensée ou d’un acte au crible de la distinction du bien et du mal). Si la politique définit ce qui commence quand l’homme rompt avec tout processus d’auto-légitimation ou de fondation d’un acte par des valeurs, est-ce vraiment du qualificatif de « vertueuse" que pourra s’honorer une action politique?
        Dans chacune de ces trois définitions, nous essayerons de prendre en considération le glissement étymologique de la notion tel que Machiavel l’a initié dans « le prince », la vertu ne désignant plus seulement la disposition à agir conformément à une certaine conception du Bien, mais aussi la force (vir), l’habileté d’une action à composer avec toutes les données d’une situation pour parvenir à ses fins (virtu).

      

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