(Les développements suivants essaient
simplement d’éclaircir un sujet difficile – Il serait réellement profitable aux
élèves concernés d’essayer de « comprendre » ces tentatives de
clarification plutôt que d’envisager seulement de les répéter)
Toute l’ambiguité
de cet énoncé vient de la notion d’attente qui désigne d’abord le fait de
suspendre toute action, de se placer soi-même dans une situation passive au
sein de laquelle nous ne nous efforçons plus en vue qu’un événement arrive mais
restons simplement là, les bras ballants à laisser œuvrer le temps jusqu’à ce
qu’il arrive. Faut-il attendre que le bonheur vienne comme un fruit que nous
n’essayerions même pas de cueillir à l’arbre, mais dont nous attendrions
simplement la maturation et la chute. Le bonheur viendrait quand il veut et pas
quand j’essaie de l’atteindre. La nature du bonheur est-elle d’être la ligne de
mire d’une attente ?
Le bonheur
« s’attend », parce qu’en réalité, c’est l’attente du bonheur qui
constitue ce bonheur même. Cette notion n’a pas d’autre réalité que de
consister exclusivement dans sa quête, parce qu’elle n’a aucun contenu
véritable. On retrouve cette idée sous la plume de Rousseau qui définit le
désir comme cette attente heureuse et imaginative d’un bonheur qui ne vaut qu’à
titre de prétexte (« Malheur à qui n’a plus rien à désirer »). Au
titre de la célèbre chanson de Ray Ventura : « Qu’est-ce qu’on
attend pour être heureux ? » on pourrait alors
répondre : « tout, absolument tout », parce que cette
attente est le seul bonheur envisageable. On ne fait qu’attendre d’être
heureux. Le bonheur n’est ni une affaire de jouissance ou de contemplation
extatique, c’est une question d’attente, comme si le simple fait d’espérer la venue
du médecin dans la salle d’attente était en réalité la seule consultation
véritable. Aucun médecin ne viendra jamais. Le bonheur c’est l’incessante
remise à plus tard de la jouissance du bonheur.
Il existe trois possibilités
de s’opposer à cette thèse : la première consiste à définir le bonheur
comme un ouvrage de la volonté, comme une tâche à laquelle il faut s’atteler.
Et dans cette position, deux partis peuvent encore s’opposer : soit nous
considérons qu’il faut s’efforcer au bonheur comme à n’importe quel autre
projet, en mettant en œuvre des moyens en vue d’une fin. Mais il apparaîtra
assez rapidement que cette entreprise est difficile voire impossible parce que le
contenu du bonheur n’est pas définissable (Kant insiste sur le fait que le
bonheur est un idéal de l’imagination, pas de la raison, autrement dit, il
n’est pas conceptualisable), soit on invoquera avec les Stoïciens (Epictète) ou
avec Descartes un travail sur soi visant « à changer plutôt ses désirs que
l’ordre du monde ». Il ne faut pas attendre que les circonstances nous
rendent heureux mais travailler sur soi afin que toute circonstance nous
permette de jouir d’une satisfaction durable
La deuxième
possibilité de s’opposer à la réponse positive à la question de l’énoncé
consiste à soutenir que le bonheur ne s’attend pas parce qu’il ne peut se vivre
qu’au présent. On attend pas d’être heureux, on « l’est », plus
encore, c’est le fait d’être, en lui-même, qui nous rend heureux, dans
« l’heur » de l’instant. Nous retrouvons cette position avec les
Epicuriens et avec Rousseau dans un autre texte (écrit dix ans après la
référence précédente dans « les rêveries du promeneur solitaire »).
Il peut être éclairant de citer Pascal ici en négatif :
« Nous ne nous
tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à
venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l’arrêter
comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans les temps qui ne sont
point nôtres et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vains que
nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui
subsiste. C’est que le présent d’ordinaire nous blesse. Nous le cachons à notre
vue parce qu’il nous afflige, et s’il nous est agréable nous regrettons de le
voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir et pensons à disposer
les choses qui ne sont pas en notre puissance pour un temps où nous n’avons
aucune assurance d’arriver.
Que chacun examine ses pensées, il les
trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir. Nous ne pensons presque point
au présent, et si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour
disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin. Le passé et le présent
sont nos moyens, le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais,
mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est
inévitable que nous ne le soyons jamais. »
Pascal ne pense
pas que nous puissions être heureux ici mais il relie son argumentation au
rapport de non coïncidence entre la conscience et le présent. Nous serions
heureux si nous pouvions vivre au présent, mais pour cela il faudrait peut-être
moins penser et davantage exister. C’est précisément ce que la philosophie
d’Epicure nous invite à mettre en œuvre en cessant de penser à la mort, aux
Dieux. Le texte de Pascal est fondamental, ici.
La troisième
possibilité de la réponse : « non » consiste à affirmer
qu’il ne faut pas attendre d’être heureux pour l’être. C’est justement quand je
n’attends plus rien de la vie que je peux jouir d’un bonheur stable parce que
proche du néant, capable de voir le néant profond de la vie. C’est évidemment à
Schopenhauer que nous pouvons ici penser comme référence (voir cours sur le
désir)
Cette perspective
nous permet d’envisager une réponse plus radicale qui éclaire en fin de compte
le deuxième sens possible de la notion d’attente, laquelle ne désigne pas
seulement une forme de passivité mais aussi une orientation, une polarisation,
une attention. La question dés lors n’est plus celle de savoir si c’est le
propre du bonheur de ne pouvoir être visé que par une modalité de perception
attentiste, mais de s’interroger sur la question suivante : « faut-il
s’attendre à être heureux ? Faut-il que ma vie soit structurée autour de
cet idéal ? Jusqu’à qu’à quel point la vie juste, la vie adéquate, ne serait
pas celle qui aurait vraiment renoncé au bonheur. Schopenhauer ne dit pas
exactement cela puisque la notion est finalement « récupérée » dans
son renoncement même. Ici ce serait à un non plus radical encore. On n’a pas à
être heureux. D’où vient qu’on le devrait ? N’est ce pas finalement
l’effet même de manipulation de toute société de consommation de nous faire
croire au bonheur ? Peut-on ne pas vouloir, ne pas tendre au
bonheur ? Une fois encore, toute la pertinence de cette thèse viendrait de
se distinguer de celle de Schopenhauer pour qui il y a un certain bonheur à
renoncer au bonheur. On cesse de désirer parce qu’on a compris que le désir
crée la souffrance et le bonheur c’est le renoncement à tout désir. Mais ce
détachement nous permettra de jouir d’une sérénité totale.
Peut-on envisager
d’aller encore plus loin en affirmant que même ce bonheur là : nous n’y
croyons pas ? Emmanuel Kant ne considère pas qu’il faille renoncer au
bonheur mais que l’action morale ne peut être effectuée si l’on attend d’elle
qu’elle nous rend heureux. C’est une forme de réponse intéressante pour la
thèse soutenue dans cette partie, car il y a bien là un « il faut » :
c’est celui de la morale. Agir vertueusement c’est ne plus avoir en vue son
bonheur mais seulement la loi morale. Si nous voulons que notre action soit
juste, vertueuse, il nous faut abandonner définitivement la perspective d’être
heureux. Tout ce que nous sommes en droit d’en attendre c’est qu’elle nous
rende dignes du bonheur.
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