Introduction (la violence mimétique chez René Girard)
Etymologiquement il apparaît clairement que violence et viol ont la même origine: le latin « violare » qui signifie porter atteinte à l’intégrité d’une personne ou d’un lieu, transgresser, faire outrage à…. Profaner. La violence, c’est la profanation qui vient de profanum, « devant le temple », c’est-à-dire « pas initié ». Ce qui est profanum, c’est ce qui n’est pas sacré. On peut penser que, pour arriver au sens actuel de "profaner", ce qui est "devant le temple" est perçu comme menaçant ou outrepassant le seuil du temple, ne le reconnaissant pas. Profaner c’est tenir pour rien ce qui est sacré, ne pas se sentir tenu.e de respecter le sacré.
Dés lors on comprend qu’il y a là une dualité qui, pour René Girard (1923 - 2015) et pas seulement lui, est fondatrice. Il ne peut pas y avoir de violence sans sacré et pas de sacré sans violence. Selon lui, dans les sociétés traditionnelles, le sacré naît de la nécessité de gérer la violence collective (mais qu'est ce que le sacré?). Cette dernière (la violence "première") est perçue comme une force anarchique et destructrice qui menace l’ordre social. Le sacré agit alors comme un mécanisme pour canaliser cette violence, en la transformant en un phénomène structurant. Ainsi, les rites religieux et les sacrifices jouent un rôle fondamental dans cette dynamique. Il faut toujours une victime expiatoire pour fonder les religions à partir desquelles peuvent s’instaurer des rites, puis des règles, puis des sociétés. Pourquoi Osiris se fait-il démembrer par Seth dans la mythologie égyptienne? Pourquoi les cités de la grâce archaïque utilisaient-elles un bouc émissaire, un pharmakon pour se purger des maux de la cité? Pourquoi le Christ a-t-il dû vivre la crucifixion dans le christianisme?
La réponse est assez simple: il faut prévenir la violence chaotique et destructrice qui pourrait se déchaîner sur les premiers fondements de cela vie collective en en ritualisant une qui soit orchestrée, célébrée, sacralisée. C’est une forme de catharsis. Il faut un acte violent: le sacrifice pour qu’un collectif puisse à partir de lui se fédérer. La victime expiatoire est donc à la fois libération de la violence pure et garantie de salut pour les membres de la communauté ainsi créée. Il existe chez les hommes un besoin, une pulsion archaïque à canaliser une violence collective et finalement fondatrice.
Mais que désigne cette "violence première" ? La violence mimétique. Selon René Girard, nous ne désirons fondamentalement que ce que l'autre désir parce qu'il le désire. C'est une logique triangulaire nous ne cessons de percevoir l'efficience dans notre existence quotidienne. Je ne désire rien en soi mais uniquement pour être reconnu de celle et ceux qui désirent cette chose. C'est cela qui donne tout son prix à cette chose. Nécessairement nous ne sommes que des prétendants comme dans l'Odyssée, qui aime vraiment Pénélope ? N'est elle pas l'objet de tous les désirs en fait et donc à ce titre celle qu'il faut conquérir?
Or cela suppose 1) qu’il existe en l’être humain une pulsion violente originelle et fondamentale, c’est ce qu’il appelle la violence mimétique et 2) la violence est un invariant culturel, elle est présente en tout être humain indépendamment de sa culture puisque elle est finalement ce à partir de quoi se fonde la notion même de culture. Il nous faut reprendre ces deux présupposés et les expliciter:
- Selon René Girard la différence entre nous et les animaux c’est que les animaux ne s’imitent les uns les autres au sein d’une même espèces que pour des actes fonctionnels, utiles, vitaux. Les humains eux sont des hyper-mimétiques. Nous n’imitons pas seulement les actions fonctionnelles mais aussi les désirs. Quand un individu humain voit un autre individu humain désirer un bien, une situation ou une autre personne, il désire exactement ce même bien, cette situation, cette personne. Fatalement nous finissons par désirer les mêmes objets les mêmes idoles, les mêmes avantages. Il ne peut donc pas ne pas se produire des conflits, des agressions, des luttes et cela avant même tout ordre social. Pour que celui-ci voit le jour, il va falloir organiser une violence ritualisée (style bouc émissaire, Christ, Osiris). Il ne peut exister de société sans cette violence première née de cette inclination hyper-mimétique. Il existe donc selon lui, une sorte de logique sacrificielle et victimaire à l’origine de toute société humaine.
- Donc la violence est un invariant culturel. On peut dire que cette transformation par le biais de laquelle la violence mimétique première est transformée en violence canalisée est le passage de la nature à la culture. La violence est pure dans cette imitation du désir de l’autre qui me fait nécessairement désirer les mêmes choses que lui et cela pour la bonne et simple raison qu’il le désire. Si nous en restions là, nous ne pourrons pas nous en sortir parce que nous ne cesserions de nous battre et de nous venger sans cesse des spoliations subies. Le bouc émissaire permet de canaliser toutes les violences potentielles sur une seule victime. Les sacrifices humains ou animaux sont toujours célébrés comme une offrande aux dieux mais en réalité ils ont toujours pour fonction de détourner la multiplicité des violences internes vers une seule violence extérieure qui jouera un rôle de polarisation, de cristallisation de toutes les agressions sauvages, horizontales possibles en une seule verticale ritualisée effective. Les sujets de discorde se résolvent dans une expression conjuguée, symbolique, célébrée, divinisée. On n’évacue pas la violence du désir mimétique, on la canalise et cela s’appelle finalement « la culture » ou « la civilisation » de telle sorte que l’on peut ainsi expliquer la violence sacrificielle ritualisée de toutes les sociétés. Il est même possible selon lui de pointer cette étape comme un moment crucial par le biais duquel l’être humain dépasse sa nature animale.
Si nous suivons René Girard dans ses analyses, alors l’histoire des nations offre le spectacle d’une violence mimétique fondamentale plus ou moins bien contenue par ce processus de canalisation et surtout de sacralisation qui est au fondement des religions. Cela veut dire qu’il nous faudrait pour comprendre la violence des humains maintenir constamment le fil de cette tension permanente entre d’un côté le désir mimétique (sur le fond d’efficience duquel une société capitaliste industrielle proligère nécessairement) et les mutations de cette violente ritualisée fondatrice de la culture et de la régulation collective des états.
Sachant que « Dieu est mort » c’est-à-dire que les sociétés occidentales et avec elles une bonne part des autres (économie mondialisée) sont de moins en moins religieuses, il convient de nous interroger sur les possibilités de ritualisation de la violence. Sont-elles empêchées par cette désaffection du religieux ou bien déviées, dérivées vers d’autres formes? Et évidemment si la réponse est oui, lesquelles? L’art? La guerre? La médiatisation?
Parvenu.e.s à ce moment de notre problématisation qui n’est pas encore achevé, nous pouvons nous poser pour le moins 5 questions:
- Que signifie la thèse selon laquelle le passage de la nature à la culture correspond au passage de la violence mimétique à la violence ritualisée? Discutez cette thèse et envisagez ses implications.
- La violence est-elle un invariant culturel? Justifiez
- Pourquoi peut-on relier ce que dit René Girard et ce que dit Sigmund Freud?
- Peut-on dit de l’art qu’il est violent ? Pourquoi? Est-ce que cela valide ou contredit les thèses de René Girard
- Travaillez les distinctions entre force, puissance et violence. Distinguez les concepts de violence physique et de violence symbolique. Peut-on envisager la possibilité qu’une violence soit a) douce b) bienveillante c) révélatrice
Finalement la thèse essentielle de René Girard réside dans l’idée selon laquelle le passage de la nature à la culture réside dans la canalisation de la violence mimétique à la violence sacralisée, sacrificielle, religieuse., fondatrice. Est ce que cette thèse explique que la violence soit aussi présente dans l’histoire? Selon René Girard quelque chose se passe avec le christianisme, à savoir que cette religion s’est efforcée justement de désacraliser le sacrifice du Christ en montrant clairement son innocence, sa pureté, la nature sainte de son dévouement. Les persécutions, les phénomènes de foules, les conflits géostratégiques reprennent à leur manière une logique sacrificielle sans jamais parvenir à évacuer, à exorciser cette violence mimétique accumulée. Selon Girard, l’histoire humaine est marquée par une montée aux extrêmes, où la violence mimétique s’intensifie faute d’un mécanisme sacrificiel efficace pour la contenir. L’histoire humaine est ainsi profondément liée à cette dynamique entre nature (violence pure) et culture (violence régulée). Dans cette tension se déroule l’histoire des hommes.
En fait il semble qu’il y ait toujours un fond de violence mimétique qui n’est pas exorcisée par la violence sacrificielle, a fortiori si l’influence de la religion sur les êtres humains décroît, ce qui selon Nietzsche est bien en train de se passer en ce moment, et même si des substituts à cette violence ritualisée ne manquent pas par l’art, par le sport, par d’autres activités dans l’exercice desquelles s’effectue une catharsis, Girard souligne que cette pacification est toujours partielle et provisoire : un résidu de violence persiste, alimentant de nouvelles tensions et crises au fil du temps.
Girard considère que ce résidu de violence non résolu alimente une dynamique historique continue. Avec la modernité et la désacralisation des mécanismes sacrificiels traditionnels (notamment sous l’influence du christianisme), la violence mimétique perd ses exutoires rituels et tend à s’intensifier, menant à des rivalités exacerbées et des crises globales. Cette escalade est au cœur de son analyse apocalyptique : l’histoire humaine est marquée par une montée aux extrêmes de la rivalité mimétique.
Ainsi, pour Girard, le résidu de violence mimétique non évacué dans les rituels est bien un moteur essentiel de l’histoire humaine, structurant les crises et les transformations sociales au fil des âges. Le fond de cette analyse est la violence mimétique: tout être humain est incliné à désirer ce que l’autre désire parce qu’il le désire: c’est cela que la violence sacrificielle doit réguler, plus ou moins efficacement.
Le rapport avec certaines thèses freudiennes est évident notamment dans l’importance que les deux auteurs donne à la notion de « tabou » et d’interdit. Dans « totem et tabou » de Freud, le psychanalyste évoque une sorte de tribu ancestrale dans laquelle les fils tuent le père pour pour accéder aux femmes du groupe, ce qui constitue un acte fondateur de l’ordre social. Girard reprend cette idée en soulignant que le meurtre collectif du père est un mécanisme permettant de canaliser la violence mimétique au sein des sociétés primitives.
Le désir pour la mère par conséquent n’est pas tant inconscient que mimétique pour René Girard : les fils désirent la mère parce qu’elle est déjà désirée par le père, leur modèle. Ce triangle mimétique est au cœur des rivalités humaines.
Les deux auteurs s’intéressent à la manière dont la violence est régulée par des interdits sociaux (tabous chez Freud, mécanismes sacrificiels chez Girard). Pour Freud, le tabou de l’inceste et du meurtre protège l’ordre social. Girard voit dans ces interdits une tentative de contenir les conflits mimétiques qui menacent constamment la cohésion sociale.
Toutefois autant pour Freud le désir est spontané et fondé sur un objet (la mère), autant pour Girard, tout désir est mimétique, c’est-à-dire qu’il naît de l’imitation du désir d’un autre, si bien que René Girard critique Freud pour avoir limité ses intuitions au cadre familial. Pour lui, le complexe d’Œdipe est une manifestation particulière d’une dynamique universelle du désir mimétique qui dépasse la famille pour structurer toutes les relations humaines.
En résumé, René Girard s’appuie sur certaines intuitions freudiennes, notamment celles liées au meurtre fondateur et aux tabous sociaux, mais il les dépasse en proposant une théorie globale basée sur le désir mimétique comme moteur des rivalités humaines des crises sociales, et finalement dans ce conflit permanent qui va se structurer autour de la violence sacrificielle, moteur de l’histoire des êtres humains.
Nous allons suivre cette hypothèse sans nécessairement y adhérer bien qu’elle explique, de fait, un certain nombre d’observations dont la récurrence de la violence et de la guerre dans l’histoire. On peut d’emblée opposer deux arguments:
- René Girard semble partir du principe que la violence, et le passage d’un certain type de violence à un autre est un invariant culturel, ce qui pose toujours des problèmes anthropologiques. Marcel Mauss notamment a montré qu’il est des sociétés qui ne reposent pas du tout sur de la violence sacrificielle mais sur le potlach, une sorte de sacrifice par le don des cérémonies dans lesquelles au sein d’un groupe, des biens sont brûlés, manifestant ainsi une forme de désintéressement de pur sacrifice, certes mais matériel et pas humain.
- Toutes les thèses de René Girard repose sur le désir triangulaire ou mimétique mais le désir a-t-il un objet? (Ici on peut penser à Spinoza)
- Il en existe un 3e mais il est extrêmement discutable et lié à notre actualité quotidienne. Peter Thiel, ancien directeur de Paypal et maître à penser de JD Vance, actuel vice président des EU a été extrêmement marqué par l'enseignement de René Girard à Stanford. De fait, la thèse de la violence mimétique s'adapte particulièrement bien à l'idéologie néo-libérale.
1) La violence avant l’histoire: la mythologie
a) Mythos et logos
Pourquoi notre Histoire, avec un grand H, est-elle violente? (Nous nous proposons de distinguer dans ce cours l’Histoire comme discipline historique et l’histoire comme récit: les contes, les épopées, les récits mythologiques…bref tout ce que nous voulons signifier quand nous racontons des histoires) Pourquoi l’humanité semble-t-elle suivre un cours aussi violent, dans lequel les guerres, les crises, les révolutions, les génocides se succèdent à un rythme plutôt élevé?
Nous pouvons ici rappeler, une nouvelle fois, ce fameux passage d’Aristote dans lequel il décrit le début de la science et de la philosophie (de la connaissance finalement). Or il évoque l’amour des mythes et le rapproche de la philosophie.
« Au début, ce furent les difficultés les plus apparentes qui les frappèrent, puis, s'avançant ainsi peu à peu, ils cherchèrent à résoudre des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Etoiles, enfin la genèse de l'Univers. Apercevoir une difficulté et s'étonner, c'est reconnaître sa propre ignorance (et c'est pourquoi aimer les mythes est, en quelque manière se montrer philosophe, car le mythe est composé de merveilleux) »
Tout récit mythologique porte en lui la trace et l’expression de deux caractéristiques humaines notables: l’esprit de curiosité, d’interrogation et l’imagination, la capacité de créer des histoires merveilleuses au sens de « surnaturelles ». Autant la première est finalement rationnelle en ce sens qu’il s’agit de rendre raison de ce qui s’effectue dans les phénomènes auxquels nous assistons dans la nature, autant la seconde est irrationnelle. Mais lorsque Aristote décrit l’amour des mythes comme « philosophique », il se réfère à la première parce qu’il est indiscutable qu’il y a dans le mythe la manifestation d’un souci « d’explication » du réel qui va suivre une voie « autre » de la philosophie, de la science en ceci que les histoires (avec un petit h) de la mythologie sont beaucoup plus impressionnantes, beaucoup plus impactantes, vives, émotionnelles. Nous suivons ces récits avec bien autre chose qu’un souci de preuve ou de démonstration. Nous nous laissons charmer par leur puissance symbolique, magique, sacrée, comme si, au travers des aventures de Thèsée, d’Ulysse ou d’Oedipe, nous retrouvions quelque chose de cet ancrage à un monde fascinant , attirant et en même temps terrifiant. Une part de ces personnages et créatures mythologiques épouse le sentiment de peur et d’écrasement de l’être humain réalisant l’effet de pesanteur panique à ce qu’induit l’acte d’être jeté en pâture au monde, à la nature, à la vie. Ces histoires ne portent aucunement de quoi nous rassurer, ni même de répondre à ce point d’interrogation, à ce suspens originel d’un être abordant le fait d’être comme question, mais elles l’accompagnent, elles le « colorent », elles l’agrémentent, elles le dramatisent, elles l’affinent et le stylisent. Elles expriment aussi tout ce que peut revêtir de précieux et d’esthétique ce que c’est qu’être au monde.
Nous serions donc vraiment mal inspiré.e.s de ne tenir pour rien ou de mépriser les récits mythologiques sous prétexte 1) qu’ils ne seraient pas scientifiques et n’expliqueraient rien 2) qu’ils seraient exclusivement animés de ressorts dramatiques en décrivant de la violence complaisante, pathétique, voyeuriste, aguicheuse et finalement veule.
- Les phénomènes naturels ne sont pas ce qu’ils sont parce que « c’est comme ça! »: les mythes partent d’une curiosité qu’ils alimentent et tout comme la science et la philosophie ils manifestent l’intérêt et l’engagement de l’être humain dans la recherche. Ce n’est pas parce que le monde est ainsi fait qu’il faut s’en satisfaire et ne pas chercher à le comprendre, à susciter des récits qui racontent certes des histoires mais dont les ressorts étrangement créent des résonances troublantes avec des désirs, des affects, des images voire un inconscient collectif humain (comment expliquer autrement que nous soyons touché.e.s par les mythes fondateurs d’autres religions que celles dans lesquelles nous sommes nées?)
- La position de Platon est ambigüe sous cet angle puisque Socrate dans ses dialogues inscrit précisément la philosophie comme n'ayant rien à voir avec le mythe mais qu’en même temps il recourt au mythe à des moments cruciaux de ces dialogues, ceux qui précisément FONDENT sa prise de position, notamment celui de l’âme décrite comme un chariot ailé pour expliquer la thèse d’une connaissance par réminiscence. C’est exactement comme si finalement la mythologie tout en étant un autre style de discours que celui de la dialectique et de la philosophie désignait aussi une sorte de ligne qu’elle peut franchir mais pas la philosophie, si bien qu’au final, la philosophie serait comme une sorte de tremplin vers un discours merveilleux et poétique qu’il n’est vraiment plus question de soumettre à un examen rationnel.
Tout ceci pour dire qu’avant de faire de l’Histoire, les êtres humains ont raconté des histoires mythologiques (le passage des histoires à l’Histoire c’est ce que l’on décrit comme passage de mythos à logos) mais il y a déjà quelque chose du mythe qui annonce l’Histoire comme discipline, soit l’aptitude du mythe de contrecarrer la pesanteur d’un esprit inerte (qui se contenterait de l’univers tel qu’il est). D’autre part aussi loin que l’Histoire puisse aller dans l’explication rationnelle et chronologique des évènements, il y a quelque chose qui nécessairement lui échappe dans le rapport aux origines. Il y a dans le mythe une puissance fondatrice ancrée dans la question des origines qui de fait échappe à l’Histoire des historiens. Et c’est ici qu’il convient de cibler le rapport à la Violence. Il y a une violence symbolique, fondatrice, sacrée, en prise directe avec l’être dans la plupart des mythologies alors que la violence des génocides, des guerres et des crises de l’Histoire est réelle, explicable, chronologique, lisible. On peut la décrire comme troublante mais ce n’est pas du tout le même trouble. Nous en sommes pas dérangé.e.s par le génocide de la Shoah comme nous sommes fasciné.e.s par la violence des grands récits.
Il va vraiment de soi que cette différence de « trouble » vient de ce que dans le cas de la violence mythologique, la violence est fictive, symbolique alors qu’elle est bien réelle dans le second. La violence du mythe porte en elle un sens que l’on ne parvient pas du tout à distinguer dans la violence génocidaire. Pour autant, il n’est pas certain que la violence génocidaire soit sans explication, ce qui évidemment ne signifie aucunement qu’elle soit excusable. Cette question sera abordée dans le cours mais il n’est question dans cette première partie que d’évoquer la violence mythologique, celle qui précède l’Histoire comme discipline historique, mais nous pouvons d’emblée insister sur le fait que dans les deux cas et même si ce n’est pas du tout le même genre de « récit », il y a , de fait, de la narration. Le propos ici est de s’interroger sur la présence de la violence dans les récits mythologiques, que ce soit le démembrement d’Osiris par Seth, la castration d’Ouranos par Kronos.
b) Le commencement du monde
Ce qui est particulièrement intéressant dans cette histoire là, c’est 1) Qu’elle rend raison à sa manière de la possibilité d’être au monde (pour être au monde il faut un monde et plus encore il faut un espace où se produit cet être au monde) 2) elle exprime parfaitement toute la différence entre la conception immanente du sacré et la conception transcendante, monothéiste 3) elle situe la violence au cœur de la question générationnelle.
Mais quelle est cette histoire? Dans la théogonie d’Hésiode (700 ans avant JC) il n’y a au commencement que trois entités: le chaos, Gaïa (la terre) et Eros (l’amour primordial). Gaïa engendre seule Ouranos, le ciel étoilé qui la recouvre et la féconde mais sans jamais retirer sa masse du corps de la terre de telle sorte qu’il n’y a pas d’espace, pas d’extériorité. Les enfants de cette union étouffante sont les titans, les cyclopes et les Hécatonchires (créatures monstrueuses des enfers). La terre est réduite à la situation de matrice perpétuellement enceinte d’enfants dont elle n'accouche pas. Ouranos ne court ainsi par le risque d’être destitué. Gaïa forge à partir d’un métal mythique l’adamant une faucille et encourage les titans à se rebeller contre leur père. Cronos seul répond à cet appel et castre son père dont les organes génitaux vont engendrer Aphrodite déesse de l’amour et du désir (ce n’est plus Eros amour primordial) et dont le sang créera les Erinyes, déesses violentes de la vengeance.
Ce qui naît alors, c’est tout simplement la notion même d’espace entre le ciel et la terre. Les enfants de Gaïa sont libérés. Les titans prennent leurs places dans l’ordre cosmique, tout simplement parce qu’il y a un ordre cosmique, « il y a » une classification, des lignes de partage à partir de quoi l’idée même d’une terre habitable s’impose, la notion même d’ « être au monde » naît. On peut souligner la violence de ce commencement qui contraste avec le même moment décrit dans la bible avec un Dieu usant de la parole séparatrice: « Que la lumière soit et la lumière fut (…) Dieu sépara la lumière des ténèbres …(…) Les eaux qui sont au-dessous du ciel, qu’elles se rassemblent en un seul lieu, et que paraisse la terre ferme » (Genèse 1:9) » Dans la bible, Le premier acte violent sera le meurtre fraternel d’Abel par Caïn (même si le renvoi d’Adam et Eve n’est pas vraiment bienveillant mais on ne peut pas parler de violence).
Ce que l’on perçoit par contre dans la mythologie grecque c’est justement la violence inhérente à une conception immanente de la divinité. Dans la mythologie judéo-chrétienne, il faut que Dieu soit et que la lumière soit. Dans la mythologie Grecque, la violence vient finalement de ce que l’amour primordial s’effectue continûment. IL FAUT de la violence parce qu’autrement l’espace n’est pas et tout ne s’effectue qu’intérieurement. De la serpe de Cronos naît finalement la notion d’interstice, étant entendu que l’espace est fondamentalement interstitiel. Le jour existait avant mais ce qu’il n’y avait pas, c’est un « voir le jour ». Gaïa est recouverte par Ouranos et Ouranos est l’élément ciel en soi.
La différence est donc évidente. Pour les monothéisme, ce qu’il FAUT d’abord c’est Dieu Un dieu UN qui n’apparaît pas violemment mais inexplicablement, miraculeusement comme l’auteur du Fiat lux. Ce qu’il faut pour la mythologie c’est un monde et que naisse de ce monde en soi un « voir le monde » un naître au monde et finalement un être au monde.
C’est vraiment toute la puissance propre à la mythologie qui s’exprime dans ce mythe fondateur à tous égards dans la mesure où, aussi surnaturelle et « perchée » que puisse nous apparaître cette histoire primordiale, elle fait parfaitement écho de ce que nous éprouvons à être ainsi jeté dans un « être au monde » dont la théogonie nous décrit l’avénement ultra-violent. Cette histoire n’est absolument pas là pour que nous y croyions littéralement mais pour que quelque chose de l’angoisse d’exister d’ex-sistre (sortir de…) soit ici restituée dans et par la violence du récit. C’est à Cronos, titan fourbe et rusé que nous devons de profiter de cet extérieur grâce auquel être au monde « se peut ». Il n’y a pas de providence divine qui ici préside à cet évènement. Nous savons bien par ailleurs que Cronos ne va pas du tout se montrer plus compréhensif ou plus accueillant à sa progéniture que son père puisque il dévorera les enfants qu’il fait avec sa sœur Rhéa jusqu’à ce que celle ci parvienne à soustraire Zeus à son appétit par ruse.
Finalement il faut que le monde naisse à lui-même, s’extériorise en luttant contre la puissance oppressive et stagnante du chaos, de la confusion des corps céleste et terrestre. Il faut lutter pour voir le jour et après tout, nous savons bien que le corps du bébé lutte aussi pour venir au monde avec l’accord de sa mère. Par conséquent , comme le dit le philosophe Jean Pierre Vernant, il ne faut pas voir ce mythe comme un éloge de la violence pure et gratuite. Cette violence est nécessaire et constructive parce qu’il faut quelque chose plutôt que rien. Ce qui s’effectue dans cette violence après tout c’est le cosmos, la naissance d’un univers ordonné par des lois. La violence n’est qu’une étape, qu’un moment transitoire par le biais duquel le monde passe d’un état primitif et confus à un ordre structuré et distinct, mais contrairement à la mythologie monothéiste cet passage n’est pas personnalisé, cristallisé dans l’émergence d’un principe divin supérieur et transcendant. Le monde, au sein même de ce que c’est qu’être monde, c’est-à-dire ciel terre, entités élémentaires va trouver la solution de la venue au monde de la libération du chaos en soi, dans la ruse, dans l’ingéniosité de Gaia, et la violence de Cronos qui, en un sens exprime le désir d’être de venir au monde, de jouir jusqu’au bout de son accroissement, de sa puissance, afin que celle ci ne demeure pas « rentrée » dans tous les sens du terme. La violence mythologique de ce récit fondateur vient donc tout simplement de ceci qu’il est fondateur et que le passage du chaos au monde visible suppose de la violence dans la mythologie grecque, mais aussi égyptienne et nordique.
c) L’opposition entre Jean-Pierre Vernant et René Girard (anthropologie structuraliste vs anthropologie universaliste)
Il est évident que la thèse de René Girard peut trouver dans ce mythe de quoi se justifier, notamment parce que la violence y apparaît clairement comme l’étape absolument incontournable de ce passage d’une violence chaotique à une violence organisée (la hiérarchie des Titans, des dieux, des hommes, etc.). Pourtant il est vraiment possible de s’opposer à l’interprétation de René Girard notamment en s’appuyant sur Jean-Pierre Vernant.
Pour lui, les mythes sont des récits symboliques qui expriment les structures sociales économiques et politiques propres à UNE société. Quelque chose de la Grèce antique se dit dans la théogonie mais il n’est rien que l'on puisse en universaliser. Or nous savons au contraire, que pour René Girard le passage d’une violence mimétique à une violence sacrificielle et ritualisée est un invariant de toute culture humaine. Tous les êtres humains sont pris dans LA structure universelle d’un désir fondamentalement mimétique. René Girard voit absolument partout se mettre en place un mécanisme victimaire dans le processus duquel il n’est question que de canaliser sur une ou plusieurs victimes la violence sous-jacente née de l’imitation des êtres humains pris qu’ils sont dans l’incitation à ne désirer que les objets désirés par les autres.
Pour René Girard c’est parce qu’il y a de la violence entre les êtres humains que tous les mythes sont violents alors que pour Jean-Pierre Vernant qui ne distingue pas les mythes de ce que Foucault appelle l’epistémè c’est-à-dire le terreau culturel, politique, social des peuples dans lesquelles ils naissent, la violence de certains mythes résonnent avec la violence propre à certaines sociétés, dans certains endroits, pour certaines raisons. On peut parler d’une démarche contextualiste, relativiste là où celle de René Girard est universaliste.
Il est particulièrement intéressant ici de situer cette opposition entre les deux philosophes par rapport à la distinction de l’Histoire (discipline avec un H) et de l’histoire (les légendes les mythologies et les récits fictifs). Nous pourrions nous demander si finalement à son insu, René Girard n’accréditerait pas quelque chose d’une mythologisation de la violence en voulant ou en croyant pouvoir en faire un invariant de toutes les cultures humaines. Il ne fait aucun doute qu’il a raison quand il pointe l’importance du sacré dans toute société humaine (cela pour le coup, c’est un invariant). Toute société humaine a un « sol » et ce sol c’est le sacré. Mais dans le rapport entre la violence et le sacré, les choses commencent à se brouiller un peu, non seulement parce qu’il existe des sociétés dans lesquelles la mythologie est plus pacifique (dans la mythologie du Japon, lorsque Amaterasu déesse du soleil se cache dans une grotte, ce sont des rites collectifs de joie et de fêtes collectives qui la font sortir - beaucoup de peuples autochtones d’Amérique et d’Afrique visent simplement à maintenir la notion d’équilibre et d’harmonie entre la nature, les hommes et les esprits - Dans la mythologie polynésienne, ce sont des actes de création et de négociation entre figures héroïques et divines qui aboutissent à l’existence du monde et des éléments), mais aussi parce que René Girard semble quand même considérer qu’il serait possible de déterminer UN sacré, ou du moins des tendances universelles dans la façon dont les peuples abordent le sacré, indépendamment de leur histoire et des évènements différents qui ont lieu.
Soyons plus clair: il est évident que l’idée d’écrire l’histoire de sa civilisation est assez tardive et qu’elle n’est aucunement première dans l’histoire des peuples qui ont tous créé d’abord des rites, des cultes des histories, des rites. Toutefois, une fois apparue, l’histoire est un crible, une méthode, un certain type d’analyse que l’on peut appliquer à toutes les époques, en incluant ces périodes où l’approche historique n’existait pas encore. On peut faire l’Histoire d’une période durant laquelle l’idée de faire de l’Histoire n’était pas encore venue à l’esprit des peuples concernés et pointer des rapports entre la période traversée et la naissance des mythes. En fait, ce que veut dire Jean-Pierre Vernant, c’est que l’histoire d’Ouranos est en résonance avec l’Histoire des grecs au 7e et 6e siècle avant JC. Dans son désir de trouver des invariants Humains, Peut-être René Girard mythologise-t-il la violence. En d’autres termes, il ne fait aucun doute qu’il existe une violence mimétique dans de nombreuses civilisations. Il est même certain que René Girard a raison de faire le lien dans ces sociétés entre violence mimétique et violence sacrificielle mais ce n’est pas pour autant que l’on peut faire de ce passage un invariant culturel. En le faisant et en sacralisant la violence, il est possible qu’il accomplisse finalement exactement l’inverse et violente le sacré, crée une conception du sacré qui s’auto-légitime philosophiquement mais ne se justifie pas anthropologiquement ni historiquement.
2) Violence et sens de l’histoire
a) la notion de mal nécessaire
Paradoxalement, la violence, considérée par Girard comme un invariant de l’histoire humaine, permet d’unifier cette dernière et de lui conférer un sens. En faisant de la violence le fil conducteur de l’histoire, Girard propose une lecture cohérente du passé, du présent et de l’avenir de l’humanité. Cette approche pourrait être perçue comme un moyen de pérenniser, dans une histoire qui n’est plus du mythe, un mythe qui continuerait à structurer notre compréhension du monde.
Revenons aux bases mêmes du cours: les êtres humains sont violents et cette violence a une cause selon René Girard qui tient à ce que nous désirions ce que les autres désirent simplement parce qu’ils le désirent. Le sacré et plus particulièrement le sacrificiel permet de canaliser cette violence et de la faire porter sur une victime expiatoire dans un contexte religieux. Ce que nous vivons en ce moment c’est justement cette incapacité du religieux à cause de la crise de confiance ou de foi dont elle est victime à assurer cette fonction de telle sorte que les conflits, les crises violentes de l’humanité sont de plus en plus fréquentes, intenses, destructrices. Mais nous percevons bien à quel point la thèse fondamentale de René Girard aussi puissante et pertinente qu’elle puisse paraître revient à définir la violence comme un mal nécessaire propre à la façon dont les êtres humains gèrent la vie collective.
Nous pourrions résumer toutes ces thèses de rené Girard par cette succession de propositions qui s’enchaînent logiquement:
1. Les humains ne peuvent exister sans s’associer: l'homme est un “animal mimétique” destiné à vivre en groupes.
2. Ils ne peuvent s’associer sans s’imiter : l’homme désire toujours selon le désir de l’Autre, ce qui est le postulat du désir mimétique.
3. Ils ne peuvent s’imiter sans se combattre : L’imitation conduit à la rivalité et au conflit. Girard explique que le mimétisme engendre la rivalité, et que la rivalité renforce à son tour le mimétisme.
4. Ils ne peuvent se combattre sans que devienne nécessaire la violence sacrificielle : Pour Girard, la violence mimétique suscite la victime émissaire, dont le sacrifice ramène la paix sociale.
5. La violence sacrificielle rend nécessaire les religions : Girard voit la religion comme un moyen de réguler la violence sociale et de créer une cohésion sociale. Le sacrifice est vu comme un moyen de chasser rituellement la violence qui menace la communauté.
Cette théorie anthropologique de Girard explique comment les sociétés humaines ont réussi à contenir leur violence inhérente et à maintenir l’ordre social à travers le mécanisme de la victime sacrificielle et les structures religieuses qui en découlent.
6. Cette canalisation de la violence, bien qu’imparfaite, s’avère nécessaire pour la survie et le développement des sociétés humaines : Sans ce mécanisme, les conflits mimétiques pourraient mener à une violence généralisée et incontrôlable, chaotique.
Ces deux points supplémentaires nous amènent à la conclusion que, dans la perspective girardienne, la violence, sous sa forme canalisée et ritualisée, peut être considérée comme un mal nécessaire. Elle est “nécessaire” car elle permet de contenir une violence plus grande et plus destructrice, et elle est un “mal” car elle implique tout de même des actes de violence, même si ceux-ci sont contrôlés et dirigés.
Il existe donc trois thèses fondamentales que l’on peut retenir de cette succession de propositions: 1) La violence mimétique est effective dans tout collectif humain 2) il y a donc un sens de l’histoire qui réside dans notre aptitude à transformer cette violence en moteur de l’évolution des sociétés 3) cette violence sacrificielle est un « mal nécessaire » .
Les sociétés humaines évoluent dans l’histoire en fonction de leur aptitude à gérer plus ou moins efficacement ce mal qui est inhérent à leur nature mimétique par quoi il devient la dynamique (nécessaire) des civilisations humaines.
Mais dés lors la question se pose de savoir si la violence est vraiment réellement ce mal nécessaire à l’évolution historique des sociétés ou bien si ce ne serait pas l’idée même de sens qui finalement serait le mythe de départ de toute cette conception qui dés lors serait parfaitement inventée et fallacieuse. Est-ce parce que l’histoire de l’homme est violente que cette violence lui donne son sens ou bien parce qu’on part du principe qu’elle a du sens que du coup elle est violente? Est-ce parce qu’elle ne peut être que violente que l’histoire a un sens ou bien parce que l’on part du principe qu’il faut qu’elle ait un sens que du coup on rend nécessaire cette violence (et qu’on la produise) ? Où faut-il vraiment chercher l’origine de cette violence dont notre histoire est indiscutablement imprégnée et comme « tissée »: dans la réalité ou dans les présupposés de notre façon de la concevoir, dans notre « mental » de telle sorte qu’en fait si cette deuxième option se révélait plausible ce ne serait pas du tout parce que nous serions fondamentalement violents (violence mimétique) mais parce que nous ne parvenons pas à nous concevoir autrement (ce qui en effet change tout…mais vraiment tout)?
C’est vraiment sur la notion de mal nécessaire qu’un problème crucial se pose et nous réalisons parfaitement qu’aux yeux de René Girard il ne peut pas ne pas y avoir de la violence dans l’histoire des êtres humains et qu’au travers de cette conception de la violence sacrificielle, il n’est finalement question que d’une seule chose: donner à une violence incontournable une dimension qui la rende nécessaire, fondatrice, porteuse d’un sens. Mais adhérer à l’idée d’une violence comme mal nécessaire de l’histoire, n’est ce pas rendre nécessaire cette violence au sein d’une conception qui part finalement du principe que l’histoire a un sens, thèse qui après tout a toutes les caractéristiques d’un postulat?
La théorie mimétique de René Girard explique la violence des mythes comme une sacralisation nécessaire de la violence mimétique, donnant ainsi un sens à l’histoire à travers le sacrifice et la mythologie. Cependant, ne peut-on pas argumenter que cette conception du « sens de l’histoire » est elle-même un mythe qui perpétue l’idée d’une violence nécessaire ? En d’autres termes, la théorie de Girard, en cherchant à expliquer et à donner un sens à la violence historique, ne risque-t-elle pas de la légitimer involontairement, créant ainsi un nouveau « mythe » qui justifie la violence au lieu de la résoudre ?”
Il convient que nous mesurions l’importance de cette question. Personne ne peut nier que notre histoire soit violente mais toute la question est de savoir si, comme le croit René Girard, elle l’est parce que la violence est indissociable de cette dynamique mimétique qui oeuvre dans toute société humaine, ou bien si elle ne résiderait pas dans la croyance selon laquelle il faut que l’histoire ait un sens, c’est-à-dire qu’une nécessité s’y déploie et rende nécessaire le fait que l’on y fasse le mal, de la violence pour que puisse opérer ce que l’on appelle la téléologie, c’est-à-dire la croyance à une finalité à un but comme si le mal rendait encore plus nécessaire l’idée même d’une histoire nécessaire. Si cette dernière hypothèse se révélait plausible, alors cela signifierait que finalement la violence historique se définirait moins comme une sorte d’invariant de la culture humaine que comme cet effet de croyance des hommes à l’égard de leur façon de faire histoire. Peut-être serait-il dés lors envisageable de faire de l’histoire « autrement ».
b) le sens de l’histoire
Avant de développer plusieurs lectures de l’histoire dans lesquelles nous verrons que la violence se voit légitimée à un « certain niveau de lecture », nous devons préciser ce qu’est la téléologie: elle désigne toute doctrine pour laquelle les êtres les phénomènes et les évènements ont un but, une finalité qui n’apparaît pas directement à celles et ceux qui sont pris « dans » les évènements eux mêmes.
Il ne faut pas confondre téléologie de l‘histoire et théologie de l’histoire, laquelle désigne les doctrines religieuses situant les manifestations de Dieu dans l’histoire des êtres humains. Il peut exister des téléologies qui ne sont théologiques (comme le marxisme notamment)
« Quand je considère en moi-même la disposition des choses humaines, confuse, inégale, irrégulière, je la com- pare souvent à certains tableaux, que l’on montre assez ordinairement dans les bibliothèques des curieux comme un jeu de la perspective. La première vue ne vous montre que des traits informes et un mélange confus de couleurs, qui semble ou l’essai de quelque apprenti, ou le jeu de quelque enfant, plutôt que l’ ouvrage d’ une main savante. Mais aussitôt que celui qui sait le secret vous les fait regarder par un certain endroit, aussitôt, toutes les lignes inégales venant à se ramasser d’une certaine façon dans votre vue, toute la confusion se démêle, et vous voyez paraître un visage avec ses linéaments et ses proportions, où il n’y avait auparavant aucune apparence de forme humaine. C’est, ce me semble, Messieurs, une image assez naturelle du monde, de sa confusion apparente et de sa justesse cachée, que nous ne pouvons jamais remarquer qu’en le regardant par un certain point que la foi en Jésus-Christ nous découvre »
Sermon sur la providence (1662)
L’image utilisée par Bossuet ici est très éclairante. Il convient de saisir la perspective de sa vision de l’histoire qui est une théologie. Pour un évêque catholique il va de soi 1) que Dieu ne peut pas ne pas être présent à quelque degré dans l’histoire des hommes 2) qu’il ne peut pas non plus vouloir la violence qui manifestement ne cesse de s’y révéler. Il faut donc situer la manifestation de Dieu dans l’histoire à un niveau qui lui permette d’être Dieu, c’est à-à-dire « bon » et en même temps qui ne nie pas l’évidence du mal dans l’histoire. Bossuet utilise la comparaison avec un style de peinture de son époque (baroque): l’anamorphose. Nous pourrions parler d’une toile « à clé ». La peinture a été faite à l’aide d’un miroir cylindrique dans laquelle les motifs peints vont se refléter de telle sorte que sans le miroir, la toile est informe de la même façon que sans dieu l’histoire est chaotique. Elle semble chaotique mais elle ne ‘lest pas. Du moins faut-il la voir dans la bonne perspective, c’est-à-dire avec le miroir. Nous vivons dans le premier niveau d’une violence évidente mais « mal lue » ou du moins vécue, c’est-à-dire trop immédiatement pour pouvoir être comprise.
Mais pouvons nous voir l’histoire sous l’angle de dieu ou en d’autres termes, pouvons nous voir la toile de l’histoire avec le miroir cylindrique? Non, puisque nous ne sommes pas Dieu. Notre croyance est donc testée en quelque sorte. Pouvons nous maintenir notre croyance en Dieu devant le spectacle d’une violence continuelle et absurde en adhérant à l’idée selon laquelle il existe un miroir? Evidemment, cette violence est démentielle, insupportable mais précisément c’est précisément parce qu’elle nous heurte de plein fouet qu’elle est « première » et que, selon Bossuet, elle implique un second « niveau », une sorte de perspective de recul à la lumière de laquelle ce qui semble absurde a finalement du sens. Cela ne signifie pas du tout que dieu veut la violence mais il est capable d’en faire quelque chose de finalement « bien ».
Avec Kant, nous ne sommes plus du tout dans une perspective théologique et c’est selon lui, la nature qui veille à ce que finalement à leur insu, les humains fassent le bien même quand ils font le mal, ou quand ils font preuve « d’insociabilité »:
"Le moyen dont se sert la nature pour mener à son terme le développement de toutes ses dispositions est leur antagonisme dans la société, dans la mesure où cet antagonisme finira pourtant par être la cause d’un ordre réglé par des lois. J’entends ici par antagonisme l’insociable sociabilité des hommes, c’est-à-dire leur penchant à entrer en société, lié toutefois à une opposition générale qui menace sans cesse de dissoudre cette société. Une telle disposition est très manifeste dans la nature humaine. L’homme a une inclination à s’associer, parce que dans un tel état il se sent plus qu’homme, c’est-à-dire qu’il sent le développement de ses dispositions naturelles. Mais il a aussi un grand penchant à se séparer ( s’isoler ); en effet, il trouve en même temps en lui l’insociabilité qui fait qu’il ne veut tout régler qu’à sa guise et il s’attend à provoquer surtout une opposition des autres, sachant bien qu’il incline lui-même à s’opposer à eux (…) Sans ces propriétés, certes en elles-mêmes fort peu engageantes, de l’insociabilité, d’où naît l’opposition que chacun doit nécessairement rencontrer à ses prétentions égoïstes, tous les talents resteraient cachés en germe pour l’éternité, dans une vie de bergers d’Arcadie, dans une concorde, un contentement et un amour mutuel parfaits; les hommes, doux comme les agneaux qu’ils paissent, ne donneraient à leur existence une valeur guère plus grande que celle de leur bétail, ils ne rempliraient pas le vide de la création quant à sa finalité, comme nature raisonnable. Il faut donc remercier la nature pour leur incompatibilité d’humeur, pour leur vanité qui en fait des rivaux jaloux, pour leur désir insatiable de possession et même de domination ! Sans cela, toutes les excellentes dispositions naturelles qui sont en l’humanité sommeilleraient éternellement sans se développer ».
Idée d’une histoire d’un point de vue cosmopolitique
Tout ce texte développe le fond de pertinence d’un oxymore: insociable sociabilité. Comment et pourquoi une sociabilité peut elle être qualifiée d’insociable? Tout simplement parce que l’être humain tout autant conscient qu’il soit des bénéfices de la vie en société, de l’accroissement de puissance que lui procure le fait de vivre au milieu de ses semblables, des avantages que lui donnent un collectif et surtout de tout ce que des lois communes permettent de faire croître dans l’existence d’un être raisonnable comme l’est l’être humain demeure un individu égoïste, soucieux de ses propres intérêts, de leur préservation. Dans toute son oeuvre, Kant insiste sur cette dualité propre à l’être humain qui est à la fois un être sensible, immergé dans les pulsions, les passions, tout ce qu’il appelle des mots « pathologiques ». En grec « pathos » désigne finalement tout ce que l’on éprouve par opposition à ce que l’on fait. C’est finalement tout ce qui nous incline à….toutes ces tendances qui nous font faiblir, défaillir, pencher vers…. Vers ce qui selon Kant représente un mouvement de descente. Nous avons envie de suivre les lois parce que justement nous réalisons que cela favorise tout ce qui en nous ne se laisse pas fléchir mais en même temps nous demeurons engoncés dans le pathos, dans la passivité sensible. Dans une autre proposition de ce même livre, l’auteur exprime très clairement cette dualité:
« L'homme est un animal qui, du moment où il vit parmi d'autres individus de son espèce, a besoin d'un maître. Car il abuse à coup sûr de sa liberté à l'égard de ses semblables ; et, quoique, en tant que créature raisonnable, il souhaite une loi qui limite la liberté de tous, son penchant animal à l'égoïsme l'incite toutefois à se réserver dans toute la mesure du possible un régime d'exception pour lui-même. Il lui faut donc un maître qui batte en brèche sa volonté particulière et le force à obéir à une volonté universellement valable, grâce à laquelle chacun puisse être libre. »
Ici c’est très clair, l’être humain a un penchant animal et une raison. Il réside dans le jeu de tension de cette dualité comme si entre ces deux pôles de l’animalité et de la raison, un champ magnétique s’installait et que son existence résidait dans cette mise sous tension. Dans la proposition concernée, cela explique l’ambiguïté de l’être humain à l’égard de l’état, de l’autorité d’un gouvernement sachant que ce gouvernement étant nécessairement confié à un ou plusieurs êtres humains, ceux ci sont aussi des animaux qui ont besoin d’un autorité, de telle sorte que gouverner l’être humain est une tache absolument impossible vouée à l’échec.
Mais ici, dans cette quatrième proposition, cette même dualité est plutôt perçue comme bienfaisante au final, parce que les hommes ne peuvent pas vivre dans la concorde et dans la paix. Kant n’hésite pas ici à parler de « nature humaine »: expression extrêmement problématique dans la mesure où l’être humain apparaît plutôt comme un être de culture mais c’est précisément de ce la dont il est question dans le texte. L’être humain a à la fois une nature raisonnable et égoïste, et c’est justement cette opposition qui se fait jour dans sa nature et dont la contradiction va donner dans la culture, dans l’exercice effectif de la collectivité un "progrès », parce que si l’homme n’était que raisonnable il resterait dans une sorte d’âge d’or, de paradis sur terre extrêmement statique dans lequel, aucun problème ne venant à se poser, l’humanité demeurerait dans un état d’ imbécilité béate. Ils « ne rempliraient pas le vide de la création quant à sa finalité, comme nature raisonnable ».
D’un pur point de vue philosophique, on pourrait dire que Kant opère la difficile synthèse de l’animal politique d’Aristote et du loup de Hobbes, et c’est dans la résistance même de cette difficulté que quelque chose d’un sens de l’histoire se glisse, se justifie, devient une ligne d’intelligibilité des évènements historiques. Il y a bien de la violence dans l’histoire des humains mais c’est une violence résiduelle qui tient à la nature égoïste de l’animal insociable humain, biais par lequel il est clair que Kant n’est pas d’accord avec Aristote. Mais il n’est pas non plus dans le camp de Hobbes puisque il existe aussi un penchant de l’être humain à s’associer. Aristote et Hobbes ont raison mais c’est justement pour cela qu’ils ont aussi tort puisque chacun d’eux ne voit qu’un versant de la nature humaine sans s‘éveiller à l’idée qu’étant une créature de progrès, il FAUT que l’être humain ait une finalité, un être à devenir, un conflit (presque personnel au sens de « propre à l’espèce humaine ») à régler et que ce conflit lui soit suffisamment proche, propre à lui, structurel, continu pour qu’en effet quelque chose comme l’histoire, c’est-à-dire comme un avoir à être chronologique s’insinue dans son rapport aux évènements.
Dans le texte qu’il consacre à la difficile question du « gouvernement de l’homme par l’homme », Emmanuel Kant écrit que « l’homme est fait d’un bois si courbe que l’on ne peut rien y tailler de bien droit » Mais dans cette proposition là, nous développons plutôt les raisons grâce auxquelles du moins il est fait d’un « bois que l’on peut tailler », c’est-à-dire qu’il est modulable, fait d’une matière « meuble » qui n’est pas décidée, figée dans une condition donnée mais qu’il est au contraire constructible. La nature de l’homme est ainsi faite qu’elle n’est pas définitivement faite puisque elle est antagoniste et que dés lors dans cette contradiction s’insinue l’espace d’un progrès, d’un sens de l’histoire.
Ce qu’il faut bien noter ici c’est que sans utiliser le terme, c’est bien de la violence de l’histoire dont il est question, du fait que les êtres humains vont se battre se combattre, entre en conflit et en compétition perpétuelle. La fin du passage est vraiment sans ambiguïtés de ce point de vue: « Il faut donc remercier la nature pour leur incompatibilité d’humeur, pour leur vanité qui en fait des rivaux jaloux, pour leur désir insatiable de possession et même de domination » Kant utilise la distinction aristotélicienne de l’acte et de la puissance. L’être humain a un potentiel de justice, de raison, d’excellence mais ces dispositions ont besoin d’un contexte de compétition pour s’effectuer, pour venir au jour et cette pression, cette urgence par le biais de laquelle l’être humain peut et doit accomplir son essence d’être raisonnable, c’est finalement très précisément le contraire: à savoir son ambition égoïste et la contradiction de ses intérêts personnels avec les intérêts personnels des autres qui vont l’actualiser dans un contexte de rivalité.
Nous sommes très loin de René Girard parce que le philosophe français ne croit pas du tout à l’excellence de ce potentiel humain qui tend vers la raison mais il y a un point commun entre ces deux philosophes qui réside dans la notion de violence nécessaire. Dans cette « vanité qui en fait des rivaux jaloux », nous pouvons exactement reconnaître la notion Girardienne de désir mimétique laquelle rend nécessaire la violence sacrificielle à partir de laquelle quelque chose d l’humanité va se cristalliser dans une culture. René Girard ne pense pas du tout que cette violence sacrificielle soit « juste » (on ne voit vraiment comment on pourrait l’affirmer) mais c’est une observation anthropologique: de fait la violence rituelle existe dans la plupart des mythologies, des religions, des rites et des cérémonies sacrées des hommes. La question ne se pose pas du tout pour lui de savoir si elle est « bonne », mais de fait elle est là et elle a un rôle fondateur pour une civilisation. Il n’est donc pas impertinent de pointer ici un accord tacite entre les deux auteurs en ceci qu’ils reconnaissent une forme de nécessité pour la violence ou du moins d’utilité. La violence mimétique et la rivalité des êtres humains vont quelque part, aboutissent à une finalité (la violence sacrificielle pour Girard, le progrès pour Kant par quoi il ne peut exister de sens à l’histoire sans violence et sans opposition.
Finalement le problème que nous avions posé au début demeure: est-ce parce qu’il y a de fait de la violence dans la nature de l’homme qu’il faut du sens, qu’il faut croire à l’idée selon laquelle la nature donnerait du sens à l’existence de l’homme sur terre et aux évènements humains dans l’histoire ou bien est-ce que parce qu’il faut donner du sens à l’histoire qu’il y a de la violence.
Il n’est pas du tout incohérent de reprendre ici la notion d’identité narrative telle que nous l’avions utilisée dans le contexte de l’individu. Ulysse donne du sens à son existence par le récit sur soi. (Les larmes d’Ulysse) De la même façon une civilisation donne du sens et gagne une unité à se structurer comme récit, à avoir une trame, et donc à instiller du sens dans des évènements historiques.
Mais pourquoi faut-il que ce récit aussi bien celui des histories (mythes) que de l’Histoire soit violent? Et sommes nous sûrs après tout qu’il y a du sens dans l’histoire?
c) L’innocence du devenir (Nietzsche)
La distinction entre historia rerum gestarum (récit des choses faites) et res gestae (les choses faites) nous permet de saisir la complexité inhérente à la notion d’histoire. D’un côté, nous avons le récit historique (historia rerum gestarum), une construction narrative qui tente de donner un sens et une cohérence aux événements passés. De l’autre, nous avons les événements eux-mêmes (rerum gestarum) , dans leur réalité brute et souvent chaotique. Cette dissociation soulève déjà la question de la possibilité d’un sens qui serait inhérent à l’histoire et opérationnel en elle.
Les évènements (rerum gestarum) arrivent aux êtres humains et, pour beaucoup d’entre eux les heurtent violemment, leur imposant la souffrance, la mort, l’exil, etc. Toute la question est ici de savoir s’il n’existerait pas une finalité (téléologie), c’est-à-dire si ces souffrances et ces morts individuelles ne seraient pas à quelque niveau « utiles » au regard d’une finalité supérieure. C’est bien ce que nous venons de développer avec la théologie de l’histoire de Bossuet et l’insociable sociabilité de Kant L’Histoire (historia rerum gestarum) est un récit qui relie entre eux les évènements du passé et insinue de la causalité dans la dynamique chronologique des époques, lesquelles dés lors ne font pas que se succéder mais s’expliquent au gré d’un rapport entre passé et présent (le passé explique le présent). Par conséquent le récit Historique insinue de la rationalité dans les rouages de la succession chronologique des faits, lesquels sont parfois (très souvent) violents. Ce qui, donc, s’effectue dans l’Histoire, en tant qu’elle est un récit c’est bien un certain sens, mais dans une signification qui n’est pas du tout la même que Bossuet ou Kant.
Pourquoi? Parce que ces deux philosophes, de la même façon que toute philosophie de l’histoire croyant à une forme de téléologie, de finalité, affirment qu’il y a dans les choses faites, dans les « rerum gestarum » l’effectuation d’une nécessité. Ils adhérent à l’esprit d’une « providence », d’une transcendance, ou tout simplement d’un niveau supérieur d’action par le biais duquel, la raison, la nature, Dieu agissent sur le réel de telle sorte que l’horreur effective à un premier degré de perception se rationalise, rentre dans un certain rang, voire se légitime à un second degré de lecture.
Il n’en va pas du tout de même pour l’Histoire de l’historien.ne qui ne fait que relier entre eux les évènements du passé et ne leur donne que de la « lisibilité ». Mais même cela, même cette lisibilité ne serait-elle pas de trop? Ne dissimulerait-elle de nos yeux l’absurdité radicale de l’histoire des êtres humains, sa contingence radicale, son hasard, son désordre, son chaos?
La monstruosité de la Shoah, sa singularité dans l’histoire humaine, rend impossible son intégration dans une narration qui donnerait un sens global à l’histoire. Comment justifier ou expliquer un tel événement dans le cadre d’un progrès historique ou d’une quelconque téléologie ? La Shoah représente une rupture si profonde qu’elle remet en question la possibilité même de penser l’histoire comme un processus doté de sens. Le problème réside dans le fait que, si nous considérons cette exceptionnalité de la Shoah (et pas seulement d’elle: de tout évènement dont la violence et l’atrocité dépasse littéralement l’entendement humain) comme irréductible à la pratique historique, alors nous courons le risque de nous priver de toute possibilité d’explication, de réalisation de cette inhumanité, ce qui évidemment ne ferait que favoriser son retour la pérennité de l’horreur pure.
Qu’il se manifeste dans la Shoah une violence irrécupérable par quelque dessein providentiel, par quelque idéologie téléologique quelconque semble assez clair, assez évident. Mais il faut bien que l’Histoire, elle, travaille même là, SURTOUT là, puisque quelque chose de l’inhumanité de l’être humain ici, se produit, sans aucun doute. Mais comment cette recherche de lisibilité historique pourrait-elle s’opérer sans que le sens dont elle éclaire le cours des évènements puisse être récupéré de quelque biais par une croyance téléologique quelconque, laquelle reviendrait à justifier l’horreur, ce qui évidemment est inadmissible?
C’est précisément par rapport à cette question que a notion nietzschéenne d’innocence du devenir, en venant bouleverser notre conception traditionnelle de l’histoire, apporte réellement des éléments de réponse précieux. En effet, Nietzsche introduit ce concept pour exprimer la conséquence d’un déjugement moral méthodique et immoraliste de l’être humain: les évènements sont « là ». Ils se passent dans la neutralité de l’aiôn. Nous n’avons pas à nous poser la question de leur justice ou de leur sens, pas plus que celle de leur injustice. Cette perspective libère l’histoire de toute culpabilité et de toute finalité préétablie. Le devenir est innocent comme “un enfant qui joue”, selon la métaphore Héraclitéenne reprise par Nietzsche.
Cette crise du sens historique nous oblige à repenser notre rapport au passé et à l’avenir. Si l’histoire n’a pas de sens qui lui serait propre, inhérent, comment devons-nous l’appréhender? La réponse pourrait se trouver dans une approche plus humble et plus ouverte, qui reconnaît la complexité et l’imprévisibilité du devenir humain. Il s’agirait plutôt d’abandonner les grands récits téléologiques pour embrasser une vision de l’histoire plus ouverte, moins philosophique en un sens: il n’est pas certain que l’être humain réalise quelque chose ni qu’il suive une finalité (Spinoza s’oppose à tout finalisme
Cette perspective ne nie pas l’importance de l’étude historique, mais elle nous invite à l’aborder avec une nouvelle humilité, conscients de l’impossibilité fondamentale de réduire l’histoire à un sens unique et cohérent. L’histoire devient alors non pas un récit linéaire doté de sens, mais un champ d’exploration de ce que nous « pouvons ». Nous sommes pris dans le jet de dés d’un enfant qui joue et n’avons pas le moindre pouvoir à l’égard du résultat, des nombres qui tombent. L’histoire s’intègre alors, pour reprendre les termes de Joe Bousquet à cette blessure qui existait avant lui et au regard de laquelle il est né pour l’incarner. Nous ne sommes pas faits pour autre chose que ce qui nous arrive parce que de fait cela nous arrive et cela nous arrive dans l’histoire. Il n’est pas du tout question de donner du sens à l’Histoire pour pouvoir y penser des vies « sensées » mais de donner du sens à notre vie dans la réalité brute d’une histoire qui n’est que là, brute et absurde. Nous pouvons dire de l’histoire ce que Macbeth dit de la vie, « c’est une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur qui ne signifie rien. »
L’histoire « ne veut rien dire » si nous entendons par là qu’une providence ou qu’un dessein la programme, la prédétermine de là haut. Il est absolument impossible d’intégrer la destruction systématique et quasi industrielle d’un peuple dans un « récit » à la gloire d’un Dieu quelconque, ou d’une visée supérieure de la raison, de la nature. Aucune finalité ne s’y exprime, mais nous y sommes confrontés à l’horreur nue de l’évènement brut. C’est à ce niveau là qu’il convient de ramener la pratique de l’historien.
Or Lucien Fevbre et Marc Bloch ont fondé , au début du 20 e siècle, une nouvelle pratique historienne baptisée Ecole des annales qui substitue à une lecture purement chronologique des évènements une vision plus approfondie qui s’efforce de prendre en compte moins les grands événements retentissants que leur fond, cette poussière de micro-évènements sur la base desquels finit par se détacher ce que l’on appelle « les faits historiques. » Sous la pseudo logique des grands évènements s’active le devenir long (et cyclique) des héccéïtés, et c’est cela que la pratique historique peut essayer de saisir et d’analyser.
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