Problématisation
A lire la tragédie de Sophocle, Antigone, il ne semble pas douteux que l’esprit de justice rende malheureux. L’adolescente décide d’être juste et c’est bien la valeur qu’elle défend contre le décret inique de Créon qui est le chef légal de la cité de thèbes. Elle veut la justice à tout prix quitte à subir la souffrance et le malheur, la condamnation à mort d’une légalité injuste, d’un droit positif arbitraire. Dans son dialogue avec Créon elle évoque ce rapport entre la justice et le malheur:
« Que je dusse mourir, ne le savais-je pas? et cela, quand bien même tu n’aurais rien défendu. Mais mourir avant l’heure, pour moi, c’est tout profit : lorsqu’on vit comme moi, au milieu des malheurs sans nombre, comment ne pas trouver de profit à mourir ? Subir la mort, pour moi n’est pas une souffrance. C’en eût été une, au contraire, si j’avais toléré, que le corps d’un fils de mère n’eût pas, après sa mort, obtenu un tombeau. De cela, oui, j’eusse souffert; de ceci je ne souffre pas. Je te parais sans doute agir comme une folle. Mais le fou pourrait bien être celui même qui me traite de folle. »
Sophocle, Antigone, env. 442 av. J.-C.
Son attitude ne peut absolument pas s’expliquer sans l’inversion d’une certaine logique selon laquelle la vie est préférable à la mort, même si elle implique que nous fassions des entorses à nos valeurs. Le véritable malheur selon elle consisterait exactement dans le contraire de cela: vivre en sachant que l’on a agi injustement est une souffrance. Par contre mourir en ayant respecté la justice quoi qu’il en coûte est une conduite dont Antigone ne dit pas qu’elle la rend heureuse mais dont elle affirme ne pas souffrir. « Le fou pourrait bien être celui qui me traite de folle ». Mais que signifie vraiment cette phrase? Qu’il existe une autre dimension dans laquelle les logiques de préférence qui ont cours parmi les mortels s’inversent et qu’une attitude intègre et droite vaut mieux que de se soumettre à un pouvoir injuste. Mais « mieux » en quel sens?
Peut-être est-ce ici la notion de « sens » qui est la plus pertinente. Antigone sait pour quoi elle vit et aussi pour quoi elle meure: pour que justice soit faite dans notre monde mais notre monde est dans la main de gens comme Créon qui exerce le pouvoir injustement. La conduite adéquate selon elle consiste donc à être malheureuse mais « entière » plutôt qu'hypocrite et lâche mais vivante. La vie d’Antigone aura été malheureuse, courte mais claire, sensée, assumable, habitable; celle de Créon qui sera finalement l’un des rares survivants à la fin de la pièce sera plus longue mais pleine d’injustice et donc inassumable, inhabitable (on ne peut y vivre que de façon "décentrée" insincère. Mais cela signifie-t-il que l’exercice et le respect de la justice suppose et crée nécessairement le malheur (n’oublions pas qu’il y a l’idée d’un décalage étymologiquement dans le malheur. On est malheureux quand on n’est mal à propos). Tout ce dont la tragédie illustre l’incompatibilité comme si Antigone ne pouvait pas jouir vivante de l’intégrité de sa vertu peut-il s’inverser de telle sorte qu’au contraire l’exercice de la justice coïncide avec le bien-être?
La justice et le bonheur sont deux perfections mais ce qui les distingue profondément c’est la notion d’universalité. La justice ne peut pas être autrement ni ailleurs que partout pour tous les êtres humains et dans tous les temps. Elle est un idéal immuable et applicable à l’humanité. Mais le bonheur, de l’aveu de tous les philosophes ayant travaillé cette notion, est une recherche individuelle. Il n’existe pas de bonheur universel et il n’est pas possible de concevoir autrement le bonheur qu’en tant que travail sur soi. Toute la question est donc de savoir si un idéal universel a quelques chances d’être atteint par une démarche qui, elle, est nécessairement individuelle. Est ce que la justice qui ne peut se concevoir sans référence à une collectivité peut faire l’objet d’une assomption individuelle de telle sorte que son observation ou son exercice donne à celle et celui qui l’entreprend et l’effectue une satisfaction individuelle pleine et aboutie?
- Le souverain bien - Aristote
Pour Aristote, comme il le développe dans l’éthique à Nicomaque, il existe plusieurs sortes de justice:
- la justice universelle qui s’appuie sur la notion d‘intérêt général.
- La justice particulière qui englobe la justice commutative (donner la même chose et la même quantité de bien à tout le monde, l’égalité) et la justice distributive qui répartit les biens en fonction des mérites, proportionnalité)
- L’équité désigne une forme subtile et nuancée de la justice qui va s’adapter aux cas particuliers, à la situation de chacune et chacun.
Ce n’est même pas une compatibilité entre le bonheur et la vertu, c’est une pure identité que l’on pourrait définir comme excellence de ce que c’est qu’être humain. Nous ne pouvons pas être heureux sans donner le meilleur de nous même individuellement pour parvenir à cette perfection de notre nature d’animal politique, laquelle est aussi collective puisque elle est celle d'un "vivre avec"
Il convient donc que nous travaillons en vue d’un intérêt général, d’un bien commun afin que chaque citoyen puisse accomplir dans la cité son potentiel éthique, sa puissance individuelle. S’accomplir individuellement et donc être heureux c’est nécessairement œuvrer pour réaliser l’idéal de ce que c’est être humain: biais par lequel nous participons au bonheur de tous les citoyens au sein de la cité. Des trois formes de justice, c’est l’équité qui selon Aristote convient le mieux à cette activité du citoyen. Il en va de même pour la justice distributive qui prend en compte le mérite individuel de chaque citoyen.
Par contre l’instauration systématique et aveugle d’une justice commutative qui viserait une égalité mathématique stricte peut se révéler en tous points contraire à la réalisation du bonheur des citoyens. Par conséquent la vertu essentielle que nous devons cultiver est l’équité, nous montrer équitable étant entendu que le cadre légal c’est-à-dire le droit positif ne peut à lui seul garantir cette justice et donc le bonheur. La justice est un idéal politique que l’on ne peut réaliser sans adopter un comportement éthique et ce terme d’éthique induit une capacité du citoyen à s’adapter aux situations précises auxquelles il est confronté. Ceci explique qu’Aristote ne cesse de pointer la tempérance, la mesure et la prudence (phronésis) comme des vertus dont il faut constamment maintenir l’activité en tant que citoyen et en vue de la justice, laquelle ne saurait se confondre entièrement avec le droit positif.
2) Justice contractuelle et conditions restrictives du bonheur (Hobbes)
Il existe pour Aristote un concept qui explique le souverain bien, c’est l’entéléchie. Pour un bourgeon l’entéléchie désigne l’excellence de devenir un fruit, d’aller jusqu’au terme de sa nature, de ce pour quoi il est fait. Or l’entéléchie pour l’homme c’est de s’accomplir en tant qu’être de raison, qu’animal politique (logos et polis). Il y a donc quelque chose de naturel ou de « naturant » dans l’accomplissement de la justice ET du bonheur qui ne peuvent qu’aller de pair.
Il y a du naturel dans la justice. Mais Hobbes ne serait d’accord avec une telle position. La justice, pour lui ne peut exister que dans l’état civil. Elle ne se trouve pas dans la nature. La justice, c’est ce que le Léviathan c’est-à-dire cette souveraineté obtenue par contrat et donc par adhésion de tout le peuple va décider. Par exemple, dans la tragédie de Sophocle, Hobbes demanderait à clarifier la venue au pouvoir de Créon qui en fait est causée par la guerre civile. Mais si Créon avait été désigné par les citoyens de Thèbes comme celui qui pourrait se recommander de tous les droits naturels de tous les citoyens, il serait juste que Polynice ne soit pas enterré. C’est le contrat qui fonde la légitimité de l’exercice du pouvoir grâce auquel la paix civile peut régner dans l’état.
Les citoyens peuvent vivre ensemble dans cette configuration politique là. Il n’est question pour eux que de fuir la violence de cet état de guerre de tous contre tous qui caractérise l’état de nature. Est-ce que cette justice qui ne peut donc exister que dans l’état civil assure le bonheur des citoyens?
Nous pouvons répondre que cette justice Hobbesienne est la condition nécessaire du bonheur mais pas suffisante. Elle est nécessaire parce que sans ce passage par le contrat de l’état de nature à l’état civil, il ne serait pas possible d’établir durablement des conditions décentes et surtout durables de vie. Il n’est rien qui pourraient s’établir sur un socle institutionnel et par conséquent il serait illusoire d’envisager d’être heureux pour les hommes ailleurs que « là » dans la cité, dans l’état de culture, dans une vie fondée sur le contrat.
Toutefois, on ne voit pas bien quel type de bonheur pourrait s’établir à partir de conditions qui demeurent restrictives. Vivre au sein d’un état c’est consentir à cet échange de mon droit naturel à un droit positif qui va créer la justice, selon Thomas Hobbes. L’universalité de la justice repose sur le renoncement à l’accomplissement individuel et on ne voit pas bien dés lors en quoi cette condition pourrait être dite « heureuse » puisque ce terme implique un accomplissement une forme de complétude. On ne peut pas être relativement heureux.
3) Morale sacrificielle et éthique de la puissance
Peut-être Antigone aurait-elle préféré vivre et voir la justice triompher et le corps de son frère enterré. Toutefois, nous avons bien souligné l’énergie ostensiblement sacrificielle qui lui permet de garder le cap dans son dialogue avec Créon. Elle meurt "avant le terme" dit elle. Ne me savais je pas mortelle ? J’ai simplement un peu devancé « l’appel ». Son existence est sensée précisément parce que c’est vraiment une existence et pas seulement une vie. Peut-être le fond de cette question est-elle celle du Sens? A quoi bon vivre une existence qui nous semble dépourvue de sens, de justesse, de cohérence, qui ne nous permet pas de vivre conformément à ce que nous croyons voire savons juste?
De ce point de vue, il pourrait être vraiment éclairant d’appliquer à la tragédie d’Antigone les thèses défendues par René Girard sur la violence mimétique et son rapport avec une violence sacralisée et sacrificielle. Selon René Girard, l’humanité est violente parce qu’elle animée par un mimétisme du désir. Nous ne désirons rien en soi, mais nous désirons ce que l’autre désire et faisons tout pour l’obtenir pour obtenir de lui la reconnaissance que nous avons atteint ce que lui cherche et affirmons de ce biais une forme de supériorité. Ce n’est pas que les êtres humains sont méchants mais c’est plutôt qu’ils désirent les mêmes choses et finalement pour les mêmes raisons ce qui fait d’eux des prétendants belliqueux et compétitifs et débouche sur de la violence, du mal, rendant nécessaire l’application d’une justice.
Cette logique mimétique et porteuse de violence, de transgression, d'agression doit être combattue mais elle ne pourra jamais l'être victorieusement. Ce qui se constitue ici est une violence résiduelle indestructible mais "gérable", par le sacré, par une sorte d'injustice collective, cathartique et fondatrice. En effet cette justice ne va pas pouvoir consister en autre chose que la canalisation de cette violence, sa focalisation sur le sacrifice d’une personne à partir duquel quelque chose d’une cohabitation va devenir possible. Il n'est pas vraiment question de réfléchir à une justice heureuse, mais plutôt à une injustice sacralisée et grâce à cette ritualisation. Nous sommes toutes et tous injustes mais nous y mettons les formes. Un peuple communie dans la transe sacrificielle et exorcise ainsi ce fond de violence mimétique qui nécessairement œuvre et travaille en nous plus ou moins consciemment (mais plutôt moins). Il semble difficile de se représenter une réponse plus négative que celle de René Girard 1) parce que ce n'est pas de la justice mais de l'injustice (la personne sacrifiée n'a rien fait) 2) ce n'est pas du bonheur mais une espèce de transe, de déchainement orgasmique et ritualisé qui se réalise dans cette conception là.
Mais si l'on y réfléchit, c'est exactement la logique suivie par Créon à l’égard de Polynice. Il faut que les citoyens thébains communient dans le spectacle d’un être humain considéré comme traître, honni, désigné et de ce fait fédérateur. La collectivité de Thèbes a besoin du ciment d’un cadavre pourrissant à l’air libre pour redevenir une cité. C’est très fin au sens de habile, un peu comme si Sophocle avait lu René Girard avant l’heure et avait cristallisé sa thèse essentielle sur le personnage de Créon. Du coup, les citoyens peuvent vivre pacifiquement (donc heureusement?) puisque la violence a été momentanément neutralisée dans ce sacrifice là.
Toutefois le sacrifice d’Antigone, lui, n’est pas récupérable dans une optique Girardienne. De fait sa mort ne sera aucunement sacralisée. Les prises de position de René Girard ne portent pas directement sur la question de la justice mais il va de soi selon lui qu’il n’est pas possible qu’un collectif se constitue sans qu’il y ait à son fondement ce passage d’une violence mimétique à une violence orchestrée, sacralisée et fondatrice. Antigone est alors simplement ce que l’on pourrait appeler un dommage collatéral à la logique sacrificielle qui s‘exerce sur Polynice.
Or c’est effectivement ce terme de sacrifice qui s’impose à nous lorsque nous réalisons qu’il faut que la justice prévale sur la libération de nos désirs. Nous devons sacrifier nos désirs sur l’autel de la justice et du bien. Nous retrouvons ce terme dans toute conception politique du bien général, chez Hobbes un peu, mais aussi chez Rousseau et chez Kant même si ce « sacrifice » est libérateur de notre véritable condition d’être raisonnable, pour ce dernier.
Mais ça ne l’est absolument pas chez Aristote pour qui il n’est pas question de sacrifier quoi que ce soit puisque finalement l’éthique individuelle de l’entéléchie (puissance) va de pair avec l’accomplissement de l’humanité (qui est un concept aussi individuel qu’universel).
L’opposition entre la thèse de René Girard et celle d’Aristote (notamment dans le rapport qui reste à méditer entre eudémonia et euméria, notamment chez Agamben) souligne une idée fondamentale ici: autant rené Girard appuie toutes ses thèses sur un « faire comme » humain (mimesis) autant Aristote au contraire considère comme centrale la notion de consentement au sens de sentir avec (synaisthanomenoi). C’est précisément le fond de cette question. Si René Girard a raison alors le moteur de l’évolution des hommes, c’est de fonder leur justice sur une neutralisation de la violence mimétique qui passe par le sacrifice rituel et finalement contraint Antigone à préférer se tuer plutôt que vivre dans un décalage entre la justice et l’existence. (Ou plutôt un semblant d’existence - C’est comme si cette logique collective du sacrifice rituel se reconduisant en nous par le sacrifice de notre droit naturel au droit positif).
Par contre la thèse aristotélicienne de la synaisthanomenoi, c’est-à-dire de l’efficience d’un sentir avec d’un se sentir avec rend nécessaire et incontournable le souverain bien.
Conclusion
Aussi puissante et éclairante que soit la thèse de la violence mimétique défendue par René Girard, elle repose sur le fait que les êtres humains ne comprennent pas le désir qui les anime, sans quoi ils réaliserait dans quelle surenchère sacrificielle (Antigone) il les entraîne. De prime abord cette ignorance nous semble compatible avec l’idée de Spinoza selon laquelle « les hommes sont conscients de leurs actions mais ignorants des causes qui les déterminent. » Mais précisément Spinoza décrit finalement par cette phrase la voie du bonheur ou tout du moins de la joie étant entendu qu’il est i impossible de découvrir ces causes sans en ressentir un bien être profond justifiant à lui seul que nous existions. Aussi différentes que soient les thèses d’Aristote et de Spinoza, elle n’en décrivent pas moins toutes les deux des éthiques de la puissance totalement contraire aux principes d’une morale qui d’une façon ou d’une autre implique le sacrifice, c’est-à-dire une formée mortification, de concession faite au malheur et à la souffrance. C’est probablement la « morale » de la tragédie grecque (morale au sens d’enseignement à retirer) que de nous déconseiller de suivre la morale pour nous consacrer plutôt à l’éthique et imaginer une Antigone non seulement heureuse mais présente.
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