vendredi 7 mars 2025

Terminale 1 / 4 / 5: Droit justice et morale (3 et fin)

 


Résumons tout ce qui a été vu:

Ce qu’il faut que nous distinguions clairement c’est tout ce qui va changer dans l’articulation de ces trois notions « Morale, Justice et Droit » avec Spinoza et surtout avec sa conception du droit naturel qui est inspirée de celle de Hobbes mais pas du tout identique. La première prise de parole du Choeur d’Antigone nous avait fait comprendre quelque chose de fondamental: dans ce dialogue entre Créon et Antigone se joue quelque chose de l’être humain non pas forcément que l’un ait raison contre l’autre, c’est même le contraire qui est vrai, parce que d’une part un être humain qui a le pouvoir peut se laisser abuser par cette situation et dépasser la mesure en se donnant un pouvoir qui excède sa charge, c’est ce que fait Créon. Mais d’autre part, Antigone en opposant à l’exercice d’un droit injuste une justice divine supérieure ne nous éclaire pas davantage parce que cette valeur divine « supra humaine » ne semble pas disposer d’une autre puissance que celle de déclencher après coup des problèmes de conscience morale. De fait elle se sacrifie à cet idéal de justice. Si sa révolte est révélatrice, édifiante et finalement tragique, elle n’indique de direction viable qu’a contrario, en négatif.  Nous, humains du 21e siècle, qui lisons la pièce 2600 ans après qu’elle ait été jouée pour la première fois, pouvons nous dire qu’il nous faut prendre très au sérieux la définition que Sophocle donne de l’espèce humaine: nous sommes « Deinos »: merveilleux et terrifiants, en même temps et pour les mêmes raisons. Quelles sont-elles? Il n’existe pas de limites à ce que nous pouvons produire, ni dans la nature, ni dans les cieux, ni dans les Enfers, nulle part. L’être humain n’est limité par rien d’autre que les lois qu’il se fixe à lui-même. Cela peut se dire en un autre sens et par un autre terme: celui d’ethos (attitude). 

Mais qu’est-ce que cela veut dire concrètement? Que l’être humain est cet être qui doit, dans son être, se soucier de son être, c’est-à-dire, encore plus simplement, qu’être: cela ne se suffit pas à soi-même pour l’être humain, c’est ce dont il faut qu’il se soucie, c’est qui doit lui importer et il est fort probable que nous soyons la seule espèce investie de cette charge là. 

Sophocle retire avec justesse (et un peu d’effroi) les conséquences des pharmaka (pharmakon au pluriel). Nous sommes des êtres exosomatiques de telle sorte que nos instruments et notre technologie nous font être ce que nous sommes par ce dépassement constant des limites de notre corps propre pas des outils de plus en plus nombreux, de plus en plus performants. 

Le sort de notre être se joue donc à chaque nouveau pharmakon et la démesure se profile à l’horizon de chaque nouvelle invention de la même façon qu’un poison contient en lui-même par lui-même son propre remède. C’est pour cela que l’éthique, le souci de son être doit constamment habiter l’être humain. Si, par malheur, une technologie faisait naître en lui la tentation d’un pouvoir illimité et qu’il y cède entièrement, alors le pharmakon pencherait du mauvais côté et l’humanité sombrerait dans un naufrage existentiel désastreux. (Est-ce ce qui est en train de nous arriver? Oui, nous retrouvons ici les termes mêmes revendiqués par le transhumanisme - Nous avons tout simplement perdu le souci de notre être)

Ce qu’Antigone a manifesté, c’est un souci de son être qui a dépassé le souci de sa vie, de rester en vie. Elle a fait primer la justice sur le droit (positif) de Créon. Mais grâce à quoi ou à qui? A ce que sa conscience lui a inspiré. C’est dans le rapport de soi à soi (morale) qu’elle a trouvé la force et la justesse argumentative de résister à Créon, ce qui l’a conduit à la mort. Chaque être humain possède en lui un repère intuitif suffisamment juste, pertinent et puissant pour lui faire clairement savoir quand une loi édictée par un pouvoir légal est complètement injuste, c’est-à-dire quand une action légale est en fait illégitime et cette intuition de la légitimité, c’est exactement ce que l’on appelle le droit natureL Tout ceci nous fait donc clairement comprendre que le fond de la question posée par ces trois notions est finalement de savoir ce qu’est le droit naturel en vérité et s’il existe.

(Ajoutons ici cette parenthèse: cette question se pose à nous dans ce cours de philosophie là mais aussi dans notre vie de citoyens du 21e siècle. Nous qui avons, depuis la révolution industrielle mais probablement bien avant, poussé jusqu’à des seuils aujourd’hui très critiques les seuils d’habitation de la planète, assistons à la mise en place de mesures de plus en plus violentes et de plus en plus destructrices de la philia fondement de la polis selon Aristote, et ce aussi bien aux EU qu’en Europe, comme si des solutions radicales et violentes étaient la solution d’un problème dont notre ignorance et notre quête effrénée de pouvoir étaient la cause. Cette question du fondement du droit naturel se pose à nous urgemment même s’il faut l’aborder calmement. Un mouvement dont il n’est pas dit qu’il soit majoritaire mais qui se diffuse à vitesse grand V répond à l’hybris par de l’hybris. Il faut envisager la possibilité qu’un auteur qui a discerné avec autant de lucidité le problème  pourrait être de quelque secours dans la solution)

Or à cette question de savoir ce qu’est le droit naturel, il y a plusieurs réponses. Nous avons beaucoup parlé du droit naturel classique qui finalement consiste à opposer à la norme du droit positif qui finalement réside dans l’état, dans les institutions dont un état se dote avec un pouvoir dont la charge est de l’incarner et de le faire respecter, une norme supérieure. C’est la solution proposée par Antigone même si les dieux dont elle parle sont issus d’une religion panthéiste et non monothéiste.  



Il existe finalement  trois conceptions du droit naturel:

  • Celle, classique, de Montesquieu qui désigne cette intuition innée de la justice, d’un droit premier dont tout être humain serait porteur, en tant qu’être humain. Mais nous avons vu à quel point cette définition avait vraiment du mal à résister aux critiques aux arguments adverses, principalement à ceux de Pascal. Reprenons ces termes: peut-être a-t-il existé un jour un droit naturel mais, de fait, reconnaissons que ce pressentiment a bien disparu sans quoi il existerait une ou plusieurs lois universelles. 
  • Celle de Hobbes qui a le grand mérite d’assimiler la puissance et le droit. Nous avons à l’état de nature autant de droit que de puissance et si ma puissance est plus imposante que celle d’une autre personne j’ai le droit de la dépouiller, de l’agresser, de la tuer. Mais précisément ce droit naturel ne peut pas me garantir de survivre bien longtemps puisque il s’active dans l’état de nature et que la loi naturelle inspirée par la raison me commande de la contrarier, ce qui in fin m’incitera à signer un pacte avec le Léviathan, comme tous mes concitoyens.
  • C’est précisément cette assimilation du droit naturel avec la puissance que Spinoza reprend et finalement approfondit bien plus que Hobbes en lui donnant une dimension ontologique. Si le droit naturel suit exactement le même mouvement le même flux que ma puissance c’est tout simplement parce que je consiste davantage dans le fait d’être une puissance plutôt qu’un être que quelqu’un. L’intuition géniale de Spinoza, c’est que les individus ne sont pas des substances, des êtres  mais des modes d’être et que cet être c’est dieu, ou la nature. Ce droit naturel là n’est plus offert aux coups de Pascal, il subvertit les critiques des tenants du seul droit positif en saisissant le problème à une racine encore plus profonde qu’ils ne le font.

La très grande force de la conception spinoziste du droit naturel vient de ceci qu’il n’est nullement nécessaire de chercher la légitimité de ce qui est ailleurs que dans le fait que « c’est ». Envisageons la possibilité qu’il y ait un principe de raison qui soit à l’oeuvre dans l’être, dans le fait d’être. Il est absolument primordial de bien distinguer cette raison que chaque être (et pas seulement humain) a d’être et d’être ce qu’il est de la survie. Il n’est pas du tout question ici de l’instinct de survie. Etre c’est s’affirmer soi-même en tant que l’on consiste dans le fait d’être une certain façon d’être. On ne voit pas comment ni pourquoi nous pourrions donner prise à une idée aussi absurde que celle qui consisterait à poser que ce qui est n’est pas « comme il faut ». Il y a bien un principe de raison dans le fait que telle chose que tel être, que tel monde « est ». Lequel? Et bien justement parce qu’il « est ».  Peut-on se maintenir dans la conscience de cette évidence et réaliser que l’être humain est probablement le seul à avoir généré cette idée très étrange voire totalement caduque et désastreuse selon laquelle « ce qui est » ne serait pas « comme il faut que ce soit » mais alors qui déciderait de ce qu’il faut que ce soit? 

Dieu, mais alors pourquoi Dieu aurait fait un monde qui ne serait pas ce qu’il faut qu’il soit (à cette bonne question le péché d’Adam et Eve répond même si c’est par le biais d’ une histoire). On pourrait aussi répondre « la raison » mais cela impliquerait de supposer une raison supérieure au principe de raison par le biais duquel ce qui est « est » (mais pourquoi une autre raison que celle là?). On pourrait aussi répondre, comme Aristote, "par la nature", mais ici aussi cela impose de supposer une nature autre que celle qui fait être ce qui est comme il est, ou de miser, comme le fait Aristote sur une « finalité »  de la nature.  Ce qui est intéressant chez Spinoza c’est que le droit naturel ne dépasse pas du cadre de ce sentiment de légitimité que vous éprouvez en existant  qu’il est juste que vous existiez et que plus vous libérez votre puissance d’existence plus vous êtes légitimé.e à le faire.  

Votre envie de vivre ne serait absolument rien si vous n’aviez pas envie d’être, la preuve c’est que la première disparaît dés qu’elle n’est plus alimentée par la seconde.  Il n’est pas du tout stupide ni anachronique de situer cette définition du droit naturel dans la perspective du Dasein heideggerien. Du point de vue de ce dernier tout être humain éprouve l’angoisse d’être jeté dans l’existence sans aucune justification ni garantie, ni légitimité. Ce n’est pas parce que rien ne justifie que je sois que quelque chose justifierait que je ne sois pas et deuxièmement il se trouve qu’en cet instant je suis et ne trouverait peut-être pas d’autre légitimité que celle c i en cet instant là…Mais de fait elle suffit. 



Le troisième argument en faveur de ce droit naturel vient aussi du fait que c’est en terme de puissance que Spinoza le mesure. Et cela aussi va dans un sens compatible avec le dasein heideggerien car cette angoisse touche l’essence de mon être, le fait que je ne sais pas ce que je suis  ou que je sois parcouru de la certitude qu’il n’est rien de ce que je suis qui ne justifie que je le sois mais il n’en est pas moins vrai que je libère dans le fait que je sois une certaine puissance qui certes n’aboutit jamais à m’essentialiser (me poser comme essence). Je suis tout ce que je peux pour être, pour exister ce qui définit bel et bien un chemin mais l’oeuvre de cette individuation n’est pas close ni aboutie et elle ne le sera (heureusement) jamais. En d’autres termes, nous persévérons dans le fait d’être mais nous ne « sommes »  pas, si par ce terme nous voulons dire que nous serions cet être là une fois pour toutes. Par conséquent mon droit naturel c’’est la puissance que je libère en cet instant pour être, pour « m’effectuer » dans cet instant en y persévérant, ni plus ni moins. 

Dés lors il est possible de décrire en quatre points très précis (et en suivant là-dessus le cours donné par Deleuze le 09/12/1980) les différences radicales entre le droit naturel classique et le droit naturel spinoziste.



1 - Essence (droit naturel classique) contre puissance (droit naturel spinoziste): dans toutes les conceptions classiques du droit naturel l’être humain est un être raisonnable. Il est défini de cette façon. Son droit naturel consiste donc à correspondre en tous points à cette définition d’une être raisonnable. C’est en tant  qu’il est ce qu’il est qu’il doit faire ce qu’il doit faire. Toute une hiérarchisation des devoirs suit de cette définition est anti qu’être. 

Pour Spinoza, un être n’est pas tant tel être que ce qu’il peut en vertu de sa puissance. Ce n’est pas parce que je suis un homme raisonnable que je dois faire ce ci ou cela, c’est en tant que je peux plus ou moins que je suis en train d’être tout ce que je peux. Mon droit naturel est donc proportionnel à ma capacité à persévérer dans le fait d’être. Les existants ne se distinguent pas les uns des autres en fonction de ce qu’ils sont mais en fonction de leur degré de puissance, de leur persévérance.

2 - Etat de nature et état social. Pour la conception du droit naturel classique, l’état de nature c’est un état dans lequel l’être humain est ce qu’il doit être: raisonnable. On peut rappeler ici la tradition adamique: Adam est parfait quant qu’il tombe dans le péché.  A partir du moment où nous avons une définition d l’être humain: être raisonnable, on pose une sorte d’état naturel dans lequel l’être humain est « pur », dans une sorte de rapport originel et idéalisé à son essence (puisqu’il en a une): c’est l’état naturel. 

Rien à voir avec l’état de nature chez Spinoza qui est fondamentalement pré-social. L’état de nature c’est l’état où chacun ne vit qu’en fonction de sa puissance. C’est ce qu’il y a avant que ne se pose la question de l’état social et là Spinoza et Hobbes auront deux réponses différentes. Pour Hobbes il va falloir renoncer au droit naturel (contrat et léviathan). Pour Spinoza, il va falloir s’arranger Bourque toutes les puissances individuelles s’organisent sans rien perdre de leur persévérance dans le fait d’exister. Pour Spinoza et Hobbes, l’être humain ne naît pas raisonnable. Il n’est pas tel ou tel, il fait tout ce qu’il peut pour être, mais il existe un devenir raisonnable de l’être humain même si Hobbes et Spinoza ne le voient pas de la même façon.

3-  La relation entre devoir et droit. A partir du moment où l’être humain est défini comme être raisonnable, il faut qu’il soit à la hauteur de sa définition, ce qui induit qu’il ait des devoirs pour se conformer à cette « dignité ontologique » là. Le devoir est donc premier par rapport au droit dans la vision classique du droit naturel. Ce N’est pas le cas du tout pour le droit naturel de Spinoza. Ce qui compte en premier lieu c’est que ce droit que j’ai en tant qu’existant, en tant que je fais ce peux pour persévérer demeure. Nous jouions d’abord du droit naturel de persévérer dans notre être. les devoirs ne seront que des obligations secondes tendant à limiter les droits pour le devenir social de l'homme. Il faudra limiter les droits pour que l'homme devienne social, mais ce qui est premier c'est le droit.

4- La question de l’autorité et de la compétence - Si mon droit naturel se mesure à ma puissance à persévérer dans mon être, on ne voit pas du tout comment ni pourquoi j’accepterai une autre autorité que la mienne. Les compétences du prêtre, du sage et du prince ne sont ici d’aucune portée et il n’est rien ni personne d’autre que moi qui puisse définir mon droit naturel en tant qu’il est l’effort que je suis en train de libérer en cet instant même pour persévérer dans l’être. Il est agilement très éclairant de penser ici qu’il est question de tous les êtres et pas seulement les humains. Une mitochondrie a raison d’être une mitochondrie mais où va-t-elle chercher cette raison là? Nulle part si ce n’est en elle-même dans le fait de persévérer dans son être propre et de le faire dans une nature au sein de laquelle rien n’est totalement isolé. On ne voit vraiment pas pourquoi je chercherais dans le conseil d’une autre personne ou d’un groupe ou d’une idéologie quelconque des raisons de me justifier d’exister puisque j’existe et qu’en persévérant dans ce fait d’exister je donne raison à ce qui me fait exister, étant entendu que cela ne peut pas être sans raison. La raison que j’ai d’exister c’est que j’existe et on ne voit pas où ni pourquoi il faudrait que j’en cherche une autre. J’ai autant de raisons d’exister que de données intensives chiffrées libérées en cet instant dans le fait que je persévère dans l’être, et comme il se trouve que je suis en cet instant, j’ai nécessairement le doit naturel d’exister. La seule question qui vaut en fait c’est « combien? »



5) L’éthique plutôt que la morale

« Existe-t-il quelque part une boussole, un moyen sûr de savoir ce qu’il faut que je fasse? » Finalement c’est bien ça la question simple que nous nous posons depuis le début de ce cours.  Antigone voit le cadavre de Polynice pourrir à l’air libre. Elle sait que Créon a interdit que l’on inhume ce corps et elle sait également que Créon en tant que roi de la cité a le droit légal de se faire obéir. Mais elle le fait quand même et quand on lui demande pourquoi, elle répond « A cause des dieux! ». Elle croit donc qu’il existe une justice qui prévaut au-delà des lois d’une cité. C’est l’une des premières expressions de la croyance  en un droit naturel situé au-dessus du droit positif incarné par Créon. Mais de fait Antigone sera condamnée à mort. Elle incarne une droiture, un être à soi suffisamment ferme pour préférer mourir sans se renier que vivre « à son corps défendant », dans la conscience affûtée d’un désaccord avec soi.  

Que dois je faire? Jusque là il semble que nous ayons le choix entre deux attitudes: 1) se soumettre aux lois, parce qu’en fait, quoi qu’en dise Antigone, les Dieux ne sont pas ici et il n’y a pas d’autre critère de l’action que la loi extérieure du droit positif qui de fait se manifeste à moi. Le problème qui peut se poser ici est celui de la raison d’état, concept dont on peut considérer qu’il fût finalement continuellement à l’oeuvre durant le 3e reich et qui finalement donne à un chef d’état le droit de dire ce qui est de droit et ce qui ne l’est pas, comme Créon ou comme Georges Bush quand il crée des camps de réclusion pour des personnes accusées de collusion avec le terrorisme et qu’il les fait torturer (nous pouvons également citer notre ministre de l’intérieur Monsieur Retailleau quand il affirme que "l’état de droit n’est pas intangible " (ben si, il l’est! Il est bien placé pour le savoir car il ne peut pas être ministre ailleurs que dans un état et aucun état ne peut exister sans droit. Il n'est absolument rien qui nous justifierait à le reconnaître comme ministre s'il avait raison en disant cela )

2) Croire au droit naturel, ce qui impose une sorte de critère intérieur à chaque être humain, comme si chacune et chacun détenait en soi, par sa conscience une sorte d’indicateur sûr, approprié à chaque situation connecté en ligne directe avec les Dieux ou Dieu tout court ou la raison universelle, mais de toute façon, à une norme supérieure, divine ou universelle, rayonnant du dessus: une valeur. C’est très « beau » mais c’est faux, parce qu’alors on peut laisser Pascal avec son talent inégalé, détruire avec brio le présupposé hasardeux d’une telle supériorité normative. Comment rendre compte de la pluralité des droits positifs s’il existait un droit naturel?

Si nous nous sommes intéressés à Thomas Hobbes et à Baruch Spinoza c’est parce qu’ils nous proposent une conception du droit naturel qui n’a rien à voir avec la conception classique. Il n’est pas question de chercher une norme supérieure qui se situerait au-dessus du droit positif mais au contraire de revenir au plus bas de l’existence humaine voire, pour Spinoza de l’existence tout court, de saisir ce qui finalement est le plus irréductiblement « là », ce qu’il est absolument impossible de nier, de remettre en cause et de situer le droit à ce niveau d’irréductibilité là.

Mais que trouvons nous « là »? La puissance, c’est-à-dire l’activation par tous les êtres de leur persévérance dans l’être. Que ce soit pour une bactérie, une pierre, un virus, un bourgeon, une fourmi ou un être humain, ces formes très différentes de vie « sont », et chacune d’elles, chaque spécimen de ces formes de vie persévère dans le fait d’exister. C’est ça le droit naturel (c’est vraiment pas compliqué). « L’Homme n’est pas un empire dans un empire »: cela veut dire que pour Spinoza, l’être humain n’est rien de plus (ni de moins) qu’une forme de vie dont chaque spécimen fait son chemin dans toutes ces lignes de persévérance là. Nous existons, c’est-à-dire que nous libérons des variables intensives plus ou moins fortes suivant les situations et nous pouvons faire cela parce que finalement nous ne consistons que dans cet indice fluctuant de puissance que nous sommes capables d’émettre ici et maintenant. Votre droit naturel se mesure à l’aune de la puissance que vous libérez en cet instant en lisant ces lignes (du coup, la question qui se pose pour moi qui les écris est celle de savoir si « le courant passe », si en ce moment ces lignes que je rédige libère à quelque degré quelque chose de votre puissance de lire, de comprendre, d’abonder ou pas dans le sens des mots que je choisis).


C’est comme si les mâchoires caustiques et ironiques de Pascal claquaient désespérément dans le vide (et quel bien ça fait!) parce qu’il est empêché de mordre. Il n’a rien à se mettre sous la dent. Spinoza ne croit rien, n’espère rien, ne mise sur rien. Cette conception naturelle du droit naturel est très en deçà de quoi que ce soit d’élevé, de noble, de supérieur. Mon droit naturel c’est mon droit d’exister et ce droit d’exister c’est cette puissance d’existence que je libère ici maintenant en existant. Il n’existe pas de norme, ni d’instance de jugement, ni de critère, ni de devoir-être auquel nous aurions des comptes à rendre ou une autorisation à demander autre qu’en nous, par nous dans ce fait que nous existons. J’ai le droit d’exister parce que de fait j’existe mais exister ce n’est pas un acte que j’effectue en tant qu’être, en tant que nom propre, mais en tant que puissance, que potentiel, qu’énergie, qu’élan de vie, qu’effort. Nous faisons ce que nous pouvons, c’est-à-dire que, comme toutes les parcelles de vie de tous les univers de tous les mondes nous libérons le comptant de puissance dont nous sommes capables en cet instant et aussi minime que soit ce comptant, il n’en participe pas moins à ce fait qu’une totalité s’y constitue, s’y tresse de toutes les mailles constituées par toutes les formes de vie donnant tout leur comptant de puissance en cet instant là. Bref que le fait d’être soit en cet instant, c’est ce qui en toute dernière instance justifie tous les modes d’existence existants et il n’y pas d’origine plus simple, plus donnée, plus irréductible et plus justifiée à être que celle ci. Et c’est ça le droit naturel! (Pascal ne pourra pas revenir en deuxième semaine! C'est dommage)

Il n’est pas facile de situer Antigone par rapport à tout cela. Il est clair qu’elle invoque les Dieux infernaux et finalement décrit point par point toutes les caractéristiques du droit naturel classique pour s’opposer à Créon. En même temps, elle est la fille d’oedipe celui de tous les mortels qui est probablement le plus au fait de toutes les impasses auxquelles peut penser l’orgueil du nom, des charges, d’une certain poursuite du pouvoir et de la connaissance. Elle est la fille d’un vagabond aveugle dont elle a partagé les dernières pensées. Oedipe s’est trompé toute sa vie sauf là: dans cette période là et nous ne pouvons pas mesurer la portée de ce personnage en tenant pour rien cette errance d’un père incestueux avec sa fille. Tout ceci pour dire qu’il n’est pas exclu qu’il y ait derrière le droit naturel brandi comme un étendard par Antigone quelque chose d’un droit naturel plus premier, plus brut, bref plus naturant et plus Spinoziste avant l’heure. 

Mais le plus sûr et le plus clair est de suivre le filon creusé par Spinoza pour bien saisir les raisons qui vont naturellement nous conduire à l’éthique et non à la morale. Pour Spinoza, ce n’est pas en tant qu’être que je participe à l’être, c’est-à-dire à cette totalité de tout ce qui existe maintenant. Il n’y a que cette totalité, c’est-à-dire Dieu qui peut assumer cette détermination à être, tout simplement parce qu'il est cause de soi. Spinoza s’est fait excommunier pour être allé jusqu’à l’implication la plus logique et la plus irréfutable de cette équation de l’être. Que l’être soit, on ne voit vraiment pas pourquoi ni comment il faudrait supposer que cela implique séparation. Ce que cela veut dire c’est qu’il n’existe pas une seule forme d’être qui ne soit immanente au fait d’être. A part l’intérêt que certaines personnes vont investir dans le fait de se situer par rapport à leurs semblables au-dessus d’elles en s’auto-légitimant arbitrairement comme dépositaires des paroles d’un Dieu supposé supérieur, on ne voit pas bien ce qui justifie ce détachement des créatures à l’égard de leur créateur. Toute forme d’être participe à ce principe par le biais duquel « être se fait être en étant, et en étant maintenant ».


Dieu, c’est l’être et par ce terme, il ne faut pas entendre davantage que ceci: le fait d’être tel qu’il se manifeste en chaque parcelle d’être. Il n’est pas une seule forme d’être qui ne participe de l’essence de Dieu. Ce qui veut dire qu’aucun de nous n’est une essence « UN » être. Seul Dieu EST, seul l’être est (c’est logique!). Mais alors que sommes nous? Des puissances qui faisons tout ce que nous pouvons pour être. Quand je suis devant un mur, je suis aussi devant une puissance parce que ce mur libère une certaine puissance pour rester mur, une certaine cohésion de tous les éléments qui le composent. Et moi je suis une puissance coexistant avec cette autre puissance et avec une multiplicité de puissances dont chacune libère le coefficient d’énergie grâce auquel elle persévère dans le fait d’être, c’est-à-dire finalement en Dieu. C’est comme un complot mais un super complot parce que nous sommes absolument toutes et tous lié.e.s les un.e.s aux autres par un rapport secret qui finalement nous unit (que nous le sachions ou pas…Bon! Trump il le sait pas!) à ceci par quoi être « est ». Cette détermination par le biais de laquelle il est absolument évident à quiconque réfléchit un tant soit peu que Dieu est l’être qui est cause de soi (ou en d’autres termes qu’être est un principe immanent qui est cause de lui-même) implique cet cause de soi est aussi nécessairement « un être à soi ». Pourquoi? Parce que nous sommes ici en train d’évoquer le concept d’une totalité immanente sans extériorité. Il n’est rien qui puisse exister en dehors de cette intériorité là, d’ailleurs cette distinction « intérieur / extérieur » ici n’a pas la moindre pertinence (pour une raison simple: le néant n’est pas…même dans le boîte crânienne de Trump, y’a sûrement un petit quelque chose….en cherchant bien!).

Ce qui définit profondément la philosophie de Spinoza, c’est à la fois son monisme  (tout est UN) et son désanthropocentrisme, sa dépersonnalisation de Dieu. Résumons: Dieu ne peut pas être Dieu, c’est-à-dire le principe par lequel tout ce qui est « est » sans être cause de soi (parce qu’alors il faudrait supposer un Dieu au-dessus de Dieu (et il faut bien que ça s’arrête cette histoire). Or on ne peut pas être cause de soi sans être à soi et, par conséquent comme nous sommes toutes et tous des formes de vie cultivant à leur façon des façons d’être…Dieu, nous disposons toutes et tous de cette « caisse de résonance »  là, d’être à soi, c’est celle là même qui nous remplit de joie quand nous donnons le maximum de puissance dont nous sommes capables (ici il faut faire attention, Spinoza ne parle pas de « conscience », nous serions mieux avisé.e.s de parler de compréhension rationnelle).

Je ne peux rien vouloir mieux et plus activement que ceci: accroître ma puissance d’être et d’agir (et c’est cela qui fonde aussi mon droit naturel). Or nous sommes sujets à des affects, ces affects sont des chocs qui se manifestent parce que nous sommes pris dans des rapports, dans des chaînes de causalité dans des rencontres avec d’autres personnes qui vont avoir des effets plus ou moins favorables à cet accroissement. Que dois-je faire? Les comprendre, les saisir dans la totalité des enchaînements au coeur desquelles je suis pris. Je ne suis pas libre de ne pas saisir ces chocs. Je les reçois nécessairement mais si je les comprends, je pourrai neutraliser les effets des pires. Comprendre, réaliser cela, c’est participer encore mieux de cette essence de l’être à laquelle je participe. Ce n’est pas en tant que « je », en tant qu’être (puisque, répétons le, je n’en suis pas un), ni même en tant que conscience que je comprends cela, c’est une réalisation immanente à l’activité de penser par elle-même. L’être est cause de soi, ce qui implique qu’il est à soi et cet être à soi nécessairement se pense comme être à soi. Quand je pense je participe de ce mouvement par lequel l’être à soi se pense comme tel.  Penser adéquatement, c’est-à-dire rigoureusement, c’est participer de ce que c’est pour Dieu que de se penser Dieu ou bien en d’autres termes. Participer de ce que c’est pour l’être que de se penser en tant qu’être et cela intérieurement.



Nous parvenons enfin à comprendre pourquoi c’est à l’éthique et non à la morale qu’il faut porter toute notre attention en fin de parcours. Ce n’est pas une question de conscience, de je ou de moi, c’est juste que par rapport à cette question de savoir ce qu’il faut que je fasse, si je suis bien le droit naturel de Spinoza, je vais me fier aux indicateurs de libération de ma puissance d’agir. Comment exister de telle sorte que j’abonde le plus possible dans le sens de cette existence? Comment consentir le plus que je peux au fait d’être? C’est la seule question qui vaille et cette question il n’y a que moi qui puisse y répondre mais pas en tant que je suis moi (parce que je ne suis pas un être  et que je ne le serai jamais) mais parce qu’aucune puissance ne peut se libérer ailleurs que dans l’être et que cet être est « à soi ». La joie que j’éprouve à libérer tout mon comptant de puissance ne vient pas du fait que je suis moi mais du fait que je suis tout court, que je participe donc à l’être et qu’être impose un être à soi (ce qui signifie que toutes les formes de vie en ont un aussi, les rapports entre les humains et les non humains trouvent ici des voies possibles, ce qui pour cette époque n’était pas évident pour les autres penseurs, à l’exception de Montaigne). Il existe «  une joie d’être », celle de toute forme d’être qui libère tout sa puissance d’agir et cette joie ne peut se concevoir sans résonance. 

Que dois-je faire? Emmanuel Kant a décrit avec beaucoup de pertinence et de justesse ce qu’implique le fait de suivre la morale pour répondre à cette question. Je dois faire ce la morale me dicte. Or une bonne action est une action que l’on accomplit par une bonne volonté « pure », c’est-à-dire quand je n’en attends rien quand je l’accomplis de façon désintéressée. Si je détecte ne serait-ce que la plus petite part d’intérêt personnel à une action c’est que ma volonté n’est pas pure et que par conséquent mon action ne sera pas morale. Mais comment savoir que mes intentions sont pures? 

En me posant la question de savoir si des motivations d’ordre pathologique agissent en elles. Mais qu’est-ce c’est? Un motif pathologique est une motivation sensible et par ce terme il faut bien entendre tout ce qui est aussi bien de l’ordre de la sensibilité que de la sensualité que du sentimental. S’il y a quoi que ce soit de sensible dans mes motivations cela ne saurait être une action morale parce que j’y agirai passivement et non volontairement. Toute sensibilité manifeste si peu que ce soit une inclination, une tendance, une envie. L’être humain ne eut s’y impliquer tel qu’il est étant entendu que ce qu’il est c’est un être raisonnable. Ce n’est pas que Kant pense que l’humain est un être purement rationnel, il sait bien que ce n’est pas le cas, mais si je veux agir moralement il me faut bannir tout ce qui est sensible passif et que je me porte en moi vers ma raison qui est active législatrice, capable de constituer un monde d’hommes. Les humains ne peuvent pas s’entendre s’ils ne se laissent guider que par leurs intérêts personnels et sensibles. Par conséquent pour que j’agisse bien il faut que ce soit ma raison qui établisse la motivation pure de mon action et celle ci ne peut être orientée que vers une seule finalité: celle de l’intention pure d’un être humain qui s’interroge sur la possibilité que la maxime de son intention fasse une loi humaine applicable à tous les humain.e.s en tout lieu et en tout temps. Puis je bâtir un monde humain sur le fond de cette intention présidant à l’acte que je m’apprête à exécuter? 

Si la réponse est « oui » alors mon action sera morale. Kant a lui-même affirmé qu’il était très possible que jamais une seule action morale n’est jamais été accomplie. C’est tjrs intéressant: cela signifie qu’il décrit de la façon la plus poussée philosophiquement e ola plus austère ce qu’il faut qu’une action morale soit, du point de vue du « devoir être ». Que faut-il que soit une action pour être morale? Cela! C’est à-dire une action que ‘son peut universellement édifier pour tous les humains. Est-ce que je dois mentir? Jamais quelle qu’en soit les conséquences. Evidemment il faudrait que tous les êtres humains se mettent d’accord pour être moraux en même temps, dans chaque instant du temps. Kant a absolument raison du point de vue du devoir être, de ce qu’il faudrait que le monde soit, Spinoza a totalement raison du point de vue de l’être, du point de vue de ce que le monde « est » et finalement c’est la raison pour laquelle on peut être davantage tenté.e par Spinoza que par Kant (difficile d’être « tenté.e » par Kant de toute façon!)


Conclusion 

Nous sommes partis d’un jeu de définitions de la morale de la justice et du droit. Le droit est l’ensemble des lois appliqués dans un état, la justice est une valeur idéale, la morale est le rapport à soi qu’implique parfois l’obéissance aux lois: est-ce que j’y adhère inconditionnellement?). La distinction entre le droit naturel et le droit positif n’a fait finalement que définir autrement le dilemme premier qui se situe dans le conflit entre l’obéissance aux lois civiles (droit positif) et l’intuition d’une justice dépassant les lois du droit positif (Antigone contre Créon).

Finalement l’état est le fondement du droit positif alors que la justice universelle est le critère du droit naturel classique. Mais il n’est pas possible de donner à cette justice une réalité constable. C’est même tout le contraire comme pascal l’a bien noté.
Mais alors quel est le fondement du droit? Faut-il s’en tenir au principe qu’il n’en est pas à l’exception des institutions effectives, diversifiées, parfois autoritaires d’un état (la raison d’état)? Grâce à Hobbes et Spinoza nous avons découvert une autre conception du droit naturel beaucoup plus présente, efficiente. Grâce à Spinoza qui suit la direction de la puissance plus que celle du pouvoir, il est apparu que le droit naturel correspondait exactement à la puissance investie par toute forme d’être dans le fait d’être. J’ai le droit d’exister en existant et en libérant le plus de puissance que j’en suis capable en existant. 

Mais alors que dois-je faire? Suivre l’éthique plus que la morale, étant entendu que nous disposons en tant  que puissance d’un critère intérieur et assuré grâce auquel nous ne pouvons pas ne pas percevoir l’intensité d’existence que nous dispensons en existant, ce critère est la joie. Spinoza retrouve à sa manière le critère qui existait déjà pour la plupart des  philosophies grecques de l’antiquité, à savoir le souverain bien: il est absolument impossible de ne pas être bien (se sentir bien) en agissant pour le mieux (et agir pour le mieux, c’est libérer toute la puissance d’agir dont on est capable, tout ce potentiel, mais attention: avoir cette puissance c’est aussi savoir quand il convient se se retenir de certaines actions, celles dans lesquelles on ne pourra pas être. Il convient de ne jamais mégoter sur cette énergie là quand on est bien certain que c’est d’être dont il est question et pas de simulation ou d’avoir). A la question de savoir "que dois-je faire ? » nous devons répondre par une autre interrogation: de combien suis-je? De quel bois pourrai-je me chauffer dans telle ou telle action? Cette question n’est pas différente de celle que nous pose Nietzsche par la pensée de l’éternel retour.



mardi 4 mars 2025

Ecriture libre: Gwendoline Marle (terminale 4) - Tout dépend de l'identité (épisode 3 fin)

 


J’écoute attentivement les paroles du Dr Born, mon médecin. Je suis intrigué par cette quatrième identité. Je ne peux m’empêcher de vouloir la connaitre, même si elle est mauvaise, elle fait partie de moi. À vrai dire, c’est comme si on me plaçait devant un gros bouton rouge et qu’on me disait de ne pas appuyer. Ce sentiment à la fois de contradiction et de curiosité serait plus fort que tout et je mourrais d’envie d’appuyer. Ici, c’est pareil. La version de moi que je ne connais pas a beau être mauvaise, elle m’attire.

Mon médecin nous accompagne à la sortie. Un couple entre et la femme bouscule Hannah. Cette dernière grimace de douleur. Je dévisage le couple qui ne s’est pas excusé et l’homme m’aperçoit. Il s’arrête net puis avance vers moi en haussant la voix. Je lui réponds avec un ton agacé. Il me pousse, mais je ne tombe pas. Alors que le docteur lui demande de se calmer, je sens l’adrénaline monter. La sensation que ma force est décuplée m’envahit et l’envie de lui faire mal me démange.  Je me contiens, mais il fait reculer le médecin sur moi. Je m’interpose et il lance son poing serré vers moi. D’un mouvement vers l’arrière, je l’esquive, je m’abaisse et je le soulève pour le faire tomber violemment sur son dos. Sa respiration se coupe brièvement puis il riposte. Je réagis trop tard et il me fait tomber à mon tour. Il me rue de coups. Je bloque certains de ses coups, mais ceux qui m’atteignent sont bien placés. J’ai le goût de sang dans la bouche. Je parviens à le dégager et, alors que je croyais être rempli de colère, un sentiment d’excitation m’anime. Tout mon corps, chaque muscle, chaque nerf, vibre au rythme de mes battements de cœur qui s’accélèrent avec l’effort. Nous essayons de reprendre notre souffle. Je le regarde droit dans les yeux et je ris :

— C’est tout ce que tu as ?

Il fond sur moi, comme un faucon sur une souris. Je l’évite et il glisse face au sol. Je me précipite sur lui, attrape ses cheveux et balance sa tête de toute ma force contre le carrelage blanc. Après trois répétitions, il arrive à se relever. Son visage est ensanglanté, je lui ai cassé le nez. Il me frappe dans les côtes, ce qui me met à genoux. La sécurité arrive avant que je ne puisse me lever. On m’emmène dans une salle à part, mais du coin de l’œil je vois que Hannah pleure et que le docteur Born est choqué. 


 Je suis assis sur le sol dans une pièce éclairée par les rayons du soleil. La colère s’estompe et, petit à petit, tout devient sombre et silencieux. Adossé au mur, je ferme mes paupières. Je me sens glisser, je suis désormais allongé sur le côté. Mon corps s’alourdit et mon esprit divague. Soudain, dans l’obscurité de mon esprit, apparait Fido sous sa forme humaine.

—Ne te blâme pas pour cette violence qui subsiste en toi. Ce n’est qu’une carapace que tu as développée trop tard… Te souviens-tu ? De cette haine que tu éprouvais si jeune. De cette période où tu étais si faible. dit-il sans broncher.

Il s’éclipse, laissant un souvenir se rejouer dans ma mémoire. Je vois alors un petit garçon, c’est moi en primaire, face à trois garçons plus grands en taille. Ils se moquent de moi car mes vêtements ne sont pas des vêtements de marque. Ils me poussent et l’un d’eux me renverse le fond de sa gourde sur la tête. Finalement, ils partent, et le pauvre petit pleure. Il est seul dans la cour de récréation. Ce n’est pas la première fois et ça ne sera pas la dernière non plus… Fido revient interrompant le souvenir. Il me regarde, les yeux remplis de compassion.

— Te souviens-tu que c’était moi, ton chien, qui te consolais quand tu rentrais de l’école ? J’ai pris soin de toi toute ma vie et, depuis que je ne suis plus là, tu t’isoles et refuses de parler à quelqu’un quand tu ne vas pas bien. C’est comme ça que ton TDI est revenu… Tes autres identités prennent le relai quand tu n’es plus capable de gérer. Elles étaient déjà présentes quand je vivais encore, seulement tu ne t’en rendais pas compte, personne ne les a vues avant tes 12 ans. Quand tu trouves le courage de te battre contre ces brutes. Tu avais réussi à reprendre le dessus sur tes différentes identités et voilà qu’aujourd’hui tu luttes de nouveau contre elles. Mais n’oublies pas, elles ne sont pas tes ennemies, elles sont toi sous un autre jour…

Je suis réveillé par Hannah avant que Fido ne puisse terminer. Je sursaute en la voyant si près de moi. Elle sursaute aussi. Son visage est assombri par la colère. Mais je distingue de l’incompréhension également, c’est la même expression que quand elle est venue me chercher au commissariat. Dr Born entre à son tour, un bloc-notes à la main. Il m’observe comme si j’étais un mystère pour lui. Il finit par demander qui se trouve en face de lui.

—Aaron Fynn. Je réponds en me levant.



Il propose ensuite de faire des expériences pour déterminer comment je change d’identité. Je le regarde, perplexe, puis j’accepte. Nous nous dirigeons dans les étages du bâtiment. Il ouvre une porte. Il y a un tapis de course et un vélo d’appartement, mais sinon la pièce est vide. Il me pose une série de questions sur mon enfance, sur ma vie en général, puis note ce qu’il entend. Le Dr Born me désigne le tapis de course et me demande d’aller courir dessus. La machine est allumée et plusieurs « bip » retentissent. Ils restent un moment à résonner dans ma tête. Je sens comme un moment d’absence me traverser, mais je monte sur le tapis. Il se met en marche et je trottine. Le médecin me repose des questions et finit par me demander mon nom.

—Félix Fynn.

Il continue de prendre des notes et Hannah semble dépassée par ce qu’il est en train de se passer. Il s’arrête et se concentre sur la machine. Il augmente la vitesse et me laisse dans mon effort pendant quelques minutes. Ensuite, il diminue la vitesse et repose les mêmes questions, encore et encore. Toujours sur le même ton, les mêmes mots sortent de sa bouche. Cela commence à m’agacer. Soudain, il laisse sa phrase en suspens. Sans la terminer. Je cours, mais je suis frustré qu’il ne finisse pas sa phrase. Je descends du tapis et lui demande de finir.

— Lucio ? demande -t-il

— Oui, c’est moi, mais finissez cette phrase par pitié !

— Vous aimez Noël, Lucio ?

— Non, c’est encore un prétexte pour faire la fête et s’offrir des cadeaux. Seulement parce qu’un être humain est né ce jour, alors c’est une fête maintenant, c’est vraiment ridicule…

— Bien, maintenant Hannah, pouvez-vous vous placer à côté de Lucio ?

Le médecin s’avance vers nous. Il compte sur Hannah pour me raisonner si besoin. Il s’excuse avant de la pincer. Elle pousse un petit gémissement de douleur. Elle pose sa main à l’endroit où il l’a pincée et je vois une larme perler à son œil. Sans savoir vraiment ce que je faisais, j’attrape fermement la blouse du médecin, le secouant. Je lui crie dessus car il a fait mal à ma copine.

— Qui est en face de moi ? articule-t-il.

— Alexandre Fynn !

Alors que je lève mon bras pour le frapper, Hannah passe ses bras autour de moi. Elle m’enlace fort et me demande de me calmer. Je reste agrippé à la blouse de cet homme, mais quelque chose en moi se bat pour lâcher prise. Ma copine me parle toujours et m’explique que si je me calme, elle ne sera pas en colère contre moi. Plus elle me parle, plus je desserre mon poing.

— Aaron… murmure-t-elle doucement.

En l’entendant, je lâche le Dr Born, me questionnant sur ce qu’il vient de se produire. Je me tourne et croise les yeux d’Hannah. Je suis essoufflé, pourtant je n’ai pas souvenir d’avoir fait un effort physique. Je m’assieds, le médecin sort de la pièce et Hannah s’installe à mes côtés. Aucun échange, seul le chant des oiseaux dehors se fait entendre.



Nous rentrons et, une fois à la maison, je m’appuie sur le dossier du canapé. Je sors une feuille que le médecin m’a donnée. Je la déplie et commence à lire :

Le patient souffre de TDI depuis environ une douzaine d’années. Grâce à une série de tests et d’expériences, nous avons pu établir la présence de quatre identités avec des traits de caractères différents :

– Aaron (personnalité principale) : sensible et plutôt maladroit, très calme.

– Félix : sportif, il présente des habitudes différentes des nôtres (ex. : heures de repas). Survient après une petite contrariété.

-Lucio: impatient, n’adhère pas aux traditions religieuses. Survient après un choc physique

– Alexandre : agressif et violent. Il survient après une démonstration d’agressivité venant d’autre personne.

J’encourage le patient à faire attention à ses habitudes afin d’appréhender au mieux ses changements de personnalité. »




Je fixe cette feuille, m’interrogeant sur la possibilité de retrouver ma vie normale, sans ces autres versions de moi. Je me décourage rapidement. Hannah m’arrache le papier des mains et me sourit. Elle souhaite m’emmener quelque part, mais elle refuse de me dire où. Elle porte un gros sac de sport. Dans la voiture, je lui demande plusieurs fois ce que nous allons faire, mais elle continue de refuser de me répondre en riant. Le trajet est long, mais je ne me lasse pas de la regarder sourire. J’aimerais pouvoir arrêter le temps et ne plus jamais changer d’identité, pour pouvoir profiter de sa bonne humeur pour le reste de ma vie.

Nous nous garons sur une sorte de parking au milieu d’une forêt. Hannah me fait signe de la suivre. Nous marchons sur un sentier entre les arbres. Les rayons du soleil passant au travers des feuillages me chatouillent le visage. Alors que je regarde le ciel, ma copine vient entrelacer ses doigts avec les miens. J’abaisse la tête, elle marche légèrement devant moi, d’un pas déterminé. Nous arrivons à un endroit dégagé. En hauteur, je domine la ville en contrebas. Devant moi, le ciel bleu se prolonge à l’infini, quelques nuages sont transportés par le vent. Des souvenirs refont surface. L’un d’eux me fait me diriger vers un arbre qui se trouve au milieu de ce champ vierge. J’en fais le tour et trouve finalement ce que je cherchais. Les initiales « A » et « H » sont gravées sur l’écorce. Un sentiment de joie mêlé à de la nostalgie remplit ma cage thoracique. Je me souviens clairement désormais. Cet endroit, c’était ici que nous nous retrouvions, Hannah et moi. Nous n’étions pas revenues depuis un bon bout de temps.

— Si tu veux retrouver celui que tu étais avant l’accident, je pense qu’il faut d’abord que tu t’acceptes comme tu es maintenant…

— Tu n’as pas tort, mais pourquoi m’avoir amené ici ?

— C’est le seul lieu où tu auras tout le calme dont tu as besoin pour te reconnecter à toi-même.

Je l’observe sortir une couverture de son sac. Elle s’allonge alors dessus. Je me joins à elle. Je ferme les yeux et laisse les souvenirs revenir un à un. Les bons comme les mauvais.  Au début, je résiste face aux mauvais souvenirs, mais je finis par me détendre et les accepter. Se comprendre soi-même est une tâche bien difficile. Deux bonnes heures plus tard, j’ai l’impression d’avoir tout réglé. Je me sens plus léger.

Les mois ont passé et je parviens de plus en plus facilement à contrôler mes identités. Je reste conscient d’une personnalité à l’autre, je n’ai plus de perte de mémoire. Hannah est toujours à mes côtés et elle m’aide à avancer. Avec le temps, j’ai compris que cela ne servait à rien de se blâmer. Ne pas s’aimer pour ce que l’on est ou ce que l’on a fait n’aidait en rien. Plus je me détestais, plus mes identités se battaient pour avoir le contrôle. J’ai beaucoup travaillé sur moi et, depuis que je m’accepte comme je suis, mes identités coexistent en harmonie. Je souffre d’un trouble dissociatif de l’identité, donc chaque matin en me voyant dans le miroir, je me demande quelle version de moi je suis. Mais au final, la réponse est toujours la même. Peu importe si je suis Lucio, Félix, Alexandre ou bien Aaron, celui que je suis au final, c'est moi.

FIN