Nous n’attendons rien
d’autre de la vie que le bonheur de la vivre. Mais derrière ce terme se
dissimulent de nombreuses ambiguïtés car il ne semble pas que nous puissions
appliquer au bonheur la même modalité d’acquisition que celle que nous avons
l’habitude d’utiliser quand nous nous efforçons d’acquérir un objet ou de mener
à bien un projet. Nous ne discernons pas la possibilité d’imposer au bonheur
les contours stricts d’un objet ou d’une situation que nous pourrions
considérer comme la clé de notre satisfaction perpétuelle. Telle expérience qui
m’a ravi hier me dégoûte aujourd’hui. Être heureux ne dépend pas d’un objet ou
d’une situation mais de la capacité qui est notre de nous en satisfaire ou pas.
Il n’est donc pas question d’être heureux de vivre telle ou telle expérience
mais de se rendre heureux à
l’occasion de tel ou tel événement. Finalement c’est tout le sens de la
distinction entre être et avoir : le bonheur ne réside pas dans l’objet ou
la situation que l’on « a », mais dans le contentement d’être celui
ou celle que l’on est. Tout bonheur
désigne une jouissance mais contrairement au plaisir dont la satisfaction est
provoquée par un bien ou une action extérieure, le bonheur manifeste une capacité
du sujet à se rendre heureux à l’occasion de…n’importe quoi. Le bonheur n’est
pas causé, ni stimulé. On peut avoir tout pour être heureux : de l’argent,
de la sécurité, des amis, une bonne santé, etc, sans l’être, précisément parce
que rien du bonheur ne peut se stimuler « de l’extérieur » du sujet.
Mais comment l’atteindre sans le provoquer ? Comment pouvons nous tendre
vers un état dont on sait que ce n’est pas en le stimulant, en s’efforçant de
le créer qu’on en jouira ? Ne serait-il pas logique de patienter, de
renoncer simplement à tout effort en vue d’être heureux pour l’être en effet,
comme une femme dont l’amant jouirait d’autant plus de s’en rapprocher qu’il
aurait une fois pour toutes renoncer à lui faire la cour ?
Indiscutablement le bonheur constitue un idéal qui nous impose une modalité
d’approche paradoxale à laquelle nous ne sommes pas habitués au sein d’une vie
quotidienne dans laquelle « on n’a rien sans rien. » Le fait que le
bonheur ne soit pas un objet, une situation précise définissable signifie-t-il
qu’il n’a aucune existence, qu’il n’est rien et de ce fait ne consiste que dans
l’acte de l’attendre, ou bien qu’il est tout, au contraire, c’est-à-dire déjà
là, aveuglant de présence, auquel cas rien ne serait plus absurde que de
l’attendre. Il nous reviendrait de lui prêter attention, de
« re-marquer » son efficience, son évidence comme un invité discret
et permanent dont on aurait jamais perçu qu’il était là, à force de se
confondre avec le décor. Le bonheur indiscutablement a à voir avec l’attente,
mais quelle attente ? Celle qui nous incite à être attentiste ou celle qui
nous recommande d’être attentif ? Le bonheur est-il affaire de
patience, de perception ou de
renoncement ?
Plan : Le plan consiste ici à envisager successivement quatre perspectives
reliant l’attente et le bonheur : 1) le temps 2) l’attention 3) le désir
4) le Sens
1) L’attente : l’attentisme comme mode d’existence
a)
Différer de vivre (« La bête dans la jungle » – Henry James)
b) Non-coïncidence entre la
conscience et le présent (Pascal)
Transition sur le présent
2) « Vivre à propos »
a)
L’attention au présent – Montaigne : notre plus grand et glorieux
chef d’œuvre
b) L’attention au corps et le
travail sur soi – Epicure et la sélection des désirs
Transition sur le désir
3) Cet obscur objet du désir (c’est le titre d’un film de Luis Bunuel)
a)
« Le désir n’a pas d’objet » Jacques Lacan (distinction Besoin
/ Désir / Volonté : insister sur la capacité du désir à se désirer
lui-même. Il n’a pas d’objet)
b) Ce que le désir crée dans l'attente – Jean-Jacques Rousseau et Sigmund Freud
c)
La réhabilitation de John Marcher. Si le désir n’a pas d’objet et si
seul le désir peut prendre sur lui cette quête du bonheur (puisque le bonheur
n’est pas définissable), alors John Marcher et May Bartram ont trouvé le
bonheur (ils se sont aimés à leur façon)
Transition sur le
sens : aussi absurde qu’elle puisse paraître, la vie de John Marcher avait
une direction, un sens.
4) La croyance au bonheur et le sens de la vie
a)
Se soustraire à la quête de bonheur pour en jouir par la contemplation
(Schopenhauer et le vouloir-vivre)
b)
Refuser au bonheur tout droit de cité pour donner à sa vie un sens moral
(Emmanuel Kant)
c) « Le livre de
Job » : croire en Dieu même quand il fait défection parce que sans
sens, notre existence ne serait pas lisible. Le bonheur désigne peut-être
davantage notre aspiration à mener UNE vie que celle d’en jouir.
Conclusion : Contre le cycle éternel du Vouloir Vivre
Schopenhauerien, on peut invoquer la sérénité du retrait de Pénélope tissant et
retissant sa toile dans une expectative qui rompt le fil et la temporalité de l’épopée.
Nous retrouvons ici Montaigne : vivre est notre plus glorieux chef d’œuvre :
le bonheur est une attention que l’on porte à l’infra-ordinaire (Georges
Pérec).
Que le bonheur soit imprévisible,
improgrammable, résistant à toute tentative de rationalisation, c’est bien ce
qui apparaît dans son étymologie : augurium : le bon signe, le bon
augure, l’heur. En langage soutenu, avoir l’heur désigne le fait d’avoir la
chance. Le bon heur signifie donc la circonstance hasardeuse favorable, la
chance, le destin heureux. C’est indiscutablement ce qui ne dépend pas de nous.
On peut donc attendre le bonheur comme on attend des circonstances favorables,
sachant qu’il n’est rien que l’on puisse faire pour provoquer sa venue. Le
bonheur est une fatalité mais en bien. Mais que pourrait signifier l’attente de
ce coup du sort heureux ? Une passivité totale, un renoncement à l’action,
une patience. Mais le verbe latin « attendere » d’où vient
« attendre » signifie aussi prêter attention à…L’attente n’est pas
vide. Dans son renoncement à l’action, l’homme qui attend mobilise d’autres
forces comme celle de l’imagination, du désir, du fantasme. Nous n’attendons
jamais un événement sans l’anticiper, c’est-à-dire sans nous faire à l’avance
une certaine idée de ce qu’il va être de telle sorte que sa réalisation
effective se produira pour nous sur le fond d’une certaine représentation de ce
qu’il devrait être à nos yeux. L’attente nous a donné le temps de fantasmer, de
parer l’objet de notre attente de toutes les perfections que nous espérons lui
voir revêtir en fait. De ce substitut à l’objet que nous nous sommes donnés à
nous-mêmes par le rêve et le fantasme, il sera d’autant moins facile de se
débarrasser qu’il est intégralement le fruit de notre travail de
cristallisation, d’embellissement.
Ce travail qui est
exactement celui du désir donne une nouvelle dimension à cette notion d’attente
car la question se pose de savoir, au vu de cette extrême indétermination du
bonheur, de l’impossibilité dans laquelle nous nous trouvons de lui donner, si
finalement le substitut ne serait pas supérieur à l’original, c’est-à-dire si
l’attente du bonheur ne pourrait pas finalement définir le bonheur même.
Faut-il attendre d’être heureux sachant qu’en y renonçant nous pourrions bien
finalement renoncer au seul bonheur qui nous soit accessible : celui de la
perspective toujours remise à plus tard de l’être en effet, mais aussi celui de
cette construction fantasmatique d’un bonheur rêvé.
Mais ne
serait-ce pas là le piège du bonheur ? Que gagnons nous à fantasmer ce que
nous ne vivrons jamais, pire : ce dont l’approche fantasmatique rend
purement impossible la jouissance réelle ? Si le bonheur ne peut être
qu’attendu, c’est qu’il ne peut être que désiré et s’il n’est que désiré, il ne
sera jamais vécu parce que le désir idéalise son objet au lieu de nous le
rendre accessible. Par conséquent, nous devons impérativement ne pas attendre
le bonheur, court-circuiter ce temps de l’attente prétendument rempli de la sagesse de la patience et
réellement saturé par la démesure de l’excitation.
Toutefois
la question se pose de savoir si une existence ainsi revenue de l’illusion de
désirer le bonheur ne reviendrait pas durement à une vie sans espoir ni
perspective. Derrière cet idéal du bonheur et ce paradoxe qui vient d’être
relevé d’une attente toute à la fois incompatible avec sa réalisation
effective mais productrice d’une
multitude de substituts, ne serait-ce pas finalement la notion même de
« sens » qui se profilerait à l’horizon de nos existences. Aussi illusoire que soit le fait d’être un
jour heureux, la perspective du bonheur et la construction fantasmatique qui
s’effectue dans la suspension de son attente garantiraient une direction, une
pertinence, une lisibilité. Il faudrait alors attendre le bonheur parce que
rien ne pourrait s’unifier de notre existence hors de ce « fil là ».
1) L’attente :
l’attentisme comme mode d’existence
a) La vie différée ("La bête dans la jungle" Henry James)
Dans son
œuvre : « La bête dans la jungle », Henry James décrit
l’aventure d’un couple étrange qui se forme dans l’attente d’en constituer vraiment un. John Marcher est convaincu que
quelque chose d’exceptionnel va lui arriver. C’est un pressentiment dont il ne
s’ouvre à personne si ce n’est à une « connaissance » : May
Bartram qu’il retrouve un jour par hasard après s’être rencontré lors d’un
voyage en Italie bien plus tôt. Elle accepte non seulement ce rôle de
confidente mais aussi de rester avec lui « aux aguets » de cet
événement mystérieux dont il est persuadé qu’il lui arrivera. Le lien de leur
amitié se constitue entièrement dans le fil de cette attente mystérieuse dont
ils entretiennent chastement, intensément, l’excitation.
- « Vous m’avez dit que
depuis votre plus tendre enfance, vous aviez, au lus profond de vous,
l’impression d’avoir été choisi pour quelque chose d’exceptionnel et
d’étrange…qui serait peut-être prodigieux, terrifiant, et qui devrait vous
arriver tôt ou tard…Que vous en aviez le pressentiment et la conviction intime
et que peut-être vous y succomberiez….Est-ce quelque chose que vous n’aurez
qu’à subir ?
- Disons plutôt quelque
chose qu’il faut attendre et à quoi il faut faire bon visage quand elle surgira
soudainement dans ma vie. Il se peut que cette chose détruise toute conscience
de ce que j’étais et m’anéantisse ou, au contraire, que je reste le même et que
je doive affronter toutes les conséquences d’une entière métamorphose de mon
univers familier. (…)
- Mais ce que vous décrivez
ne serait-ce pas tout simplement l’espoir ou plutôt la peur si souvent répandue
de tomber amoureux ?
- Si c’était cela, je pense
que je le saurais
- Ah ! Vous êtes déjà
tombé amoureux. C’est ça ? Mais il n’y a pas eu de grand cataclysme ni de
grande révolution
- Non malheureusement. J’ai
été amoureux sans succomber totalement.
- C’est que vous n’étiez pas
vraiment amoureux.
- Pourtant je croyais
l’être. J’ai cru jusqu’à aujourd’hui que j’avais été amoureux. Ce fut un
épisode agréable, merveilleux et pitoyable à la fois mais il n’y avait rien
d’étrange. Rien à voir avec ce qui doit m’arriver.
- Vous voulez donc quelque
chose qui vous soit propre et que personne n’ait jamais éprouvé avant
vous ?
- La question n’est pas de
savoir ce que je veux. Dieu sait que je ne veux rien du tout. Non, tout est
dans cette inquiétude qui m’habite et avec laquelle je dois vivre jour après
jour.
- Avez-vous l’impression que
quelque chose de violent va vous assaillir ?
- Je ne l’envisage pas comme
quelque chose de violent mais plutôt comme quelque chose de naturel,
immédiatement reconnaissable. Je l’envisage comme « la » chose qui
doit m’arriver et quand elle arrivera, elle paraîtra naturelle.
- Mais comment voulez-vous
qu’elle soit à la fois naturelle et étrange ?
- Elle ne sera pas étrange
pour moi.
- Mais alors pour qui ?
- Pour vous, par exemple,
répondit-il en souriant.
- Pour moi, mais alors, je
serai présente ?
- Mais vous l’êtes déjà
puisque vous êtes au courant
- Je vois. Mais je voulais
parler le jour de la catastrophe.
- Il ne tient qu’à vous…si
vous restez aux aguets avec moi.
(…)
- Je resterai aux aguets
avec vous »
John Marcher est un être
sensible, intelligent, cultivé mais cela ne l’empêche pas d’être totalement
aveugle et inconscient de tout ce que cet échange recèle comme
sous-entendu : à savoir que May Bartram est suffisamment amoureuse de lui
pour adhérer avec lui à cette fiction de l’événement exceptionnel à venir, pour
attendre avec lui « cette chose » que l’on pourrait finalement
concevoir comme étant l’existence assumée, prise, vécue et savourée pour ce
qu’elle est, la vie même, l’amour et le bonheur tout ensemble
(« « la » chose qui doit tous nous arriver, et quand elle
arrivera elle nous semblera naturelle » : qu’est-ce que cela peut
être si ce n’est la joie de vivre enfin, de s’assumer et de se reconnaître dans
ce que l’on vit, de s’accepter tel que l’on est, parce que c’est ça
« maintenant »). Mais c’est précisément la modalité d’être de John
Marcher que de choisir de vivre en différé, de remettre éternellement à plus
tard le moment de vivre enfin, d’être amoureux, de jouir, d‘aimer May Bartram.
Celle-ci comprend ce pli, cette structure d’existence de John Marcher et
décide, puisque c’est tout ce qu’il lui offre, de la partager avec lui. Ils
attendront ensemble de vivre cet événement qui se trouve être en réalité et
paradoxalement le fait qu’ils soient ensemble, c’est-à-dire qu’ils s’aiment
mais, de cette évidence, elle seule en est consciente, parce John Marcher est
trop obsédé par le lendemain, trop occupé à croire que l’événement est toujours
à venir (alors qu’il est toujours déjà venu). On voit bien qu’elle essaye
inutilement de le mettre sur la voie en évoquant l’amour, mais il se ferme
immédiatement à cette possibilité par déni probablement.
« - Vous voulez donc
quelque chose qui vous soit propre et que personne n’ait éprouvé avant
vous ? » lui demande-t-elle à très juste raison car qu’est-ce que
cela : une chose qui nous soit propre et que personne n’ait éprouvé avant
nous ? C’est exactement tout ce que nous appelons les expériences
« existentielles » : la vie, l’amour, la mort, tout ce qu’il est
absolument impossible à qui que ce soit d’autre d’éprouver à notre place, tout
ce qui ne peut être communiqué, ni « partageable ». Finalement cet
événement dans le retardement duquel John Marcher choisit de se situer, c’est
tout simplement l’expérience d’ « Être » vraiment John Marcher,
et nous serions bien mal inspirés de nous moquer de lui car ce trouble est
probablement l’un des plus répandus parmi ces animaux conscients que nous
sommes.
May Bartram accepte donc de
vivre non dans l’attente de cet événement qui se trouve être en réalité
l’évidence de leur amour mutuel mais dans l’attente de la prise de conscience
par John Marcher que ce qu’il attend demain est déjà en train de se réaliser aujourd’hui.
Il attend tellement de vivre demain qu’il ne perçoit pas que rien jamais ne se
produit dans un autre moment que celui du présent, de ce qui est train
d’advenir. Cette prise de conscience se produira bel et bien mais seulement sur
la tombe de May Bartram. Venu se recueillir sur la sépulture de son amie, il
voit un homme pleurant la mort de sa femme et réalise alors en un éclair
l’horreur de ce qui lui est bel et bien arrivé sans qu’il l’ait vu :
« Maintenant
l’illumination avait commencé et jetait ses flammes jusqu’au zénith et ce qu’il
regardait d’un air hébété n’était autre que le vide bruyant de son existence.
Il fixait ce vide, soupirant et souffrant. Désemparé, il se retourna et en se
retournant, il vit les caractères gravés se détacher plus nettement que jamais
dans le livre ouvert de sa propre histoire. Le nom inscrit sur cette page le
frappa de la même manière que l’avait
frappé le visage de l’inconnu et il comprit
brutalement que ce qu’il avait laissé
passer, c’était elle, May Bartram. C’était là l’horrible secret, la réponse à
tout ce qui s’était passé, la vision dont l’effroyable limpidité le glaça d’un
froid aussi grand que celui de la tombe qui était à ses pieds. »
Lui avait attendu cet
événement étrange qu’est finalement l’instant venu de vivre vraiment, et elle
patiemment et vainement avait attendu qu’il se rende compte qu’il n’y a avait
rien à attendre, mais juste à percevoir l’amour qui nécessairement les liait
l’un à l’autre dans l’efficience de cette attente partagée d’un événement
dépourvu de la moindre chance de se produire jamais. John Marcher n’aura jamais
rien connu d’autre que de la vie différée, procrastinée, attendue.
Ce que l’on peut retenir de
cette terrifiante nouvelle réside précisément dans l’ambiguité propre à la notion
même d’attente. A force d’être attentiste, John Marcher a manqué d’attention.
La vérité est même encore plus complexe : c’est à force d’être
exclusivement attentif à ce dont il pense que cela va arriver qu’il n’a pas été
attentif à ce qui était en train d’arriver. Le malheur de John Marcher ne
réside aucunement dans un coup du sort qui l’aurait frappé de l’extérieur,
comme une fatalité à laquelle il ne pouvait rien. C’est tout le contraire :
son malheur, c’est de ne pas avoir saisi le bon heur, la bonne chance, l’incroyable
faveur dont il jouissait en compagnie de « cette camarade de guet » acceptant
avec lui de faire le pied de grue pour un rendez-vous qui n’avait jamais cessé
d’être déjà en train de se dérouler. C’est l’attente de l’événement qui l’a
empêché de jouir du bonheur de le vivre.
C’est encore trop peu de
dire que John Marcher a « raté l’occasion », il a fait bien pire que
ça : il a adopté une démarche, une modalité d’être aux aguets du futur qui
lui interdit de saisir le présent, comme s’il remettait sans cesse à plus tard
le moment d’être et, comme nous l’avons vu, il se pourrait bien que la bête
soit exactement cela : l’existence, la présence, l’attention portée au
présent et rien qu’à lui puisque nous ne vivons jamais qu’à ce seul temps là.
b)
La non
coïncidence entre la conscience et le présent (Pascal)
Mais dans
quelle mesure John Marcher ne se serait-il pas comporté de cette façon pour la
seule et bonne raison qu’il est un homme, à savoir, par définition, un animal
conscient doté de la capacité d’instaurer une distance à l’égard de ce qu’il
vit mais marqué de ce fait de l’incapacité à la vivre réellement,
directement ? Le mal dont il souffre ne serait-il pas celui-là même que
nous avons « hérité » d’Adam et Eve décidant de manger le fruit de l’arbre
de la connaissance du bien et du mal et chassés, à cause de cette faute du
jardin d’Eden ?
« Nous ne tenons jamais au temps présent, dit Pascal, nous
anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou
nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudents que
nous errons dans les temps qui ne sont point nôtres et ne pensons point au seul
qui nous appartient, et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et laissons
échapper sans réflexion le seul qui subsiste. » John Marcher se retient de
vivre et d’aimer. Il maintient May Bartram dans cette posture d’attente et
c’est par amour pour lui, cet amour qu’elle aimerait tant qu’il réalise enfin,
qu’elle accepte cette mise en retrait. Mais cette attitude ne serait pas
praticable sans être relayée, effectuée par cette faculté de dédoublement que
nous appelons la conscience. Qui de nous, en effet, ne s’est pas déjà fait la
réflexion qu’il était heureux à telle ou telle époque de son passé, sauf qu’il
l’ignorait. La pensée de Pascal éclaire l’évocation de ce souvenir d’un effet
d’évidence difficile à contester : c’est précisément parce que nous ne le
savions pas que nous étions heureux. L’aurions-nous su que nous ne l’aurions
pas vécu. En d’autres termes, l’effet rétrospectif de ce bonheur ancien est
tout sauf accidentel. Ce n’est pas un hasard si je me rends compte aujourd’hui
que j’étais heureux hier : on est toujours heureux hier ou on se dit qu’on
le sera demain, mais nous ne pouvons pas l’être maintenant sans court-circuiter
en nous la seule instance à même de nous le « rapporter », de nous en
donner le témoignage, parce qu’un bonheur rapporté n’en est plus un.
« Ainsi dit Pascal, nous ne vivons jamais mais nous espérons de
vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne
le soyons jamais. » C’est la liaison de ces deux perspectives : celle
de la vie et du bonheur qu’il importe de remarquer ici, car Pascal suggère que
le bonheur ne consiste aucunement dans un événement favorable qui se
manifesterait à notre présent, de l’extérieur, mais c’est le fait de se
disposer, c’est-à-dire de se préparer, de se projeter dans un avenir heureux
qui en fait nous rend malheureux parce que le mouvement même de cette
anticipation nous arrache à la seule dimension qui peut nous le procurer, à
savoir le présent. Ce faisant, Pascal, fidèle à lui-même, pointe
l’inconséquence, l’absurdité de la condition humaine, toute à la fois digne,
perfectible et supérieure grâce à sa
conscience, mais à cause de cette même faculté condamnée au malheur d’un
bonheur souvenu ou envisagé mais jamais vécu. Le bonheur, ce n’est probablement
rien d’autre que l’adhésion d’un être à son temps, c’est-à-dire quelque chose
de purement formel, non pas une chose, une expérience précise mais une façon
d’être au temps qui peut s’adapter à toute expérience, à savoir la vivre au
présent.
De la sorte, nous pouvons mieux comprendre pourquoi le bonheur est si
difficile à définir, pourquoi il n’est pas possible de le provoquer : dans
la plupart de nos objectifs, nous misons sur la succession des instants :
mettre en œuvre aujourd’hui les moyens d’acquérir ce que j’obtiendrai demain,
mais sur quoi repose ce processus ? Sur la certitude que les instants sont
divisibles, sur la capacité de ma conscience de découper le temps en
aujourd’hui et demain, sur la certitude que demain succédera à aujourd’hui.
Or cette certitude, aussi fondée soit-elle dans l’organisation de notre
vie sociale et professionnelle, est fausse parce que la vérité c’est que demain
est la continuité d’aujourd’hui et que c’est précisément parce que le flux du
temps est continu et indivisible que demain, en effet « arrivera »,
mais pas du tout comme un autre instant : comme le prolongement sans
rupture de l’instant d’aujourd’hui. Cela signifie que demain est déjà
implicitement compris dans aujourd’hui. L’idée de mettre en œuvre aujourd’hui des
moyens pour demain suppose que la distinction des moyens et des fins recoupe
parfaitement la distinction entre aujourd’hui et demain mais dés lors que l’on
réalise que cette dernière est fausse, le protocole « Moyens/
Objectifs » s’effondre par là-même.
C’est très exactement ce que dit Pascal quand il
affirme : « Le présent n’est jamais notre fin. Le passé et le
présent sont nos moyens, le seul avenir est notre fin. » La conscience
nous conduit à segmenter la durée alors que celle-ci est continue. Nous ne
cessons dés lors de nous préparer à quelque chose, à un grand événement sans
nous apercevoir qu’il est déjà en train de devenir dans le flux même de notre
présent. Plutôt que de nous préparer à vivre quelque chose qui arrivera, nous
devrions nous rendre attentifs à ce qui de cette chose est nécessairement déjà
en train d’être dans notre présent.
Dans la nouvelle de Henry James, May Bartram dépérit littéralement dans
cet espace aménagé par John Marcher en marge de la véritable existence, de
l’expérience de cet amour authentique qui, avec une évidence aveuglante, les
unit. Mais lui finit par avoir la conviction qu’elle sait quelque chose sur cette
bête qui l’attend, quelque chose que lui ignore. Il est assailli par le doute
et il lui en fait part :
« - Est-ce que
vous me dites la vérité ou est-ce que j’ai été plus idiot qu’il ne m’est
possible de l’imaginer ? Vous êtes sûre que je ne suis pas laissé bercer
par une vaine illusion…Une illusion idiote ? Vous êtes sûre que je n’ai
pas entendu pour me voir au bout du compte fermer la porte au nez ?
- Quoi qu’il en soit
ce ne sera pas le cas, quelle que soit la réalité qui vous attend, la porte
n’est pas fermée, elle est ouverte au contraire.
- Alors quelque
chose va arriver ?
Elle se fit prier à
nouveau tout en gardant son doux regard posé sur lui :
- Il n’est jamais
trop tard »
Ce dialogue s’éclaire dés lors que nous réalisons le temps à partir
duquel chacun des deux personnages se situe : autant John parle toujours
du futur, de la « chose », du danger de se voir fermer la porte, de
ce que May sait au sujet de ce qui va arriver, autant May répond à partir du
présent au sujet du présent. Il n’est jamais trop tard parce qu’il partage en
cet instant un moment présent, mais John aveuglé par son angoisse, par son
obsession pour l’avenir ne voit pas que May lui suggère d’exister vraiment
maintenant en lui avouant le sentiment qu’il a pour elle. Il n’est jamais trop
tard pour vivre…tant qu’on vit. Il est toujours temps de porter attention au
fait que l’on vit et de cesser de se rapporter à soi-même ce fait sans le vivre
(conscience).
2) « Vivre à propos »
a) L’attention au Présent (Montaigne)
Prendre appui sur le présent pour se projeter dans le futur et rester
aux aguets de ce qui nous attend constitue donc selon Pascal une attitude
humaine, et, à cause de cela, dommageable à l’homme lui-même qui déserte
paradoxalement la seule dimension réelle de son être pour se tourner vers celle
qui, en un sens n’existeront jamais puisque je ne vivrai de mon futur que son
effectivité présente. Pascal considère que cette incapacité à nous en tenir au
présent est inscrite dans notre condition, c’est-à-dire dans notre conscience.
Mais comment pourrions-nous exister aussi extérieurement à la réalité
donnée de cet instant que notre être, notre corps vit présentement ? Il ne
fait aucun doute que nous n’existons qu’au présent. Si ma conscience m’en
éloigne, mon corps ne saurait s’y dérober. C’est dés lors par le biais d’une
attention, d’une adhésion physique de tout notre être à ce que nous sommes bel
et bien en train de vivre que nous pourrions être heureux et cette attention
n’est peut-être pas aussi inaccessible à l’homme que le croit Pascal. Lequel
d’entre nous n’a pas déjà été surpris de la justesse inattendue de son geste
lors d’un événement ou d’un accident soudain.
Mais que faut-il entendre par cette « attention » ? Rien
d’autre qu’une parfaite simultanéité avec l’instant (in sto : se tenir
dedans). Nous n’avons pas à attendre, ni même à tendre vers le bonheur mais
simplement à nous concentrer, voire à condenser toute l’attention dont nous
sommes capables dans ce que nous vivons maintenant. Ce qui se maintient dans ce
« maintenant » c’est justement cette exigence infaillible et
intraitable d’être heureux, comme si cette satisfaction et le fait d’être en
phase avec l’instant était une seule et même chose.
Notre tort, selon Montaigne est à la fois de nous précipiter,
d’anticiper toujours sur un bonheur à venir au lieu de nous en tenir à celui
qui est là nécessairement dans le présent et également de le spectaculariser,
de le situer dans une perspective extraordinaire alors même que c’est dans
l’ordinarité de notre vie effective qu’il se situe. Alexandre et César avaient
une double vie : la première publique et la seconde privée comme chacun de
nous. Au vu de leurs conquêtes nous envisageons la première couronnée de
bonheur, de tension, de courage et de sucés et la seconde morne en comparaison.
Montaigne nous invite à retourner cette perspective. C’est dans leur vie privée
qu’ils ont du faire preuve de plus de courage, parce que c’est là que se situe
le seul authentique motif de gloire de toute personne. Le bonheur n’est pas une
idée, c’est une affaire de perception, nous dit, en substance, Montaigne. Dés
lors que notre attention est suffisamment affûtée pour discerner dans la
texture même des choses dites ordinaires la finesse du maillage, la
multiplicité d’occurrences et d’affects qui concourent à la fermeté de ce
tressage qu’est un instant de notre vie, nous réalisons notre condition, dans
tous les sens du terme : c’est-à-dire que nous réalisons à la fois ce que
nous faisons là : nous prenons corps dans cette multiplicité de petits
détails qui concourent à constituer ce moment et nous nous y accomplissons
aussi intégralement que ponctuellement : en ce seul instant, je suis tout
ce que je peux y être, et cette restriction est la clé de l’exhaustivité (la
totalité). Je ne suis que je suis maintenant mais ce que je suis maintenant
c’est aussi tout ce que je suis pleinement. Rien n’est plus glorieux que ce qui
nous est donné, rien n’est plus parfait que d’être en cet instant tout à
l’instant.
b)
L’attention au corps
et le travail sur soi-même (Epicure)
« Quand je danse, je danse, nous dit
Montaigne, quand je dors, je dors ; voire et quand je me promène solitairement
en un beau verger, si mes pensées se sont entretenues des occurrences étrangères
quelque partie du temps, quelque autre partie je les ramène à la promenade, au
verger, à la douceur de cette solitude et à moi. Nature a maternellement
observé cela, que les actions qu'elle nous a enjointes pour notre besoin nous
fussent aussi voluptueuses, et nous y convie non seulement par la raison, mais
aussi par l’appétit: c'est injustice de corrompre ses règles. »
Par cette dernière remarque, Montaigne revendique clairement la
filiation épicurienne de sa pensée car c’est bien à Epicure que nous devons non
seulement la mise en rapport explicite de la philosophie et du Bonheur (la
philosophie est une thérapeutique), mais aussi le rôle déterminant de la
sensation et de l’attention portée au corps dans la jouissance d’un bonheur
authentique :
« En effet, d’une part,
le plaisir est reconnu par nous comme le bien primitif et conforme à notre
nature, et c’est de lui que nous partons pour déterminer ce qu’il faut choisir
et ce qu’il faut éviter ; d’autre part, c’est toujours à lui que nous
aboutissons, puisque ce sont nos affections qui nous servent de règle pour mesurer
et apprécier tout bien quelconque si complexe qu’il soit…. Le plaisir dont nous
parlons est celui qui consiste, pour le corps, à ne pas souffrir et, pour
l’âme, à être sans trouble ».
Pour être heureux, il n’est aucunement
question d’attendre, mais de sélectionner nos désirs afin de distinguer les
désirs vains des désirs naturels d’abord, puis, dans les naturels, de faire la
part des désirs seulement naturels de ceux qui sont naturels et nécessaires, à
savoir ceux qui sont nécessaires à la tranquillité du corps : la chaleur,
le fait d’avoir un abri, etc, ceux qui sont nécessaires à la vie elle-même,
soit la soif, la faim, etc. et enfin ceux qui sont susceptibles de nous rendre
heureux : la philosophie et l’amitié. Les seuls désirs qu’il nous faut
contenter sont les désirs naturels et nécessaires.
Grâce à Montaigne et à Epicure nous
réalisons qu’il faut moins être attentistes à l’égard du futur qu’attentifs au
présent et qu’aucun bonheur ne saurait se concevoir sans cet attachement
naturel à une vie « première », presque nue, donnée dans sa plus
littérale simplicité.
3) Cet obscur objet du désir
a) « le désir n’a pas d’objet » -
Lacan
Toutefois la considération Epicurienne des désirs a ceci de trouble
voire de douteux qu’elle mélange hardiment nos besoins et nos désirs, qu’elle semble
faire comme s’il s’agissait du même mouvement. Nous percevons bien pourtant que
trois tendances distinctes, voire opposées sont ici mobilisées. Ressentir un
besoin signifie que notre corps est privé d’un élément vital, absolument
nécessaire à son maintien et à sa santé. Nous n’avons pas besoin du bonheur à
parler strictement parce que nous pouvons quand même vivre, rester vivant sans
lui. Les gens malheureux n’en continuent pas moins à respirer et à mettre en
œuvre toutes leurs fonctions vitales.
La volonté désigne une approche structurée, efficace, froide et rationnelle
qui examine son projet et met tout en œuvre pour l’obtenir. Nous savons ce que
nous voulons et nous mettons en œuvre un protocole de moyens visant à obtenir
une fin. La volonté est un mouvement ordonnée par la raison, une méthode
construite dans le temps qui accepte sa succession et qui obtiendra sans nul
doute son objet. La volonté est réaliste. Elle ne délire pas et n’aspire qu’à
cesser d’être voulante par la jouissance du bien poursuivi. Or nous ne pouvons
pas vouloir le bonheur parce que ce dernier est une notion bien trop
indéterminée pour pouvoir servir d’objet à la volonté. Aucune volonté ne
s’active vers quoi que ce soit sans savoir à l’avance ce qu’elle veut. Le
bonheur n’est pas affaire de vouloir.
Contrairement à la volonté, le désir, comme dit Lacan, n’a pas d’objet.
Ce n’est jamais une chose que nous désirons mais l’idéal attaché à cette chose,
laquelle ne sert que de prétexte et ne suffira jamais à étancher notre soif
désirante. Dom Juan désire quelque chose de bien plus trouble, indéterminé que
telle ou telle femme, peut-être l’idéal Féminin, ou une certaine façon
d’insulter Dieu, par son comportement volage. Le désir ne s’éteint jamais, il
se nourrit de son insatisfaction même. Il ne consiste que dans un pur
mouvement, dans un phénomène de polarisation, et surtout dans le champ
magnétique installé par cette mise en rapport de deux pôles. Ce que le désir
désire c’est désirer. Voilà la cause de sa puissance et de son irrésistible
prise sur l’être humain, voilà pourquoi nous ne maîtrisons rien de cet acte.
Malheureusement ou heureusement, c’est précisément cette dynamique qui est à
‘œuvre dans l’attachement que nous nourrissons à l’égard du bonheur. Si le
bonheur ne peut se dire, c’est parce que nous le désirons, et inversement si nous désirons
particulièrement le bonheur, c’est parce qu’il est indéfinissable.
Mais alors puisque d’une part le désir n’a pas d’objet et puisque
d’autre part, c’est précisément cette absence qui fait de lui le
« pisteur » attitré du bonheur, l’attente nous apparaît maintenant
comme indiscutablement plus justifiée. Qu’avons-nous à faire d’autre que de le
désirer, c‘est-à-dire de l’attendre puisque finalement la seule jouissance du
désir réside dans cette attente même, laquelle ne saurait se définir autrement
que comme une excitation ? Si le désir est inactif, comme le lui reproche
Alain, il n’est pas pour autant vide de toute efficience : l’imagination,
le rêve et l’instinct créateur de l’artiste s’y activent avec bonheur.
Lorsque Roland Barthes reprend cette fable du haut dignitaire chinois
attendant 99 nuits devant la fenêtre de la courtisane qu’elle lui cède et
quittant son poste de guet la 100e nuit, c’est bien de « cette
faculté consolante qu’il a reçu du ciel » dont nous parle Rousseau qu’il
fait usage. Il ne recherchait pas exactement cette nuit d’amour mais un idéal
plus abstrait et de cet idéal, tous les substituts à l’étreinte imaginés
pendant son attente sont plus proches que l’étreinte elle-même. C’est la raison
pour laquelle il préfère s’abstenir mais loin d’être du désespoir ou du
renoncement, cette abstention est pleine d’images, de pudeur et d’invention. De
même la littérature nous a donné plusieurs illustrations d’amours réalisées
dans la chasteté même, comme si la retenue du commerce des corps rendait
effective la libération d’une autre forme de jouissance.
a) Ce que le désir crée dans l'attente – Jean- Jacques Rousseau et Sigmund Freud
Si, comme on dit, « il faut savoir ce
qu’on veut dans la vie », il convient, à l’inverse, de rester très
incertain quant à ce que nous désirons puisque nous ne désirons précisément que
ce trouble, que cette confusion impossible à circonscrire dans les contours
figés d’une chose, d’un projet ou d’un événement. A supposer que nous obtenions
un objet auquel nous aspirions, il est tout bonnement impossible que cette
aspiration soit celle du désir et de deux choses l’une : soit nous avons
rationnalisé notre attente jusqu’à mettre un place un protocole clair et
efficace grâce auquel nous jouissons de ce que nous voulions, mais alors
précisément, c’est de volonté qu’il s’agit, soit nous désintéressons de cet
objet précisément parce qu’il en est un et que notre désir réclame son dû, son
comptant d’impossibilité, d’idéal et nous relancerons alors la machine à
fantasmer jusqu’à nous orienter vers un nouvel objet qui nous décevra à son
tour et ainsi de suite : « le pays des chimères est le seul en
ce monde digne d’être habité », c’est bien là ce que veut signifier la
Julie de Jean Jacques Rousseau. C’est grâce à cet auteur que nous pouvons
conduire le paradoxe du désir jusqu’à ses conséquences les plus logiques et les
plus extrêmes. Le bonheur n’est pas une chose qu’il nous faudrait acquérir,
c’est un état qu’il nous revient d’atteindre, c’est-à-dire d’être. Nous ne
pouvons malheureusement nous représenter le désir qu’en tant que tension d’un
sujet vers un objet qu’il s’efforce d’avoir alors même le désir désigne comme
le dit Gilles Deleuze, le voisinage, le couplage de deux éléments. C’est dans le
phénomène d’attraction, de magnétisme, d’électrisation du champ qui s’établit
alors que réside à proprement parler le désir. C’est donc précisément quand le
sujet et l’objet sont mis hors jeu et ne s’active plus qu’un champ de proxémie
entre deux pôles que le désir apparaît. Il y a désir quand le sujet n’a plus
les moyens de vouloir ou de revendiquer l’objet c’est-à-dire quand il n’est
plus du tout pour lui question de l’avoir mais de créer des substituts.
Dans son livre « Au-delà du principe du
plaisir », Sigmund Freud situera très subtilement cette capacité de
l’enfant à se créer, grâce à son désir des substituts comme le premier pas de
la pensée symbolique, c’est-à-dire peut-être de la pensée tout court. Il
observe en effet, la joie de l’enfant (son petit neveu en l’occurrence) auquel
sont imposées les absences de sa mère à mimer cette disparition par une bobine
qu’il jette loin de lui en criant
« Oh » (Fort en allemand : loin) et en tirant sur le fil pour la
faire réapparaître en criant Ah ! (Da : voici). Ce qu’il subit dans
la réalité est ce qu’il maîtrise dans son jeu. Cette observation suffit à elle
seule à démentir tous les dénigrants du désir, car c’est précisément par le
désir que l’enfant symbolise dans un premier temps (la bobine symbolise la Mère)
et parle dans un second (les syllabes qu’il crie anticipe sur l’acquisition de
la langue allemande). Quoi de plus actif, voire activiste que ce jeu ?
Quoi de plus créatif que le désir ? A l’intérieur de ce jeu, l’enfant ne
fait pas que se « consoler » d’une mère qui n’est pas là, il met la
dernière main à une capacité grâce à laquelle il va faire valoir un certain
nombre de relations entre des symboles. L’attente ici est génératrice du jeu et
le jeu lui-même donne à l’enfant la maîtrise d’une intelligence symbolique
grâce à laquelle le monde deviendra lui-même un nouveau terrain de jeu. Nous ne
voyons pas comment cette jouissance ludique au fil de laquelle l’enfant
acquiert une maîtrise symbolique de son rapport avec l’extérieur, les autres et
le monde même pourrait se concevoir autrement que dans les termes d’une
réalsiation de soi, c’est-à-dire d’un bonheur.
b) Et si John Marcher
avait raison ?
Peut-être convient-il alors de revenir sur la
nouvelle de Henry James avec un autre regard que celui-là même de son auteur.
Au fil de cette amitié entre John et de May tissée par cette attente commune de
la grande affaire de John, peut-être ne s’est-il rien produit d’autre que la
meilleure et la plus belle relation possible entre ces deux êtres. Dans ces
approches et ces déclarations furtives, à peine ébauchées, dans ce jeu subtil
d’esquives et d’aveux en demi-teinte, quelque chose s’est réalisée au sein
duquel, à défaut de se livrer tout uniment, deux individus se sont prêtés, au
sens littéral du terme, à un « jeu ».
Dés lors que nous réalisons que le désir n’a
pas d’objet, la notion de relation « aboutie » ou d’objectif accompli
perd son sens. Qu’est-ce que May et John auraient vraiment perdu dans cette
attente ? Qu’auraient-ils gagné à s’avouer leur amour, en fin de
compte ? D’ailleurs, dans ces témoignages incessants d’amitié qu’ils ne
cessent de s’adresser tout au long de la nouvelle, qu’est-ce d’autre qu’un jeu
d’approche qui se met en place et pourquoi y céderaient-ils d’aussi bonne grâce
si quelque chose d’un bonheur partagé ne s’y effectuait pas réellement ?
4)
La croyance au bonheur et le Sens de la vie
a)
Le bonheur, c’est de ne rien attendre de la vie (Schopenhauer)
Aussi dépourvu d’attraits qu’elle puisse
apparaître à certains, la vie de John Marcher n’en est pas moins dotée d’un
sens, d’une épaisseur dramatique, d’une orientation. Il est « aux
aguets » et il ne l’est pas seul. Que ce qui s’est passé durant cette
période d’observation, à savoir l’amour de May, lui ait échappé ne signifie pas
pour autant que son attente ait été réellement vide, car cette croyance a donné
à sa vie l’illusion d’une chose à faire et d’un être à incarner. Il n’est pas
bien sûr que notre existence ait quoi que ce soit d’autre à effectuer.
Attendre le bonheur, quel que soit le
bien-fondé d’une telle espérance et la jouissance d’un bonheur véritable donne
sens à nos vies…à moins que le désir, le vouloir et le besoin ne soient les
trois masques faussement distincts d’une seule et même puissance exhaustive et
chaotique. Inspirée de sa lecture des Upanishads, Schopenhauer ne pourrait pas
interpréter le comportement de John Marcher autrement qu’inspirée par la plus
totale ignorance de ce que la volonté et le désir sont réellement, soit les
manifestations en nous de l’impulsion d’un mouvement d’une toute autre ampleur
s’imposant à toutes les parcelles qui constituent cet univers : le
Vouloir-vivre. C’est précisément à cet argument du sens de l’attente ou de la
tension vers… que Schopenhauer s’attaque en premier lieu car c’est bien ce
cycle absurde du vouloir-vivre qui ne cesse en nous de relancer notre stupide
inclination à espérer sans fin et à se désespérer sans cesse. Ce n’est ni plus
ni moins que la vie elle-même qu’il nous faut incriminer selon lui, car tout en
elle est « vouloir-vivre ». De ce fait nous voulons vivre et
attendons de la vie qu’elle entretienne en nous le mouvement de la vouloir
jusqu’à la prochaine déception qui elle-même relancera la dynamique d’une
nouvelle quête :
« L’existence que coulent la
plupart des hommes : une agitation qui se traîne et se tourmente, une
marche titubante et endormie, à travers les quatre âges de la vie, jusqu'à la
mort, avec un cortège de pensées triviales. Ce sont des horloges qui, une fois
montées, marchent sans savoir pourquoi. Chaque fois qu'un homme est conçu,
l'horloge de la vie se remonte, et elle reprend sa petite ritournelle qu'elle a
déjà jouée tant de fois, mesure par mesure, avec des variations insignifiantes… La
vie donc oscille comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à
l’ennui ; ce sont là les deux éléments dont elle est faite, en somme.»
Il n’est pas d’autre issue pour
l’homme que celle de se soustraire à l’efficience de ce vouloir-vivre en ne
voulant rien, en n’espérant rien en n’attendant rien. La contemplation pure et
esthétique du monde, sans la moindre adhésion ni la plus infime participation,
constitue selon l’auteur le bonheur même. Il n’est donc aucunement question ici
de porter une certaine attention à la vie, mais à l’inverse de s’imposer comme
règle de vie « de ne pas
vivre », de rester au seuil de toute envie, de toute contribution, de tout
assentiment. Tant que nous attendrons d’être heureux, nous ne le serons pas.
C’est justement cette attente qui nous situe hors de l’extase de la
contemplation. Pour être heureux, il faut se retenir de toute envie d’être, de
tout ce qui dans mon être serait encore animé de la dynamique de vouloir-vivre.
Nous mesurons ainsi toute la spécificité de la position de Schopenhauer qui non
seulement s’oppose à cette attente féconde du bonheur que décrit Rousseau mais
tout aussi bien à Epicure et à Montaigne qui soutiennent l’efficience d’un
bonheur dans l’instant, dans l’attention portée à l’existence.
b) Vivre moralement
sans vouloir être heureux (Kant)
Mais l’idée que le sens de notre vie soit
celui du bonheur est peut-être elle aussi une illusion, ou une prise de parti
qui nous arrange parce que nous espérons ainsi unir à toute force la recherche
de la vérité et de notre bien-être. La philosophie antique qui a inventé la
notion de Souverain Bien (l’union de la vertu et du bonheur : la croyance
qu’une action bonne nous comble de bonheur et inversement qu’une action
heureuse est nécessairement bonne moralement - Nous retrouvons cette idée chez
Aristote, Les Stoïciens, les Epicuriens) est peut-être la manifestation claire
de cette illusion.
C’est bien la thèse que défend Emmanuel Kant
car comment pourrions-nous agir moralement si ce n’est à partir d’une intention
pure, débarrassée de tout intérêt personnel. Si c’est pour en retirer un
avantage personnel que j’agis, je me laisse en effet orienter par la
perspective exclusive de mon bénéfice, de mes envies, des mes désirs et aucune
dimension morale, laquelle implique un rapport aux autres et à l’universel ne saurait
dés lors être assignée à mon action. Aucun geste moral ne saurait se concevoir
sans principe motivant mon acte. Ce principe ne pouvant être autre que celui
d’une intention pure, libérée de toute motivation personnelle, elle ne peut
s’accomplir qu’en prenant sur elle de respecter la loi morale, laquelle est
universelle. Je n’agis donc moralement que lorsque je peux vouloir que la
maxime de mon action puisse être également celle de tous les hommes,
c’est-à-dire qu’en tant qu’elle puisse valoir à titre de loi régissant la
totalité des hommes et permettant par là même d’édifier un monde. C’est
l’impératif catégorique : »Agis toujours de telle sorte que l’on
puisse ériger la maxime de ton action en maxime universelle » Pour que mon
action ait un sens (moral), il faut qu’elle puisse édifier à partie d’elle un
monde « qui se tienne » et cela ne peut se concevoir sans que je
fasse totalement le deuil de la perspective de mon bonheur, laquelle est
nécessairement, selon Kant un idéal de l’imagination, donc impossible à
universaliser. Ce qu’il « faut » (impératif), c’est ne pas attendre
d’être heureux, parce que c’est le sens le plus juste et le plus constructif du
devoir ( de ce qu’il faut faire). C’est seulement ainsi que l’on peut atteindre
la pureté d’intention requise par la morale.
c) Croire au Sens de
la vie pour qu’il en ait un (Le livre de Job)
Toutefois la question du sens de notre vie et de
nos actes ne se comprend pas seulement à partir de la notion de principe ou
d’intention comme le considère ici Emmanuel Kant. Evoquant l’action politique,
Hannah Arendt elle-même que l’on ne peut pas suspecter d’être une philosophe
« mystique » évoque la notion de « foi ». Aucune action
politique ne peut se concevoir sans la croyance en un monde humain dans lequel
on peut faire intervenir ce miracle d’une action née de la volonté d’hommes qui
ensemble manifestent le désir de faire advenir une « chose publique »
par la parole et par l’action
(« Qu’est-ce que la liberté ? » - La crise de la
Culture).
Que le bonheur ne puisse motiver le principe d’une
action morale ne signifie pas qu’il ne soit pas à l’œuvre dans la foi grâce à
laquelle nous adhérons à l’idée d’un Sens. Et c’est bien ce qu’illustre le
livre de Job. Dieu s’y laisse berner par le diable, comme le corbeau par le
renard pour prouver sa puissance et la foi que les hommes ont en lui. Celle-ci
demeurerait-elle si Dieu soudainement se transformait en Satan et n’envoyait
que des maux ? Relever un tel défi c’est le perdre et de fait, Dieu perd
en condamnant Job à la pauvreté, au deuil de sa famille, à la maladie, mais là
où Dieu fléchit, Job résiste et exprime dans sa plainte la nécessité de croire
en un Dieu, c’est-à-dire en un sens, un une unité rendant lisible l’existence
humaine. Dieu ne serait-il que cela : ce besoin profond, nécessaire et
inextinguible de l’homme de croire en un ordre, en une grille de lecture
plausible et cohérente de sa vie que Dieu trouverait alors suffisamment de
justification à exister, ne serait-ce qu’à titre d’objet de croyance. C’est le
même raisonnement que l’on peut tenir à l’égard du bonheur et opposer à la
philosophie de Schopenhauer. Plus les raisons de ne pas croire au bonheur se
multiplient et agressent la tranquillité de notre vie, plus c’est à nous d’en
maintenir la direction ne serait-ce qu’au gré d’une ligne de perspective.
Conclusion
Le philosophe allemand Schopenhauer revient à
plusieurs reprises sur la comparaison avec les tourments éternels de la
mythologie grecque pour illustrer la roue du vouloir-vivre et ce supplice de
l’attente incessamment déçue auquel nous, mortels, sujets du vouloir-vivre,
sommes exposés. Nous trouvons pourtant dans l’Odyssée un épisode central à tous
égards au fil duquel l’attente et plus encore le « faire attendre »
créent dans le cours même de l’épopée une zone aussi réelle qu’improbable qui
pourrait bien recéler subtilement la clé même de toute existence heureuse.
Assaillie de toutes parts par des hommes pressés d’acquérir un nom, de
l’honneur, de la gloire et de la richesse, Pénélope tisse le jour un linceul
qu’elle défait la nuit. Elle n’attend rien de son action si l’on entend par là
un produit fini, offrant par là même un parfait exemple de ce que la sagesse
orientale désigne du terme d’ « action détachée du fruit de l’action ».
Elle tisse une toile sans vouloir tisser une toile, mais pour alimenter cette
envie de tisser pour tisser, encore importe-t-il d’accepter et de jouir
d’éprouver en soi-même ce mouvement pur et gratuit du désir sans objet.
Probablement ne faut-il pas en effet attendre le bonheur mais jouir dans
l’attention silencieuse et assidue que nous portons à l’éternel recommencement
du quotidien ainsi qu’à l’infinie dispersion de l’infra-ordinaire (Georges
Pérec) de ce donné : « le bonheur d’exister maintenant ».
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