1 b) La dialectique ascendante
Au-delà de la description d’Eros en tant que
personnage, c’est bien du désir en tant que mouvement dont il s’agit ici, pour
Diotime, de faire le portrait, de définir les caractéristiques. Après avoir
raconté les conditions de sa naissance, au travers du mythe, elle se situe, au
contraire, au plus prés de ce que tout un chacun peut éprouver de ce mouvement,
soit son éparpillement, son aptitude à passer d’un objet à l’autre, sans jamais
se satisfaire d’un seul. Cette inconstance du désir est l’un des principaux
arguments des philosophes qui, comme Schopenhauer, le dénigre et situe le
bonheur dans notre capacité à nous soustraire à son emprise. C’est là que tout
se joue : s’agit-il en effet, d’une dispersion, d’une futilité, voire de
ce cycle absurde d’un vouloir-vivre qui nous porte et nous déporte d’un côté
puis de l’autre, ou au contraire d’une progression qui donne du sens à notre
existence ?
C’est tout le propos de Diotime de donner au
désir un rôle crucial non seulement dans l’ouvrage de cette ascension qui va
nous permettre laborieusement de parvenir jusqu’aux Idées pures du Beau, du
Juste, du Bien mais aussi de donner à notre vie le seul sens qui soit à même de
mener une existence réussie en tout point :
« C'est à ce point de
la vie, mon cher Socrate, reprit l'étrangère de Mantinée, plus qu'à n'importe
quel autre, que se situe le moment où, pour l'être humain, la vie vaut d'être vécue, parce qu'il contemple la beauté en
elle-même. Si un jour tu parviens à cette contemplation, tu reconnaîtras que
cette beauté est sans rapport avec l'or, les atours, les beaux enfants et les
beaux adolescents dont la vue te bouleverse à présent. »
Si, dans le mythe précédent, Eros est présenté
dans toute l’ambiguité de sa filiation contradictoire, nous percevons
maintenant, dans une perspective beaucoup plus philosophique que c’est ce
paradoxe même, cette capacité issue de son ascendance à concilier les
contraires qui lui permet également de faire le lien entre tout ce qui du désir
est physique et tout ce qu’il revêt d’intellectuel, car l’amour ne se déplace
pas seulement d’un objet vers un autre, mais toujours d’un niveau d’abstraction
moins élevé à un autre qui lui est supérieur. L’amour est ce qui nous porte et
pas exclusivement vers les personnes auxquelles nous souhaitons nous lier
physiquement ou affectivement mais aussi vers des idées pures.
On aime un corps puis de ce corps on s’élève
vers ce qui fait la beauté de tous les corps : « il serait insensé,
dit Diotime, de ne pas tenir pour une et identique la beauté qui réside dans
tous les beaux corps. » Ce que l’on aime en ce corps n’est donc aucunement
selon Platon ce qui constitue sa spécificité son unicité mais au contraire ce
qu’il porte en lui de l’idée générale du Beau dont il n’est que le dépositaire,
au même titre que tous les autres beaux corps. Ce n’est donc pas à lui que le
désir s’attachera définitivement mais à l’idée du beau qui est d’essence
divine : « son impérieux amour pour un seul être se
relâchera ». Ce qui pourrait apparaitre comme l’inconstance de la passion amoureuse se
révèle en fait s’intégrer dans un mouvement d’une toute autre ampleur de nature
philosophique et plus encore métaphysique. Ce n’est pas par caprice que
l’amoureux va délaisser l’amant mais sous l’instance d’un désir qui ne peut en
aucune façon se contenter du particulier et s’éprouve toujours davantage attiré
par le général, l’abstrait, le conceptuel. C’est finalement comme si Diotime
et, au-delà d’elle, Platon prenait au pied de la lettre la puissance
d’idéalisation du désir, mais dans une perspective qui n’est plus celle du
fantasme et du rêve mais bien plutôt celle de la généralisation scientifique.
L’âme d’un être inspiré ne peut désirer que le divin. Or ce qui est divin est
idéal et ce qui est idéal est conceptuel. Désirer, dans tous les sens de ce
terme, c’est-à-dire également au sens charnel, c’est chercher, être en quête
d’un bien de nature supérieure, à savoir « en fin de parcours »
« Le » Bien lui-même. L’amour physique n’est que le premier
échelon d’une dialectique ascendante qui nous mènera à l’amour pur et détaché
des corps du beau lui-même. Ainsi s’explique la vie amoureuse de Socrate, celle
là même qu’Alcibiade dans le banquet décrira comme une troublante tempérance,
dont il fera lui-même les frais, abandonné par ce soupirant d’abord empressé
puis rapidement lassé, étrangement sobre et désintéressé.
Le désir ne délaisse jamais un échelon de cette
dialectique sans aspirer à un autre qui lui est supérieur et Diotime reprend
avec précision chacun de ses paliers : de la beauté d’un corps à la beauté
de tous les corps, puis la beauté des âmes, puis celles des actions et des
lois, puis la beauté qu’il est lui-même capable d’enfanter par de beaux
discours, la beauté des pensées et ce jusqu’à la beauté même.
Mais de quel type serait cette expérience du
Beau, de l’idée même du Beau, telle qu’il nous sera loisible de la faire au
terme de cette ascension ? S’agirait-il d’une perception, d’une
intellection, d’une déduction. Est-ce une idée que nous assimilons, que nous
réalisons au terme d’un raisonnement, d’une évidence de pensée, d’un effort de
synthèse ? Diotime répond négativement à toutes ces possibilités, c’est
par le biais d’une intuition que le Beau se révèle à nous dans sa plus totale
unicité :
« Et cette beauté ne lui apparaîtra pas davantage comme
un visage, comme des mains ou comme quoi que ce soit d'autre qui ressortisse au
corps, ni même comme un discours ou comme une connaissance certaine ; elle ne
sera pas non plus, je suppose, située dans un être différent d'elle-même, par
exemple dans un vivant, dans la terre ou dans le ciel, ou dans n'importe quoi
d'autre. Non, elle lui apparaîtra en elle-même et pour elle-même,
perpétuellement unie à elle-même dans l'unicité de son aspect, alors que toutes
les autres choses qui sont belles participent de cette beauté d'une manière
telle que ni leur naissance ni leur mort ne l'accroît ni ne la diminue en rien,
et ne produit aucun effet sur elle. »
Cette
beauté apparaîtra sans mélange sans avoir à être détachée ou raffinée, extraite
de telle ou telle réalité à laquelle elle serait mêlée comme elle nous apparut
au début de l’ascension. Le sens de nos vies est dans le sens de cette
dialectique ascendante. Non seulement nous ne perdons rien à nous laisser
porter par l’aiguillon du désir mais c’est au fil de ce processus de
généralisation et d’abstraction que nous faisons de nos vies des existences
dignes d’être immortelles.
Si
le désir ne jouait pas son rôle, n’assumait pas sa fonction et nous laissait
« croupir » au niveau des premiers échelons de l’ascension, nous
passerions notre vie à aimer les beaux visages et les beaux corps, c’est bien
ce que font certains d’entre nous mais ils ne réalisent ni leur être, ni la
vertu qui consiste à dépasser la seule beauté physique pour se mettre en quête
de la beauté morale, ni leur bonheur que l’on ne saurait concevoir sans cet
accomplissement de soi, de son désir et de sa nature morale (Souverain Bien).
Le désir est donc bien cette énergie dont la dynamique alimente à la fois notre
recherche du Beau, du Vertueux et du Vrai, étant entendu que cette quête ne
saurait se concevoir indépendamment de cet état d’accomplissement de soi que
l’on est en droit de nommer le bonheur.
Trois
questions restent néanmoins en suspens dans le mouvement même de cette
dialectique ascendante : 1) la
description claire du progrès, c’est-à-dire de l’enchaînement des paliers nous
guidant de l’expérience de la beauté physique à la beauté « Une » et
idéale 2) La question du commencement : comment expliquer que nous soyons
touchés par la beauté d’un visage ou d’un corps puisque nous n’avons pas encore
vu la beauté pure dont ils ne sont que les dépositaires accidentels. 3) enfin
la question de savoir comment le désir fait pour ne pas se tromper dans la
succession des paliers ? D’où lui vient cette connaissance du
« chemin » alors que c’est apparemment la première fois qu’il le
parcourt ?
Diotime
répond dans « Le Banquet » à la première question, mais pour les deux
autres, nous aurons besoin de faire appel à un autre dialogue le
Platon : « le Phèdre ».
« Voilà donc quelle est
la droite voie qu'il faut suivre dans le domaine des choses de l'amour ou sur
laquelle il faut se laisser conduire par un autre c'est, en prenant son point
de départ dans les beautés d'ici-bas pour aller vers cette beauté-là, de
s'élever toujours, comme au moyen d'échelons, en passant d'un seul beau corps à
deux, de deux beaux corps à tous les beaux corps, et des beaux corps aux belles
occupations, et des occupations vers les belles connaissances qui sont
certaines, puis des belles connaissances qui sont certaines vers cette connaissance
qui constitue le terme, celle qui n'est autre que la science du beau lui-même,
dans le but de connaître finalement la beauté en soi. »
De la sensation physique de
la beauté qui nous saisit devant ce corps désirable, nous progressons en
débarrassant cette émotion de tout ce qu’elle a de singulier, de personnel,
d’assignable à cette seule personne. Au travers des singularités, nous n’aimons
que les idées. Nous n’aimons jamais quelqu’un, mais seulement ce que telle ou
telle personne porte en elle que nous retrouvons chez un autre et c’est ainsi
que nous généralisons, que nous passons de telle expérience vécue avec un tel à
tel moment dans tel endroit à la beauté de tous les corps. Puis nous passons à
la beauté des occupations, des actions et toujours par paliers de
généralisation successifs nous parvenons
aux connaissances. C’est donc insensiblement, inexorablement, sans changer de
nature en lui-même, que le désir nous fait passer de l’amour physique à l’amour
intellectuel, de la pulsion charnelle à l’excitation de l’intellect vers la
connaissance, laquelle culmine dans la pure appréhension de l’Essence même du
Beau, du Bien, du Juste.
c) La réminiscence (« Phèdre » de Platon)
Mais du mouvement de
cette dialectique ascendante, comment expliquer le déclenchement ? D’où
pourrait venir que nous reconnaîtrions le Beau si nous n’en avions pas fait
l’expérience avant ? Et où situer cet avant ? D’autre part, comment
le désir pourrait-il, sans s’égarer, nous guider toujours de l’échelon
inférieur vers le supérieur ? D’où détiendrait-il la certitude du bon sens
de cette démarche ?
Il est absolument
impossible de répondre logiquement, de façon historique ou pragmatique, à ces
questions, tout simplement parce qu’elles questionnent ce qui, du désir, a
trait à la métaphysique, c’est-à-dire à son origine, à son sens, à sa nature,
autant cette dernière est divine pour Platon, autant elle est chaotique et
absurde pour Schopenhauer, autant le premier évoque le désir comme un mouvement
ascendant vers le ciel des Idées pures, autant le second nous parle de l’enfer
d’un cycle nous enfermant dans « ce balancement sans fin de la souffrance à
l’ennui ».
Phèdre rencontre Socrate et l’informe qu’il
détient un discours de Lysias, orateur réputé d’Athènes. Il décide de lire à
son ami la démonstration de Lysias visant à prouver qu’il vaut mieux être en
relation avec une personne qui ne nous aime pas plutôt qu’avec un amoureux.
Dans un premier temps, Socrate, après la lecture, décide de reprendre la même
démonstration avec d’autres arguments, mais il se ravise sous l’influence de
son « daïmon » : une sorte d’intuition qui se manifeste parfois
à lui pour lui faire comprendre qu’il vient d’insulter un Dieu ou une déesse,
ici c’est plutôt Eros. Il développe alors un second discours dans lequel il
défendra exactement la thèse opposée. Si nous avons intérêt à être courtisé par
un amoureux et non par un homme dépourvu de sentiment, c’est précisément parce
que seul l’amour que nous inspirons à cette personne lui donnera la force de
nous aider à accomplir cette ascension mais Socrate décrit alors le mythe de la
réminiscence, lequel répond précisément mais mythologiquement aux deux
questions que nous nous posons.
Dans la lecture que nous faisons de ce mythe,
il importe au plus haut point que nous nous efforcions d’adopter une modalité
de compréhension métaphorique en tentant de discerner, au delà des images et des
comparaisons, cette métaphysique platonicienne du désir. Cette intelligence est
sollicitée dés le début du discours de Socrate. Qu’est-ce que l’âme, en
effet ? Elle est d’abord un principe de mouvement. Le terme
« anima » confirmera exactement cette définition. En tant qu’êtres
animés, nous sommes tous porteurs d’une « anima », c’est-à-dire d’un
principe doté de la capacité de se mouvoir par soi-même, et exclusivement par
soi-même. L’âme est le principe et l’idée de ce qui se meut par soi-même, c’est
pourquoi, d’une part, ce mouvement anime éternellement une infinité de corps
(nous sommes en tant que personne le simple moment parmi tant d’autres du
mouvement d’une âme, laquelle épousera au cours de son cycle plusieurs corps,
plusieurs vies personnelles) et d’autre part l’âme est décrite par Socrate
comme un attelage.
Les âmes se nourrissent de la science la plus
parfaite et éthérée qui soit, celle que l’on trouve sur la voûte des cieux.
C’est dans ce mouvement circulaire que demeurent les Idées mêmes de Justice, de
Vérité, de Beauté. Les Ames divines parcourent la totalité de ce mouvement
continuellement, « en boucle », pourrait-on dire. Les autres âmes,
c’est-à-dire celles que nous, humains, allons recueillir pendant la durée finie
de notre existence terrestre, font ce qu’elles peuvent pour suivre ce cortège
des âmes parfaites des Dieux. Ill faut se représenter ce parcours comme la
tentative pour les âmes humaines de parvenir de l’autre côté de la voûte
céleste et jouir ne serait-ce qu’un moment
de ce qu’il y a de l’autre côté de cette « courbure » que nous
pourrions dire « orbitale », soient les Essences, les valeurs. Une
mythologie astrophysique voisine ainsi avec ce que nous pourrions appeler une
hiérarchie métaphysique des âmes humaines.
En effet, l’attelage de nos âmes se compose
d’un cheval courageux, obéissant (le thumos : force, courage) et d’un
autre plus indocile, voire pervers (epithumia : la convoitise). C’est au
Noûs, c’est-à-dire à la raison qu’il revient de conduire, comme un cocher, ces
deux principes contradictoires. Nous réalisons ainsi que l’erreur des hommes se contentant des tout
premiers échelons vient probablement de leur incapacité à gérer le cheval
capricieux de l’attelage. Dans le récit de Socrate, Il y aura donc des âmes
humaines qui parviendront à suivre le
cortège des âmes divines et d’autres qui, mal dirigées, entreront en collision
avec les autres, comme on le dirait d‘un embouteillage et n’arriveront pas à
voir les Idées divines. Elles se rabattront ainsi, toutes leurs vies durant
vers des opinions, vers des « on-dit » vers des connaissances
douteuses et approximatives. Seules les âmes qui auront bien perçues la
justice, le bien et la beauté en soi seront dirigées pendant leur séjour
terrestre, vers la science, et la connaissance rationnelle.
Toutes les âmes humaines finissent par
s’épuiser et par ne plus pouvoir suivre le rythme cyclique des âmes divines.
Elles retombent alors sur la terre où elles vivent pendant 10000 ans, 3000 ans
seulement pour les philosophes (les âmes des philosophes jouissent d’un droit
de séjour au ciel plus important que les autres âmes). Cela signifie finalement
que seules les âmes nobles (dont le cocher est adroit) comprennent une fois
incarnées dans un corps humain que rien ne vaut que le Général, l’abstrait, le
conceptuel, et qu’il n’y a aucune
connaissance qui puisse se fonder sur du particulier, du conjecturel, de l’ici
et maintenant. Si je vois un beau visage ou un beau corps je ne dois pas m’y
arrêter, mais réfléchir et m’interroger sur ce qui fait la beauté de tous les
corps, et monter ainsi jusqu’à ce qui fait la beauté en elle-même,
« Une » et universelle ». Mais qu’est-ce qui va pouvoir animer
ce mouvement d’abstraction et de généralisation vers l’unité de l’absolu ?
Le souvenir de ce que nous avons perçu
quand notre âme, pure, sans corps, suivait le cortège des âmes divines.
« Telle est la vie des dieux. Parmi les autres
âmes, celle qui suit la divinité de plus près et lui ressemble le plus, élève
la tête de son cocher vers l’autre côté du ciel, et se laisse ainsi emporter au
mouvement circulaire, mais troublée par ses chevaux, elle a de la peine à
contempler les essences; telle autre tantôt s’élève tantôt s’abaisse, mais
gênée par les mouvements désordonnés des chevaux, aperçoit certaines essences
tandis que d’autres lui échappent. Les autres âmes sont toutes avides de
monter, mais impuissantes à suivre, elles sont submergées dans le tourbillon
qui les emporte, elles se foulent, elles se précipitent les unes sur les
autres, chacune essayant de se pousser avant l’autre. De là un tumulte, des
luttes et des efforts désespérés, où, par la faute des cochers, beaucoup d’âmes
deviennent boiteuses, beaucoup perdent une grande partie de leurs ailes. Mais
toutes, en dépit de leurs efforts, s’éloignent sans avoir pu jouir de la vue de
l’absolu, et n’ont plus dès lors d’autres aliments que l’opinion. La raison de
ce grand empressement : découvrir la plaine de la vérité, c’est que la
pâture qui convient à la partie la plus noble de l’âme, vient de la prairie qui
s’y trouve, et que les propriétés naturelles de l’aile, s’alimentent à ce qui
rend l’âme plus légère; c’est aussi cette loi d’Adrastée, que toute âme qui a
pu suivre l’âme divine et contempler quelqu’une des vérités absolues est à
l’abri du mal jusqu’à la révolution suivante, et que, si elle réussit à le
faire toujours, elle est indemne pour toujours.
Mais lorsque, impuissante à suivre les dieux, l’âme
n’a pas vu les essences, et que, par malheur, gorgée d’oubli et de vice, elle
s’alourdit, puis perd ses ailes et tombe vers la terre (…) Une loi lui défend
d’animer à la première génération le corps d’un animal, et veut que
1. l’âme qui a vu le plus de vérités produise un homme qui sera passionné
pour la sagesse, la beauté, les muses et l’amour; que l’âme qui tient le
second rang donne un roi juste ou guerrier et habile à commander; que celle du
troisième rang donne un politique, un économe, un financier; que celle du
quatrième produise un gymnaste infatigable ou un médecin; que celle de la
cinquième mène la vie du devin ou de l’initié; que celle du sixième
s’assortisse à un poète ou à quelque autre artiste imitateur, celle du septième
à un artisan ou à un laboureur, celle du huitième à un sophiste ou à un
démagogue, celle du neuvième à un tyran. »
Il faut en effet chez l’homme, que l’acte
d’intelligence ait lieu selon ce qui s’appelle Idée, en allant d’une pluralité
de sensations à une unité où les rassemble la réflexion. (c) Or c’est là une
remémoration de ces réalités supérieures que notre âme a vues jadis, quand elle
cheminait en compagnie d’un Dieu, quand elle regardait de haut ces choses dont
à présent nous disons qu’elles existent, quand elle dressait la tête vers ce
qui a une existence réelle ! Voilà donc pourquoi, à juste titre, est seule ailée la pensée du philosophe
; car ces réalités supérieures auxquelles par le souvenir elle est constamment
appliquée dans la mesure de ses forces, c’est à ces réalités mêmes que ce qui
est Dieu doit sa divinité. Or c’est en usant droitement de tels moyens de se ressouvenir qu’un homme qui est
toujours parfaitement instruit de parfaites initiations, devient, seul,
réellement parfait. Mais, comme il s’écarte de ce qui est l’objet des
préoccupations des hommes et qu’il s’applique à ce qui est divin, la foule lui
remontre qu’il a l’esprit dérange ; mais il est possédé d’un Dieu, et la foule
ne s’en doute pas. »
Les âmes dont nous sommes
animés ont toutes fait l’expérience de La Beauté pure, spirituelle, divine,
mais pas dans les mêmes conditions ni à la même distance. Les âmes dont le
cocher n’a pas su maîtriser le mauvais cheval de l’epithumia (appétit) n’ont
pas pu éprouver cette idée d’assez près et ne parviendront jamais à dépasser
les premiers échelons. Voilà pourquoi le désir, transport de nature divine peut
donner lieu à des transports de bien moindre qualité. Les autres par contre,
donneront des philosophes à jamais motivés par le mouvement ascendant vers les
Idées.
La nature du désir est
finalement « nostalgique » à cette différence près que le mouvement
qu’il suscite n’est pas désespéré, comme l’est le désir de revivre le passé,
car il s’agit moins du passé, proprement dit, que d’un séjour originel dans
l’éternité, du rappel de ce qui en nous ne connaîtra jamais la mort. Si les
hommes sont des êtres mortels et temporels, ils portent en eux un principe qui
s’extrait du temps. Il est donc à la fois pratique mais discutable de parler de
cette expérience des idées comme d’une intuition que nous aurions vécue
« avant ». Il serait plus juste d’affirmer que nous éprouvons
l’évidence d’un rappel, d’une reconnaissance, d’un rapport entre, d’une part,
une expérience déterminée, physique et « datable » que nous faisons
aujourd’hui, et d’autre part, une intuition intemporelle, indéterminable
puisque, en dehors du temps et de l’espace, que notre âme immortelle a
« fait », mais sans que l’on puisse dire « quand » (puisque
il n’y a plus de « quand » dans cette dimension).
1)
L’amour d’Autrui nous rend-t-il heureux ?
a) le mythe de l’Androgyne
Au cours du Banquet, tous les convives ont pris
les paroles, et parmi eux Aristophane a, lui aussi, évoqué un mythe dont la
finalité est d’expliquer la pulsion amoureuse dans ce qu’elle revêt de plus
physique. Avant d’exposer ce récit, il faut bien saisir dans quelle perspective
Platon fait parler Aristophane. Ce dernier est un auteur de comédie qui, dans
« les Nuées », a ridiculisé Socrate en le représentant perché dans
une nacelle (le philosophe dans les nuages). On ne peut pas douter de la
volonté de Platon de décrire Aristophane comme un faiseur de farces. L’histoire
de l’androgyne n’est pas un mythe tout à fait sérieux, d’abord parce qu’on voit
bien que le propos d’Aristophane est de rendre seulement raison de l’amour
physique, lequel, comme nous venons de le voir ne définit vraiment que le tout
début de la dialectique ascendante pour Diotime, ensuite parce que la
multiplicité de détails sur les androgynes, sur l’opération chirurgicale qui va
les scinder en deux parties, sur la réflexion de Zeus à propos de la punition
sont du registre de la comédie, voire du grotesque (on voit un Zeus
« bricoleur » composer en proie à une inspiration douteuse la sexualité de l’être qu’il engendre par
division, comme une parthénogénèse improvisée – Il envisage de les couper à
nouveau s’il récidive, prenant au pied de la lettre l’expression attitrée quand
il faut décider : Zeus « tranche » : de l’usage du fil à
diviser comme solution à tous ses problèmes).
Néanmoins non seulement nous retrouvons bien la
forme du mythe (expliquer que ce qui est soit comme il est) mais il est
impossible d’ignorer un certain nombre de résonances, pour le moins troublantes
entre la description de cette division originelle de l’androgyne et de
nombreuses images, expressions ou tournures de phrases utilisées pour exprimer
le sentiment amoureux. C’est comme si, Platon, peut-être involontairement,
trouvait aussi dans le discours du convive le plus controversé du banquet, une
perspective tout-à-fait pertinente de l’amour, le mythe de l’unité perdue que
l’on s‘épuise à retrouver.
L’intelligence de ce mythe se manifeste sur
trois points essentiels :
a) Ce que l’on cherche dans l’union que nous
voulons former avec l’autre, ce n’est pas un couple futur mais le rappel d’une
unité ancienne. C’est « la réminiscence du pauvre », pourrions-nous
dire, mais en même temps, cette perspective fait écho au vocabulaire
amoureux : « ma mie » : ma moitié, « ne faire plus
qu’un », « nous étions voués à nous rencontrer tôt ou tard ».
Les affinités, l’entente, le sentiment de se retrouver de plain-pied avec la façon
d’être d’une autre personne, tout ceci s’appuie sur le fait qu’en réalité, nous
fûmes une seule et même personne. La référence à un « destin amoureux »,
qu’elle soit fondée ou pas, se voit ici confortée par cette image d’une unité
primitive. Cette unité primitive c’est celle que nous retrouvons dans la référence
biologique à « une seule cellule souche », ou tout simplement à
l’origine même de tout être humain, soit la maternité. Avant d’être un nous
fûmes deux en un.
b) Cela fait la transition avec le deuxième
point : dans le mythe l’amour naît d’abord de l’expérience de la
séparation, de la même façon que notre vie commence par le détachement du
nouveau-né de la Mère. Ce n’est pas l’amour qui crée la blessure (la déception,
la rupture, l’éloignement, la désillusion amoureuse), c’est au contraire d’une
blessure originelle que naît l’amour. L’expérience d’être Un se fait sur le
fond d’avoir d’abord été « Deux » et nous serions bien en peine de
définir ici ce qui peut ou doit nous tenir lieu de normalité. L’amour ne
serait-il pas ce retour à une modalité d’être qui ne présupposerait pas
l’altérité comme une donnée fondamentale de l’existence humaine. Nous faisons
toute notre vie comme s’il allait de soi que nous sommes une personne
« Une », dotée d’une conscience « Une », ayant à porter son
nom comme une désignation « une et indivisible », mais ce présupposé
est-il si viable que ça, à l’aune de notre naissance, voire de nos
inclinations ?
c) Enfin ce mythe a le mérite de répondre et,
rétrospectivement, de poser la question la plus fondamentale de l’amour
humain : qu’aimons-nous de la personne aimée : qu’elle soit un autre
« moi » ou qu’elle soit autre que « moi » ?
Qu’aime-ton vraiment de l’autre, qu’il soit autre, ou bien qu’il soit
simplement une autre façon plus ou moins claire d’être finalement
« moi » ? L’amour ne vaut-il qu’à s’adresser à ce qui m’est
fondamentalement distinct, séparé, ou
bien au contraire de pointer vers ce qui rend les frontières avec Autrui, comme
on le dirait d’un territoire, floues, indécises, voire illusoires ?
Cette question revêt un caractère encore plus
problématique dans la relation amoureuse puisque nous sommes dans l’effectivité
de ce rapport « intéressés » à autrui, nous nous sentons
affectivement relié à sa personne. La fin du discours d’Aristophane est, à
l’image de toute son intervention sans équivoque : « Si Héphaistos, lorsqu'ils
se tiennent ensemble, leur apparaissait, tenant ses outils et leur disait:
"hommes ! que cherchez vous à devenir en vous unissant ainsi? " ...
et si, devant leur embarras il leur demandait, de nouveau: " n'est-ce pas
là votre désir, de vous assimiler l'un à l'autre autant que possible, et de ne
vous quitter ni la nuit ni le jour ? Si c'est bien ce que vous voulez, je veux
bien, moi, vous fondre ensemble, vous river l'un à l'autre, et des deux que
vous êtes faire un seul : ainsi tant que vous vivrez, ce sera comme un seul
être d'une commune vie, et lorsque vous mourrez, même là-bas, chez Hadès, vous
ne serez pas deux morts, mais une ombre unique. Réfléchissez, si c'est là votre
amour et si cet avenir vous comble... Alors nous savons bien qu'en réponse
aucun amant ne dirait non. » Qu’est-ce que l’amour en tant que rapport à
Autrui ? Consiste-t-il dans cette proximité qui demeure sans jamais se
résorber et se satisfait de la distance infranchissable entre soi et
l’autre ? Ou bien, dans le prolongement d’Aristophane, faut-il concevoir
l’amour comme le souvenir de cette union prénatale que nous formions avec la
Mère ? Comme un rapport n’aspirant qu’à cesser d’être un pour s’accomplir
dans la fusion et dans l’unité ?
b) Qui est Autrui ?
Par ce terme nous désignons
une autre conscience, mais cette caractérisation crée plus de problèmes qu’elle
n’en résout car en tant qu’il est conscience comme moi, Autrui est même, mais
le fait que cette conscience soit autre l’éloigne radicalement de moi, ou du
moins le distingue. Du fait de cette conscience, Autrui ne peut se réduire à la
seule effectivité d’une présence. Il n’est pas « là » comme cette
chaise ou cette table. Lorsque nous sommes seuls dans une pièce, nous ne vivons
pas le fait d’exister comme un donné « visible », comme une réalité
qui se donnerait à voir. Nous existons, c’est tout, et ce que nous ressentons,
pensons se manifestent à nous comme des évènements « intérieurs ».
Mais voilà qu’une autre personne surgit dans cet espace fermé et tout
change : j’apparais moi aussi sous l’effet de son regard, je me rends
brutalement compte du fait que j’ai une apparence et surtout de ceci que j’ai à
en répondre : si je suis mal coiffé ou mal habillé, il va me falloir corriger
ces « défauts » ou les assumer comme des caractéristiques de mon
être. Que je me conforme aux usages (en soignant mon apparence extérieure) ou
que je les ignore (attitude de rébellion) un fait est acté : je ne peux
plus être indifférent ou insouciant : j’ai à être quelqu’un, voire à
figurer un personnage. « J’ai un dehors comme dit Jean-Paul Sartre.
Autrui, comme autre conscience apparaît dans mon champ de vision comme ce
regard aux yeux desquels je suis une apparence, un dehors, un objet. Avant son
apparition, je vivais intérieurement le fait d’être un corps, lequel ne
m’apparaissait pas comme une pesanteur visible, mais plutôt comme un pur ressenti. Après il me faut assumer ce qui
de moi apparaît à Autrui. Je ne suis plus, j’ai…un corps, une apparence, un
personnage à incarner, au sens littéral du terme (incarner : se faire
chair). Le temps de l’innocence est alors révoqué, commence celui de la
responsabilité, du devoir d’avoir à faire ses preuves devant autrui.
Exister ne
suffit plus encore faut-il que je prouve que j’existe aux yeux des autres, que
« j’ai bien le niveau » qui est attendu si je veux assurer tel ou tel
métier, etc. Devant Autrui, je ne fais finalement que passer des examens de bon
fils, de bon père, de bon mari, de bon copain, de bon citoyen, de bon salarié,
etc. Je passe d’une certaine modalité
d’être : « être pour soi » à une nouvelle plus fragile :
« être pour autrui », comme si, de ce simple fait d’être que je vivais
préalablement comme une évidence, comme une intériorité, je passai à une autre
modalité d’être, plus suspensive, plus douteuse, plus « questionnée » :
toute existence sociale requiert une preuve de son identité. Si
métaphysiquement comme dit Sartre « l’existence précède l’essence »,
socialement l’essence accréditée prévaut sur l’existence.
« S'il y a un Autre, quel qu'il
soit, où qu'il soit, quels que soient ses rapports avec moi, sans même qu'il
agisse autrement sur moi que par le pur surgissement de son être, j'ai un
dehors, j'ai une nature ; ma chute originelle c'est l'existence de l'autre ; et
la honte est - comme la fierté - l'appréhension de moi-même comme nature,
encore que cette nature même m'échappe et soit inconnaissable comme telle. Ce
n'est pas, à proprement parler, que je me sente perdre ma liberté pour devenir
une chose, mais elle est là-bas, hors de ma liberté vécue, comme un attribut
donné de cet être que je suis pour l'autre. Je saisis le regard de l'autre au
sein même de mon acte, comme solidification et aliénation de mes propres
possibilités. »
A partir de ce duel, les rôles seront assignés, mais le maître dés lors dépendra du travail de l’esclave, lequel se tourne du fait de son statut d’esclave vers un autre type de reconnaissance: celui que l’on peut retirer d’être reconnu par son travail par son milieu. L’esclave œuvre ainsi concrètement à retirer de la nature la manifestation concrète de son existence par la transformation qu’il lui fait subir (transformation de la nature en biens de consommation). Le maître sera donc lié aux produits du travail de l’esclave.
Mais pourquoi ne suis-je pas reconnu par Autrui comme libre? Parce que je reste soumis à des nécessités d’ordre vital. Je n’ai pas encore fait la preuve de ceci qu’il y avait en moi une pensée, une conscience capable de se déterminer en fonction d’autre motivations que celle que m’impose la nature: me nourrir, boire, etc. Bref survivre. Comment Autrui pourrait-il admettre que je suis une conscience si je me comporte toujours exclusivement comme un corps qui essaie seulement de maintenir en lui la vie purement organique. Qu’il y a en moi une vie de l’esprit ne peut se concevoir qu’à la condition que je prenne le risque de la mort, c’est-à-dire que mes décisions et mes actes manifestent une certaine « hauteur de vue », une certaine gratuité., que je ne me comporte pas seulement comme un animal. C’est cela qu’il faut entendre par « réalité humaine présente ». Cela signifie que tant que j’aurai peur de mourir, tant que je ne préoccuperai que d’être organiquement en vie, mon « Je » ne sera pas égal à lui-même. Il ne s’assumera pas. Ce « je » sera « faux », juste une façon grammaticale de parler, car en fait c’est exclusivement la nature qui s’effectuera au travers de gestes que « je ferai » mais que je ne ferai que pour trahir ce « Je » puisque ce ne sera jamais en tant que sujet que je me déterminerai mais seulement en tant qu’objet (objet de la nature)
Les deux consciences ont obligation réciproque d’être reconnue par l’autre, mais comme pour l’une, il s’agit d’être libre idéalement, (en droit pourrions nous dire) alors que pour l’autre il s’agit de l’être réellement (en fait), une inégalité se manifeste en fait: l’une des consciences va rentrer dans un rapport de servitude parce qu’elle choisit d’être libre seulement dans la réalité, étant entendu pour elle que le but de la vie est la vie au sens organique, physique du terme. L’autre sera conscience du maître, parce qu’elle choisit d’être libre au sens de « détaché de l’organique ».
L’aliénation ne vient pas de la position sociale ou professionnelle occupée par autrui. Ce n’est pas l’action qu’il commet à mon encontre, mais elle vient simplement et originellement de sa présence, de son surgissement dans l’espace de la pièce. En tant que conscience, autrui s’impose à moi comme cette autre présence à laquelle « j’ai des comptes à rendre ». Cette conscience de moi-même qui, dans la solitude, me donnait de moi-même telle ou telle image, voilà qu’elle m’est arrachée et donnée à l’autre comme lui appartenant de plein droit, comme si la vision qu’il avait de moi était nécessairement plus juste et plus fondée que la mienne. Autrui ne consiste donc pas seulement dans cette autre personne qui fait irruption dans la pièce, il définit aussi un certain type d’attitude qui nous est imposé en sa présence, par sa présence. C’est cette attitude, ce mode d’être pour Autrui qui nous interdit tout mode d’être naturel. Lorsque Sartre affirme: « j’ai un dehors, j’ai une nature », il ne faut pas du tout entendre ce terme comme une manifestation naturelle de mon être, c’est même le contraire: j’ai cette nature dont il revient à l’autre de définir les caractéristiques, je suis à la merci du jugement d’autrui comme une question dont il est la réponse.
Par « chute originelle », il convient d’entendre une forme de destitution: je passe du statut de sujet à celui d’objet. Je crédite le jugement d’Autrui à mon égard d’une objectivité à laquelle il m’est interdit de prétendre. C’est bien à partir de la supériorité de ce crédit dont jouit Autrui du fait même de son extériorité qu’il importe de comprendre le caractère dur, voire hostile de son jugement. Dans la pièce « Huis clos » de Sartre, Inés, Estelle et Garcin ne peuvent pas s’entendre et encore moins s’aimer. Estelle tente un rapprochement avec Garcin, mais il la repousse parce qu’il sait bien qu’il est leur est impossible de nouer une relation authentique dans laquelle chacun tenterait de se faire aimer de l’autre (malgré ce que chacun des personnages a fait) tant qu’une tierce personne leur renverra à la figure le rappel de leurs crimes respectifs.
Il semble donc d’autant plus difficile d’aimer Autrui ou de nous faire aimer de lui que la nature même de son apparition dans notre champ de conscience n’est pas d’ordre affectif mais objectif: « Je reconnais que je suis comme Autrui me voit »
c) Le duel des consciences
Mais pourquoi la présence d’Autrui est-elle si problématique? Pourquoi la question posée par son émergence est-elle celle de la reconnaissance plutôt que celle de l’amour? Pourquoi ce n’est pas l’amour qui s’impose en premier? Cette question qui peut sembler naïve est abordée et tranchée par Hegel par la notion de reconnaissance. C’est précisément le propre de l’homme que de ne pas seulement se satisfaire de vivre, de satisfaire ses besoins essentiels, vitaux. Encore faut-il que nous soyons reconnus en tant que conscience par une autre conscience.
'' Les hommes n'ont pas, comme les animaux, le seul désir de persévérer dans leur être, d'être-là à la façon des choses, ils ont le désir impérieux de se faire connaître comme conscience de soi, comme élevés au-dessus de la vie purement animale, et cette passion pour se faire reconnaître exige à son tour la reconnaissance de l'autre conscience de soi. La conscience de la vie s'élève au-dessus de la vie[..]. Que les hommes, selon l'expression de Hobbes, soient des ''loups pour l'homme'', cela ne signifie pas que, comme les espèces animales, ils luttent pour leur conservation ou pour l'extension de leur puissance. En tant que tels ils sont différents, les uns plus forts que les autres plus faibles, les uns plus ingénieux, et les autres moins, mais ces différences sont inessentielles, elles sont seulement des différences vitales. La vocation spirituelle de l'homme se manifeste déjà dans cette lutte de tous contre tous, car cette lutte n'est pas seulement une lutte pour la vie, elle est une lutte pour être reconnu, une lutte pour prouver aux autres et se prouver à soi-même qu'on est une conscience de soi autonome[...]. Le monde humain commence là.''
Jean Hyppolite (commentant « la dialectique du maître et de l’esclave » de Hegel)
Jean Hyppolite commente ici un passage essentiel de la phénoménologie de l’esprit de Hegel qui nous permet de comprendre pourquoi je ne peux rester indifférent à la présence d’Autrui. Son regard « compte » et autant la présence des choses n’influe pas sur mon attitude, autant l’émergence d’une autre conscience dans la pièce transforme totalement le rapport que j’avais préalablement avec moi-même. Quelque chose de proprement humain commence ici: comme les animaux, nous sommes plus ou moins dotés par la nature de la capacité à conserver notre vie à garder notre territoire ou à l’étendre, mais ce n’est pas du tout sur ces différences que les choses se jouent pour nous.
Tout être humain a à l’égard de son semblable le désir d’être reconnu de lui parce qu’il est Autrui, c’est-à-dire une autre conscience. Cette exigence a deux conséquences immédiates: celui qui va perdre le duel ne sera pas tué mais « reconnaissant ». Tout le propos pour le gagnant est d’être reconnu par un témoin vivant, pas d’être victorieux d’un combat à mort. Il est impossible que cette reconnaissance soit mutuelle, alors même qu’il faut qu’elle le soit.
Mais c’est précisément cette impossible réciprocité de la reconnaissance qui va poser problème: le maître a besoin d’être reconnu par une autre conscience, mais il ne le sera qu’après avoir réduit cette conscience à le reconnaître sans pour autant être reconnue: quelque chose du processus de cette lutte implique pour être victorieuse de détruire l’une des conditions fondamentales de la raison pour laquelle on l’a entreprise. Quel bénéfice de reconnaissance le maître peut-il retirer de ce duel qu’il a gagné si cela même qui fait qu’il l’a gagné réduit le perdant à n’être plus une conscience ?
Le mouvement même de cette dialectique est donc paradoxal. Il va se retourner et finalement aboutir à un résultat contraire à celui du duel. Mais il convient d’insister d’abord sur ce qui va permettre au maître de s’imposer: son détachement à l’égard des nécessités d’ordre organique. Le maître va s’imposer comme conscience à l’autre conscience en prenant le risque de la mort, en s’imposant en tant qu’esprit à l’autre qui, à l’inverse, ne manifestera pas la même capacité à se défaire des exigences organiques. Ainsi par exemple, quelque chose de l’engagement de Socrate à prendre le risque de mourir plutôt que de cesser de philosopher tel qu’il le revendique clairement dans l’apologie exprime sa position de « maître ». En fait, l’esclave est celui qui ne parvient pas à se défaire de cette réalité selon laquelle il est d’abord un corps. Le maître saura faire prévaloir dans son rapport à l’existence qu’il est conscience avant d’être corps.
"En
face de l'autre, chacun est absolument pour lui-même et singulier, et
il exige, en outre, d'être tel pour l'autre et d'être tenu pour tel par
l'autre, d'avoir dans l'autre intuition de sa propre liberté comme
liberté d'un étant-en-soi, -c'est-à-dire d'être reconnu par l'autre.
Pour se faire valoir et être reconnue comme libre, il faut que la conscience de soi se représente pour une autre comme libérée de la réalité naturelle présente.
Ce moment n'est pas moins nécessaire que celui qui correspond à la
liberté de la conscience de soi en elle-même. L'égalité absolue du Je
par rapport à lui-même n'est pas une égalité essentiellement immédiate,
mais une égalité qui se constitue en supprimant l'immédiateté sensible
et qui, de la sorte, s'impose aussi à un autre Je comme libre et
indépendante du sensible. Ainsi la conscience de soi se révèle conforme à
son concept et, puisqu'elle donne réalité au Je, il est impossible
qu'elle ne soit pas reconnue.
Mais l'autonomie est moins la liberté qui sort
de la présence sensible immédiate et qui se détache d’elle que, bien
plutôt, la liberté au sein de cette présence. Ce moment est aussi
nécessaire que l'autre, mais ils ne sont pas d'égale valeur. Par suite
de l'inégalité qui tient à ce que, pour l'une des deux consciences de
soi, la liberté a plus de valeur que la réalité sensible présente,
tandis que, pour l'autre, cette présence assume, au regard de la
liberté, valeur de réalité essentielle, c'est alors que s'établit entre
elles, avec l'obligation réciproque d'être reconnues dans la réalité
effective et déterminée, la relation maîtrise-servitude, ou, absolument parlant, service-obéissance, dans la mesure où cette différence d'autonomie est donnée par le rapport naturel immédiat.
Puisqu'il
est nécessaire que chacune des deux consciences de soi, qui s'opposent
l'une à l'autre, s'efforce de se manifester et de s'affirmer, devant
l'autre et pour l'autre, comme un être-pour-soi absolu, par la même
celle qui a préféré la vie à la liberté, et qui se révèle
impuissante à faire, par elle-même et pour assurer son indépendance,
abstraction de sa réalité sensible présente, entre ainsi dans le rapport
de servitude."
Hegel, Propédeutique philosophique (1809-1816), 2e cours, 1ère subdivision, 2e degré, trad.M.de Gandillac, Éd. de Minuit, 1997, p. 97-9
Pour bien comprendre le mouvement paradoxal de cette dialectique, il convient de suivre le fil du raisonnement de Hegel dans ce passage de la propédeutique (l’explication est en italique):
"En face de l'autre, chacun est absolument pour lui-même et singulier, et il exige, en outre, d'être tel pour l'autre et d'être tenu pour tel par l'autre, d'avoir dans l'autre intuition de sa propre liberté comme liberté d'un étant-en-soi, -c'est-à-dire d'être reconnu par l’autre. »
Explication: Que signifie vraiment l’acte d’être reconnu? Il désigne le fait que ma liberté ne se vit seulement comme un ressenti qui serait seulement mien car il ne serait que subjectif. Si, lorsque nous ne sommes pas majeurs nos parents refusent de nous laisser faire telle ou telle chose, cela signifie que cette liberté que j’expérimente pourtant être en moi n’est pas viable, n’est pas effective parce qu’elle n’est pas reconnue par l’autre. C’est comme si le droit d’exister par soi-même m’était refusé. Je me sens libre mais je ne le suis pas puisque autrui ne m’accorde pas le droit d’être moi-même par moi-même.
« Pour se faire valoir et être reconnue comme libre, il faut que la conscience de soi se représente pour une autre comme libérée de la réalité naturelle présente. Ce moment n'est pas moins nécessaire que celui qui correspond à la liberté de la conscience de soi en elle-même. »
L'égalité absolue du Je par rapport à lui-même n'est pas une égalité essentiellement immédiate, mais une égalité qui se constitue en supprimant l'immédiateté sensible et qui, de la sorte, s'impose aussi à un autre Je comme libre et indépendante du sensible. Ainsi la conscience de soi se révèle conforme à son concept et, puisqu'elle donne réalité au Je, il est impossible qu'elle ne soit pas reconnue.
Chez l’homme, la liberté est à faire, à prouver. Ce n’est pas parce que je dis « je » que ce « je » existe, qu’il fait de moi un sujet. « Supprimer » l’immédiateté sensible, c’est manifester que je ne suis pas seulement soumis à des motivations sensibles comme l’est, selon Hegel, un animal. Nous avons des besoins d’ordre physiologiques, mais si nous nous comportons seulement comme déterminés par ces besoins, alors, nous ne sommes pas humains. Or cette preuve que « je » est bien « je » n’est pas fondamentalement différente si je me l’apporte à moi-même que si je la fonde aux yeux d’autrui. Pour m’imposer à autrui comme une liberté et me faire reconnaître de lui, il suffit que je me le prouve à moi-même (nous pourrions dire que l’acteur "Je » de la conscience doit le prouver au spectateur « Je » de la conscience (ou, comme dirait Lacan, le je de l’énoncé le prouve aux yeux du je de l’énonciation)
Mais l'autonomie est moins la liberté qui sort de la présence sensible immédiate et qui se détache d’elle que, bien plutôt, la liberté au sein de cette présence. Ce moment est aussi nécessaire que l'autre, mais ils ne sont pas d'égale valeur.
Ce passage est crucial: cette égalité du je avec lui-même ne va pas s’imposer de la même façon à tous les hommes, car certains hommes vont préférer l’autonomie à la liberté. Qu’est-ce que l’autonomie? C’est la capacité que nous avons à assumer notre liberté dans la présence sensible immédiate, c’est-à-dire au sein même de cette dimension purement organique qui consiste à assouvir nos besoins vitaux. Etre autonome, c’est se débrouiller tout seul dans cet ouvrage qui consiste seulement à demeurer vivant donc se refuser à prendre le risque de la mort. Dans le duel des consciences, une des deux va clairement s’affirmer comme libre, c’est-à-dire détachée du sensible et l’autre va s’affirmer comme autonome, c’est-à-dire capable de survivre sans se détacher du sensible. On pourrait dire que l’une des deux consciences choisit d’être idéalement libre alors que l’autre choisit de l’être réellement, mais être réellement libre ne signifie pas que l’on se détache de l’asservissement à la réalité. Cette conscience demeurera esclave, alors que celle qui se détache complètement du sensible sera celle du maître. Les deux consciences choisissent de s’assumer mais pas dans la même dimension, et c’est cela qui explique que chacune d’elle tout en s’efforçant l’une comme l’autre d’être égale à elle-même, ne le sont pas « pareillement ».
Par suite de l'inégalité qui tient à ce que, pour l'une des deux consciences de soi, la liberté a plus de valeur que la réalité sensible présente, tandis que, pour l'autre, cette présence assume, au regard de la liberté, valeur de réalité essentielle, c'est alors que s'établit entre elles, avec l'obligation réciproque d'être reconnues dans la réalité effective et déterminée, la relation maîtrise-servitude, ou, absolument parlant, service-obéissance, dans la mesure où cette différence d'autonomie est donnée par le rapport naturel immédiat.
Puisqu'il est nécessaire que chacune des deux consciences de soi, qui s'opposent l'une à l'autre, s'efforce de se manifester et de s'affirmer, devant l'autre et pour l'autre, comme un être-pour-soi absolu, par la même celle qui a préféré la vie à la liberté, et qui se révèle impuissante à faire, par elle-même et pour assurer son indépendance, abstraction de sa réalité sensible présente, entre ainsi dans le rapport de servitude."
Il est tout de même question d’arracher à l’autre la reconnaissance de soi, ou pour le moins de la gagner, de la conquérir. Il faut qu’autrui me reconnaisse comme un être à part entière, un être pour soi absolu, doté d’une conscience. C’est cela le but et il ne fait pas de doute que ce but, la conscience qui s’est détachée de la réalité sensible est plus à même de l’atteindre que l’autre, puisque cette dernière a choisi (librement pourrait-on dire) de rester dans la vie organique, de tout soumettre à cette motivation là, laquelle reste une préoccupation plus « basse » que la liberté. Alors que l’autre conscience s’est clairement engagée dans un rapport décisif à la liberté style « la liberté ou la mort », l’autre conscience, celle de l’esclave a choisi d’être libre mais sans risquer la mort donc elle préfère la vie à la liberté, en fin de compte, par suite elle n’est pas « absolument » libre.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire