lundi 10 mars 2025

Bac Blanc HLP 2: texte de Bergson


 

    « La durée réelle est ce qui dure. Mais elle ne dure pas comme un objet qui se déplace dans l’espace. Elle dure comme une mélodie que l’on écoute, où chaque note, en s’évanouissant, reste présente encore dans celles qui suivent et où l’ensemble forme un tout indivisible. La continuité de cette durée est essentielle : elle n’est pas faite d’instants juxtaposés, mais d’un flux ininterrompu. Si nous essayons de figer ce flux en instants distincts, nous le dénaturons. L’intelligence, en effet, tend à spatialiser le temps, à le découper en morceaux pour le rendre mesurable et manipulable. Mais cette opération abstraite ne correspond pas à notre expérience intime : le temps que nous vivons est un mouvement continu, une perpétuelle transformation où le passé s’amalgame  au présent et prépare déjà l’avenir.

        Le passé n’est pas aboli ; il est là, mêlé au présent qu’il épaissit et enrichit. Chaque moment contient tout ce que nous avons été, tout ce que nous avons ressenti, et c’est cette accumulation qui donne à notre vie sa profondeur et sa richesse. L’avenir immédiat s’y insère déjà, comme une promesse contenue dans l’acte même du présent. Ainsi, la durée n’est pas seulement continuité : elle est aussi création. Elle ne se répète jamais identique à elle-même ; elle conserve tout ce qu’elle a été pour inventer ce qu’elle sera. C’est pourquoi la vie intérieure échappe aux catégories rigides de la science ou de la logique : elle est un devenir incessant, une nouveauté qui surgit à chaque instant sans jamais rompre avec ce qui l’a précédé. »

                                                              Bergson - L’évolution créatrice (1907)

Interprétation philosophique:

Pourquoi peut-on dire de chaque instant vécu selon Henri Bergson qu’il annule la contradiction entre rupture et continuité, entre le souvenir et la création entre la nouveauté et la répétition ?


Quand nous entendons une musique, il y a bien un mouvement et pourtant, il n’y a rien de commun avec la course d’un lapin que je verrai bondir dans un champ. L’animal court dans l’espace. Il progresse le long d’une distance et là où il était au départ, il n’est plus à l’arrivée. La musique se déploie dans une autre dimension qui n’est pas du tout de l’espace. En l’écoutant je suis bien pris dans un mouvement. Peut-être même que je me représente une partition avec une succession de notes qui un peu comme le lapin passe de mètre en mètre, se transporte d’une note à l’autre sauf que…ce n’est pas du tout cela que j’entends. Je n’écoute pas une note puis une autre note puis une autre note. Il n’y pas d’interruption entre chaque note. Tout est fluide et continu et la première est encore présente dans la dernière. Toute musique est une modulation de son « premier son » (et il y aurait peut-être beaucoup à dire sur ce premier son). Il semble donc qu’il y ait un écart considérable peut-être irrémédiable entre la durée que révèle cette musique et la façon dont nous représentons habituellement le temps. Dans ce texte extrait de l’évolution créatrice,Henri Bergson part de cette image pour mettre en échec des antonymes et prouver que ce que notre langue oppose,  c ‘est exactement ce que la vraie temporalité assimile. Dés lors se révèle à nous comment toute rupture est en fait continuité, tout souvenir une création et toute répétition une nouveauté.


En effet, si je veux mesurer le temps passé par tel athlète à faire un 100m, j’appuie sur mon chronomètre quand il part, je réappuie dessus quand il est arrivé et je regarde le chiffre sur l’écran. Qu’est-ce que je mesure exactement? Le temps passé par cet athlète à franchir un certain espace. Je distingue ces jambes avaler les uns après les autres les 100 mètres qui composent la distance.

Mais en fait il y a une autre dimension dans laquelle l’athlète a aussi opéré un mouvement mais sans aucunement se déplacer dans l’espace. Même sans bouger un doigt de pied quelque chose de lui s’est activé, a bougé, a changé. C’est tout simplement qu’il a vieilli. La musique que j’entends a emprunté ce « trajet là » et ce terme que j’utilise ici de « trajet » traduit bien l’extrême difficulté dans laquelle nous sommes de pouvoir rendre compte de ce mouvement là: la durée, sans  utiliser un registre lexical qui est celui de l’espace, parce que de fait, ce n’est pas du tout d’un trajet dont il est question.  Je me déplace de ma maison à mon lieu de travail. Il y a le temps que dure ce trajet et le temps du trajet pendant lequel je dure, c’est-à-dire pendant lequel je vieillis plus ou moins. Le premier temps est divisible, mesurable grâce à la divisibilité du temps et à celle du cadran de ce temps mathématique que nous utilisons pour évaluer spatialement cette durée. 


Mais il n’est absolument rien de ce temps là spatialisé, mathématique qui pourrait me permettre d’entendre la musique parce que la mélodie révèle et se déploie dans ce que nous pourrions appeler une autre nature de temps: une temporalité absolument indivisible qui ne cesse jamais, un devenir continu dans le flux duquel rien ne demeure identique. C’est le fleuve dans lequel on ne se baigne jamais deux fois dans la même « eau » (Héraclite) et en réalité il faut bien comprendre que nous ne vivions jamais ailleurs que dans ce fleuve. Exister c’est devenir. L’une des raisons pour lesquelles nous sommes aussi sensibles à la musique, c’est qu’elle fait un mouvement dans lequel nous sommes continuellement pris sans vraiment nous en apercevoir. Il y a une dimension profondément philosophique et existentielle dans l’écoute d’une mélodie: avant qu’elle nous plaise ou nous déplaise, elle nous ranime aussi bien de l’attention que du souvenir de ceci que nous sommes en train de durer, de changer, de devenir quelqu’un d’autre.  Et cela peut créer un effet de sidération parce que, de fait, c’est comme si le présupposé d’un moi établi et déterminé comme substance posé et immuable était tout simplement et très esthétiquement « dynamité ». Comment pourrai-je entendre cette mélodie qui ne cesse d’être la même et en même temps nouvelle sans que moi qui l’entends ne suive exactement la même évolution oxymorique? « Une femme inconnue, et que j’aime, et qui m'aime, et qui n’est chaque fois ni tout-à-fait la même ni tout à fait une autre (Un rêve familier - Verlaine) ….Oui c’est bien cela qu’on est.

« La continuité de cette durée est essentielle » nous dit Bergson et vraiment oui, nous comprenons maintenant à quel point il a raison. Je le comprends quand je réalise qu’il est certes important que je franchisse tel ou tel pont, tel rue, telle passage piéton pour arriver jusqu’à mon lieu de travail mais qu’en fait il n’est pas moins essentiel voire beaucoup plus que quelque chose de moi se soit maintenu pendant tout ce trajet, que toute cette distance traversée l’a été par un organisme qui a duré et que cette durée là, vraiment n’a aucun rapport avec la distance parcourue, qu’elle se serait écoulée même si j’avais passé mon temps à dormir. Ce que je vis comme une succession de seuils ou de rupture se révèle en réalité suivre une absolue continuité. (Fin de la partie 1)

Ce temps là: celui de ma durée est d’ailleurs très paradoxal parce qu’on ne voit pas comment il pourrait être autrement qu’intérieur, en moi, charriant mes pensées, les images de mes rêves si je dors, mes sentiments, mon vécu mais en même temps, on ne voit pas non plus comment le flux de ce devenir là ne pourrait pas me mettre en phase avec « tout ». Je passe devant un mur pour me rendre à mon travail, je suis devant lui, je marche, je le dépasse, il est hors de ma vue. Du point de vue du mouvement spatial, notre rencontre est terminée. Mais qu’en est-il de l’autre temps (de l’aiôn) ? Je dure pendant que je marche devant un mur qui dure aussi (et évidemment qui dure à une autre vitesse que moi). Exister c’est croiser des durées dont les vitesses sont autres que les miennes sur un " plan"  , ou plutôt dans une dimension  qui n’est plus du tout celle de l’espace. Voilà qu’en découvrant en moi une durée indubitablement intérieure, je découvre également un rapport avec une extériorité plus totale et plus extérieure que l’espace immédiat avec lequel je suis en proximité. C’est comme si je coïncidai avec le devenir de tous les organismes, mais aussi de toutes les choses, des étoiles, des galaxies, bref du cosmos. Nous saisissons vraiment pourquoi nous avons tant à gagner à comprendre ce que Bergson décrit dans d’autres textes comme la distinction entre le temps, spatialité, divisible, discontinu, mesurable,  extérieur, scientifique et la durée, continue, indivisible intérieure et extérieure. 

Or tout ceci ne s’est révélé à moi qu’en écoutant une mélodie. Mais il nous est vraiment très difficile de saisir cette durée, notamment par des mots, parce que le propre d’un mot est de distinguer ce qui finalement n’est jamais (du point de vue de la continuité de la durée) distinguable.  Notre intelligence qui est entièrement construite et presque grevée par des mots ne peut se représenter ce mouvement qu’en le dénaturant. Autrement dit, la plupart des humains ne se représente un mouvement que comme un lapin qui court dans l’espace, alors que ce mouvement là n’est pas le mouvement le plus authentique, le plus vrai, le plus essentiel. « Le temps que nous vivons est un mouvement continu, une perpétuelle transformation où le passé s’amalgame au présent et prépare déjà l’avenir. » 

Comment le narrateur de la recherche pourrait-il  sentir en lui ses blocs du passé remuer et petit à petit laisser remonter du fond de sa mémoire cette saveur de la madeleine si ce goût n’était pas demeuré, si finalement tout ce qui a suivi cette expérience enfantine n’en était pas la modulation, la transformation continue?  Sommes nous vraiment adultes autrement qu’en étant différemment les enfants que nous ne cesserons jamais d’être?  Dans ce « différemment » , c’est tout l’œuvre de création qui s’exprime et s’actualise. Nous ne pouvons exister sans différer, sans que s’effectue en cet instant un travail hallucinant de mutation par le biais duquel je suis en train de devenir un futur passé que je n’ai jamais cessé d’être en puissance (Fin de la partie 2)

Bergson ne cesse plus dés lors d’approfondir le sillon de tout ce que révèle cette substitution de la durée intérieure (mais très extérieure aussi) au temps spatialisé et discontinu. La mémoire dont nous parle Marcel Proust est involontaire. C’est comme si le narrateur de la recherche éprouvait  dans le souvenir d’un épisode très personnel et subjectif le support insoupçonnable d’une objectivité extérieure sans précédents: ce que les anciens grecs appelait bel et bien l’Aiôn. 


Dans le deuxième paragraphe, Bergson met en lumière tout ce que la comparaison avec la musique a clairement révélé. Pas plus qu’il n’est possible d’entendre une mélodie sans avoir à sa fin le souvenir actif, donc présent de son début, il n’est envisageable, du point de vue de la durée de concevoir la disparition du passé ou l’évacuation du futur. Tout est lié, rien n’est isolable. Dans le temps (chronos) spatial, divisé, assimilé à l’espace, le lapin est au bout de sa course parce que justement il a dépassé son début, au contraire , dans la durée (aiôn)tout est en devenir, c’est-à-dire que tout est en train d’être mais d’être quoi? Le passé toujours en train de devenir déjà ce futur qu’il contient en un sens. Si je mobilisais toute mon attention sur mon présent j’y trouverai le souvenir de tout mon passé et la promesse de mon futur. Je ne peux être une existence présente sans que cette présence ne relie la persistance de mon passé au pressentiment de mon futur mais pourquoi? Tout simplement parce que rien ne nous autorise à faire ce que pourtant nos mots semblent considérer comme un postulat de base: la distinction. Il ne va pas du tout de soi que les instants soient divisibles. L’espace oui mais le temps, ou plutôt la durée, ce n’est pas de l’espace. Nous nous donnons un droit sans fondement parce qu’il est hors du pouvoir de notre pensée de se représenter le temps autrement que par l’espace. Nous nous le RE-présentons, c’est-à-dire que nous le transposons ailleurs que là où il est, mais plus encore autrement qu’il n’est: nous posons comme divisible ce qui ne peut absolument pas l’être. Cette durée dans laquelle le passé, le présent et le futur sont indissociablement liés, c’est bien ce dans quoi nous sommes, ce que nous sommes en vérité sans pouvoir nous le manifester autrement que pas des schémas fallacieux.

C’est exactement de cette façon que Zénon, disciple de Parménide, croit pouvoir annuler le mouvement  (les paradoxes de Zénon) en assimilant le mouvement de la flèche à la distance qu’elle a parcourue mais Bergson (en bon disciple d’Héraclite) souligne que la distance parcourue par la flèche  c’est justement celle que le mouvement a traversé en étant UN, En d’autres termes la flèche n’est pas passée par des fragments d’espace qu’elle aurait juxtaposé les uns aux autres successivement, on pourrait presque dire que son mouvement s’apparente à ce que c’est pour le point A que devenir le point B, de la même façon qu’être un être humain c’est vivre le devenir vieillard de l’enfant étant entendu que ce devenir vieillard c’est déjà l’enfance « en travail ».

Evidemment du point de vue de l’espace, toutes les portions égales de distance sont identiques de la même façon que chaque jour nous voyons les mêmes heures se succéder. Nous n’allons jamais suffisamment loin dans la réflexion sur ce que ce présupposé des minutes, des heures impose ou déforme quant au contenu même de notre vécu. Aussi pris.e.s que nous pensions l’être dans une routine, dans un enchaînement identique d’activités figurant sur notre « emploi » du temps, il est très présomptueux de notre part de penser que nous puissions ainsi imposer des cadres, des quantités à la dimension de la durée qui nous excède de toute part, tout simplement parce que cette durée intérieure ne fait qu’une avec cette totale extériorité qu’est l’aiôn. Rien de ce qui est même ne peut s’effectuer ailleurs que dans une dimension qui déjà s’évertue avec succès à le faire devenir différent. Ce qui ne cesse de s’effectuer continuellement c’est cette rupture entre ce que j’étais et ce que je suis en train de devenir, c’est-à-dire de ne plus être. Nous ne vivons que des ruptures qui s’étirent continuellement, ce qui est une autre façon d’affirmer et de réaliser qu’il existe une dimension de nos vies où tout s’accomplit dans l’infini et pire encore que cette dimension est la plus vraie.

- Est-ce que tu m’aimes? Se demandent sans cesse les amoureux.ses 

- Infiniment! 

C’est bien là une réponse d’une profondeur désarmante à laquelle personne ne peut prêter suffisamment attention, car cet « infiniment » ne signifie pas « oui » mais plutôt ceci: « je n’en finirai jamais d’essayer », « je suis pris dans ce mouvement de t’aimer mais c’est un mouvement qui n’a pas de fin. « T’aimer une fois pour toutes? Jamais ». Si nous envisageons les choses dans la durée, nous verrons à l’oeuvre le même processus que celui de la mélodie: il n’est pas un moment de la musique qui finalement ne la contienne entièrement parce que chaque morceau contient la trace du précédent et pointe vers la suite et inversement la totalité de la musique n’est ce qu’elle est que par la continuité de chacune de ces parties. La musique c’est ce dont l’identité réside dans la différence, ce qui ne cesse de se constituer tout uniment mais en variant. Comme c’est toujours la même musique elle se répète mais comme elle ne cesse de varier elle est nouvelle.

Conclusion: Il est peut-être deux arts qui plus encore que les autres se déploient exactement dans cette durée décrite ici par Bergson c’est évidemment la musique mais aussi le cinéma. Pour bien réaliser ceci, il suffit de se demander où se passe le film? Où il se PASSE, c’est-à-dire qu’est ce qui en fait un film, un mouvement. Si vous répondez le fait qu’il filme des scènes en mouvement, vous vous trompez car justement la caméra les fixe sur une pellicule. Si vous mentionnez alors le mouvement du projecteur qui fait trouver la bobine, vous évoquez un mouvement mécanique, spatial, qui correspond exactement à ce dont Bergson ici nous a fait mesurer l’inadéquation, le décalage. Il ne reste qu’une réponse qui est: « la durée des spectateur.trice.s ». C’est la raison pour laquelle il nous revient de bien réfléchir aux cinéastes auxquelles nous donnons tant en regardant leurs oeuvres, dans la mesure où c’est aussi et surtout  notre durée qui en fait une oeuvre (si et seulement si il y a lieu de le faire).




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