Il existe un terme qui finalement regroupe ces trois notions: le déontique. Il concerne ce que nous nous sentons obligés de faire (morale) par rapport à des prescriptions ou à des systèmes normatifs comme les lois civiles (droit) ou des injonctions plus « élevées » comme les valeurs ou des idées (justice). Finalement le déontique désigne le fait que l’être humain a à faire quelque chose. Mais le fait que nous ayons la certitude qu’il est des conduites interdites, des actions que nous devons nous imposer et d’autres que nous devons nous empêcher est-il fondé sur le fait qu’il y a en effet un devoir d’être, un devoir être ou bien tout simplement « l’être » et que parfois nous ne sommes pas à la hauteur de ce que c’est qu’être? Faut-il adhérer à la notion de déontique ou au contraire la rejette en considérant que si nous étions vraiment à l’écoute de ce que le fait d’être suppose nous n’aurions vraiment nul besoin de nous imposer des devoirs, des normes.
La référence à la pièce de Sophocle, Antigone permet non seulement de situer précisément l’être humain dans cette ambigüité du déontique puisqu’étant un deinos il n’est rien de la nature ni même des Dieux qui puisse physiquement s’imposer à lui-même. On pourrait dire de l’être humain, comme l’affirme Castoriadis qu’il est la seule créature qui doit s’auto-limiter même si cela ne répond pas à la question du déontique. Dans cette pièce, Créon représente le droit et Antigone assume le personnage dont la morale se détermine par rapport à une justice légitime mais pas légale.
Ceci nous permet de saisir la distinction entre le droit positif et le droit naturel. Le premier regroupe toutes les règles juridiques établies par les institutions dans un état donné, précis. Elles sont écrites, effectives et évolutives. Au besoin, elles s’imposent par la force publique aux citoyens. Elles maintiennent l’ordre et la paix civile dans un pays.
Le droit naturel désigne des normes universelles fondées sur la nature ou sur la raison comme la dignité, la liberté, la justice. On pourrait dire que finalement le droit naturel c’est LA notion des théoriciens de la révolution française et finalement des Lumières. La DDH c’est la tentative des révolutionnaires français de fonder un droit positif sur le droit naturel.
Nous pourrions dire que cette tentative a échoué ou plutôt que la volonté de confondre deux notions distinctes s’est confrontée factuellement 1) Au fait que la population mondiale n’est pas soumise à la juridiction d’un seul état 2) Aux spécificités propres à chaque culture. Si le droit naturel reposait sur une intuition universelle du juste et de l’injuste, tous les droits positifs se ressemblerait mais ce n’est pas du tout le cas (Pascal insiste clairement et brillamment sur ce point)
Dés lors la question est de savoir s’il faut renoncer à toute idée de droit naturel ou bien s’il faut lui trouver un support AUTRE.
Avec Hobbes et Spinoza, nous sommes projetés dans des conceptions de la politique et de l’approche des collectifs humains qui prennent le terme « naturel » de l’expression au pied de la lettre, et surtout qui ne partent pas du principe selon lequel l’être humain serait naturellement un être raisonnable. La notion de droit naturel désigne alors le droit naturel d’exister. Nous sommes d’emblée crédité.e.s du droit naturel d’exister parce que de fait nous existons. La différence essentielle avec l’autre conception du droit naturel vient de ceci que nous avons « de fait » un droit naturel alors que pour Montesquieu, Saint Thomas et les philosophes des lumières, c’est du point de vue du droit que nous avons le droit. Cela peut sembler logique mais en réalité c’est problématique, tout simplement parce qu’un droit fondé de droit ne peut être respecté qu’à la condition d’être reconnu (Pascal avait bien pointé ce défaut structurel)
Avec Hobbes et Spinoza, le droit naturel s’assimile finalement à la force mais quelle force? Celle que nous libérons naturellement dans l’attachement à l’existence. Evidemment cela peut créer des problèmes puisque tous les êtres humains sont impliqués dans le fait d’exister puisqu’ils désirent exister. Ces désirs d’exister qui fondent le droit naturel vont nécessairement entrer en conflit.
Une distinction fondamentale apparaît alors entre Hobbes et Spinoza, distinction qui porte sur le verbe « pouvoir ». J’ai le droit naturel de faire tout ce que « je peux », mais en latin il existe deux termes pour signifier « pouvoir »: la potestas (pouvoir) et la potentia (puissance). Hobbes ne prend en compte que le premier. Ce qui va entrer en conflit du fait de la présence de nos droits naturels ce sont nos pouvoirs et cette opposition ne peut se gérer que par un pouvoir supérieur auquel tous les citoyens adhèrent. C’est la solution du Léviathan et du pacte. Tous les citoyens d’un état contractent implicitement pour délaisser leur droit naturel et adhérer à un droit positif qui leur garantira la sécurité.
Mais Spinoza s’intéresse à la puissance et cela change tout. Il n’est pas question qu’un citoyen se dépossède lui même de son droit naturel, ce serait finalement comme renoncer à exister. La puissance qui oeuvre dans le droit naturel c’est le conatus, l’effort d’un être pour persévérer dans son être. Le droit positif a donc bien un rôle à jouer mais c’est seulement celui de rendre effective la cohabitation de tous les droits naturels, de faire en sorte que tout être puisse libérer la puissance d’agir qui de fait situe son essence actuelle. Ce que je suis c’est ce que je suis en train de libérer comme puissance d’agir et de m’effectuer dans l’existence. Mon être n’est pas fixé, ni défini, il est en train de libérer un certain chiffre de puissance auquel se mesure l’intensité que j’investis dans le fait d’être.
Comme ce fait d’être ne saurait se limiter à « moi » il se compose de toutes les intensités de tous les êtres, de toutes les individualités qui dans ce monde participe à faire de tout cela UN monde, UNE nature c’est-à-dire UN dieu. La philosophie de Spinoza est marquée par un mouvement immanent. Il n’y a que la nature qui EST, ce qui signifie qu’elle ne peut être que par elle-même. La nature est cause de soi. Dés lors elle se constitue comme un être à soi. Rien ne s’effectue en-dehors d’elle. On pourrait dire de la nature qu’elle est une maison sans extérieur. Quand je me situe moi-même dans un espace de moi à moi, ce n’est pas du tout que je suis à moi mais dans l’espace de soi à soi de Dieu, ce qui signifie que cet espace ne délimite pas du tout ma conscience mais l’intuition de l’être à soi de la nature, par ce que Spinoza définit comme le 3e genre de connaissance, le plus parfait.
C’est vers ce 3e genre de connaissance que doit me mener l’éthique. Mais pourquoi ce n’est pas une morale? Parce que toute morale part du principe que l’être humain étant un être raisonnable, il se doit d’être à la hauteur de ce qu’il faut qu’il soit et dés lors il faut qu’il applique à chaque situation des principes prédéfinis, rigides, inflexibles, universels (Kant)
L’éthique de Spinoza, au contraire, part du droit naturel de tout être de libérer la puissance dans laquelle il consiste à l’instant T. Je n’ai pas à me poser la question morale de savoir ce que je dois faire, je libère la puissance dans laquelle consiste mon droit naturel et je fais tout ce que peux pour être.
Si nous appliquons la distinction entre la morale kantienne et l’éthique spinoziste à une situation précise: celle que décrit malheureusement le meurtre de Cathy Genovese à New York dans une rue où 38 personnes ne sont pas sorties de chez elle pour la sauver, ni même lui porter secours, nous réalisons rapidement pourquoi l’éthique l’emporte sur la morale.
Certes, un kantien pur serait intervenu tout simplement parce que je ne peux pas vouloir d’une humanité qui ne portent pas secours à un autre humain en danger. Mais « l’appel » du devoir » est-il aussi pressant que l’appel de cette puissance dont il n’est pas possible qu’elle existe sans participer de cette nature au sein de laquelle tous les droits naturels coïncident en Dieu, ou en la nature? Dans le film de Lucas Belvaux: « 38 témoins », nous serions bien en peine d’expliquer le malaise existentiel du personnage de Pierre qui n’a pas répondu au cri de la victime s’il n’avait que le sentiment d’avoir manqué à son devoir.
C’est beaucoup plus simple, Pierre n’a pas été à la hauteur de l’intensité d’existence requise par la situation. On pourrait presque dire qu’il n’a pas « été ».
Autant la boussole morale est celle de l’impératif catégorique kantien (essaie de vouloir que la maxime de ton action puisse être érigée en tant que maxime universelle) autant la boussole éthique est celle de l’éternel retour Nietzschéen. Or autant l’impératif catégorique décrit une exigence qui, de l’aveu même de Kant , n’est probablement pas « tenable » par les êtres humains réels, autant l’éternel retour décrit une condition factuelle.: ce que tu as fait une fois, tu sais très bien que tu l’as fait une infinité de fois et que tu ne cesseras jamais de le faire. Le « mal être » de Pierre s’explique ainsi mieux par l’éternel retour que par un impératif catégorique auquel il aurait manqué.
Conclusion:
Si nous ne faisions que manquer le devoir être, il nous resterait l’être, mais si nous ne sommes pas à la hauteur de la puissance d’être, il ne nous reste rien et c’est bien ce qui accable Pierre. L’être à soi de la nature naturée et naturante de Spinoza, c’est exactement ce qu’exprime le cycle infini de l’éternel retour. Nous n’en sortons pas. Mais si chaque instant peut nous enfermer dans le cycle d’une damnation sans fin, un autre instant nous gratifie du cycle heureux d’un éternel salut. Pour jouir de cette grâce il suffirait que Pierre cesse de se morfondre dans une culpabilité morale et adopte une attitude éthique, juste éthique.
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