«L'expérience m'a encore appris
ceci, que nous nous perdons d'impatience. Les maux ont leur vie et leurs
bornes, leurs maladies et leur santé.... Il ne faut ni obstinément s'opposer
aux maux, ni leur succomber mollement, mais leur céder naturellement, selon
leur condition et la nôtre... laissons faire un peu la nature : elle entend
mieux ses affaires que nous... Il faut apprendre à souffrir ce qu'on ne peut
éviter. Notre vie est composée, comme l'harmonie du monde, de choses contraires
et de divers tons, doux et âpres, aigus et plats, mols[1] et
graves. Le musicien qui n'en aimerait que les uns, que voudrait-il dire ? Il
faut qu'il sache s'en servir en commun et les mêler. Et nous aussi les biens et
les maux, qui sont consubstantiels[2] à notre
vie (...) Je hais qu'on nous ordonne d'avoir l'esprit aux nues[3], pendant
que nous avons le corps à table. Je ne veux pas que l'esprit s'y cloue ni qu'il
s'y vautre, mais je veux qu'il s'y applique... Quand
je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; voire et quand je me promène
solitairement en un beau verger, si mes pensées se sont entretenues des
occurrences[4]
étrangères quelque partie du temps, quelque autre partie je les ramène à la
promenade, au verger, à la douceur de cette solitude et à moi. Nature a
maternellement observé cela, que les actions qu'elle nous a enjointes[5]
pour notre besoin nous fussent aussi voluptueuses, et nous y convie non
seulement par la raison, mais aussi par l’appétit: c'est injustice de corrompre
ses règles. Quand je vois et César et Alexandre, au plus épais de leur grande
besogne, jouir si pleinement des plaisirs naturels, et par conséquent
nécessaires et justes, je ne dis pas que ce soit relâcher son âme, je dis
que c'est la roidir[6], que
de soumettre, par la vigueur du courage, à l'usage de la vie ordinaire ces
violentes occupations et laborieuses pensées (…) Nous sommes de grands fols : «
II a passé sa vie en oisiveté, disons-nous ; je n'ai rien fait d'aujourd'hui. –
Quoi, avez-vous pas vécu ? C'est non seulement la fondamentale,
mais la plus illustre de vos occupations. - Ah ! si on m'avait donné l'occasion de traiter de grandes
affaires, j'aurais montré ce que je savais faire. - Avez-vous su méditer et
conduire votre vie ? Alors vous avez fait la plus grande besogne de
toutes." Composer nos mœurs est notre office[7], non pas
composer des livres et gagner des batailles et des provinces, mais l'ordre et
tranquillité à notre conduite. Notre
grand et glorieux chef-d'œuvre, c'est vivre à propos... Il n'est rien si
beau et légitime que de faire bien l'homme et dûment[8], ni
science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie ; et de
nos maladies la plus sauvage, c'est mépriser notre être. C'est une absolue perfection,
et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être.
Essais. Montaigne. 1588
Questions :
1) En vous aidant des citations suivantes, justifiez que
l’inspiration de ce passage des essais est à la fois épicurienne et stoïcienne
(faites le lien avec les passages du texte qui vous semble correspondre à ces
courants philosophiques) :
« C’est pourquoi nous disons que le plaisir est le
commencement et la fin de la vie heureuse. (129) En effet, d’une part, le
plaisir est reconnu par nous comme le bien primitif et conforme à notre nature,
et c’est de lui que nous partons pour déterminer ce qu’il faut choisir et ce qu’il
faut éviter ; d’autre part, c’est toujours à lui que nous aboutissons, puisque
ce sont nos affections qui nous servent de règle pour mesurer et apprécier tout
bien quelconque si complexe qu’il soit. »
Lettre
à Ménécée – Epicure
« Et
tu veux que sur la plus grande et la plus importante de toutes les choses, je
veux dire la liberté, on voie régner le caprice et la fantaisie ? Non, mon ami
: la liberté consiste à vouloir que les choses arrivent non comme il te plaît,
mais comme elles arrivent. »
Manuel
– Epictète (Stoïcien)
2) Que veut dire Montaigne lorsqu’il utilise l’image de
la musique (« Notre vie est composée, comme l’harmonie du monde… ») ?
3) « Quand je danse, je danse, quand je dors, je
dors… » : comparez le sens de ce passage (jusqu’à « la douceur
de cette solitude et à moi. » avec ce que dit Pascal dans les pensées
(« Nous ne tenons jamais au temps présent »)
4) Montaigne veut-il nous dire que César et Alexandre
sont grands par leurs conquêtes ? Expliquez
5) En quoi consiste notre folie ? (« nous
sommes de grands fols »)
6) Reprenez les deux dialogues : (« je n’ai
rien fait aujourd’hui… » et « ah ! Si on m’avait donné
l’occasion de traiter de grandes affaires … » en décrivant l’attitude que
Montaigne critique en chacun d’eux.
7) Expliquez les dernières phrases du texte: « Notre
grand et glorieux chef-d'œuvre, c'est vivre à propos... Il n'est rien si beau et légitime que de faire bien l'homme et
dûment, ni science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie
; et de nos maladies la plus sauvage, c'est mépriser notre être. C'est une
absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être. »
En quoi nous permettent-elles d’apporter une réponse à la
question : « Faut-il attendre d’être heureux ? »
8) Situez la position de Montaigne sur le bonheur par
rapport à l’attitude de John Marcher dans « la bête dans la jungle »
et par rapport à Pascal. Laquelle de ces trois attitudes vous semble-t-elle la
plus pertinente ? Pourquoi ?
[1] Mols : mous
[2] Consubstantiels : propres à
notre vie, inhérents à elle
[3] l’esprit aux nues : l’esprit
dans les nuages
[4] Occurrences : de sujets
extérieurs (à la promenade)
[5] enjointes : imposées
[6] la roidir : la raidir, la
rigidifier
[7] notre office : c’est notre
travail, ce qui nous revient comme tâche à accomplir
[8] dûment : correctement
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