mardi 18 mars 2025

Terminales 1 / 4 / 5: Ethique de l'amitié (Aristote VS Jean-Marie Le Pen)

 


« Je préfère ma famille à mes amis, mes amis à mes voisins, mes voisins à mes compatriotes, mes compatriotes aux européens. » -      Jean Marie Le Pen

S‘appuyant sur les nuances sémantiques du grec, Giorgio Agamben revient sur ce passage très célèbre de l’amitié selon Aristote: « l’ami n’est pas un autre moi, mais une altérité immanente dans la mêmeté, un devenir autre du même. Au point où je perçois mon existence comme douce, ma sensation est traversée par un consentir (sentir avec) qui la disloque et la déporte vers l’ami, vers l’autre même. L’amitié est cette désubjectivation au coeur même de la sensation la plus intime de soi. » 

Cette explication porte sur ce passage: « L’existence est désirable parce qu’on sent qu’elle est une bonne chose et cette sensation est une chose douce par elle-même. Mais alors pour l’ami aussi, il faudra consentir qu’il existe et c’est ce qui arrive quand on vit politiquement. C’est en ce sens que l’on dit que les hommes vivent ensemble et non comme le bétail qu’ils partagent le même pâturage. L’amitié est un effet une communauté (ici on pourrait dire un « faire communauté ») et comme il en est pour soi-même, il en va aussi pour l’ami: et tout comme par rapport à soi la sensation d’exister est désirable, ainsi il en ira pour l’ami. »

                                                       Éthique à Nicomaque - Aristote

Le sentiment par le biais duquel je ressens le fait d’exister comme un bien est finalement ce qui m’ouvre à la généralité de ce bien et encore ce terme de "généralité" est-il inadéquat si l’on entend "banalisation". C’est tout le contraire: général au sens de "commun":  à même de créer la communauté de tous les êtres capable de « se sentir », et par ce biais de sentir au cœur même de ces « se sentir soi-même »  le « se sentir avec » l’autre.

La communauté est inscrite déjà ontologiquement dans la réflexivité, c’est-à-dire dans la façon dont le retour sur soi de la sensation d’exister s’opère, à savoir BIEN comme un bien au sens de "bien-être". C’est exactement comme si Aristote nous disait que ce bien commun autour duquel s’articule le fait de vivre dans une communauté était toujours inscrit en nous et même ce qui est le plus profondément inscrit en nous, dans le fait de se savoir soi-même existant. Mais pourquoi?

Parce que cela fait du bien de se sentir exister et que ce « bien » , c’est exactement  ce que provoque en moi de sentir que c’est la même chose pour cette autre personne qui a elle aussi un "se sentir exister" et qui s’en trouve bien. Avant (ou ailleurs) de communiquer extérieurement, de se dire bonjour, de se sourire, etc, nous étions déjà ensemble en ce sens que nous avions déjà fait l’expérience de cette douceur, de ce bien-être. Il est absolument impossible de sentir le bien que cela fait d’exister sans que cette sensation ne déborde du cadre isolé de mon intériorité. C’est comme si en moi, je ressentais avec cette douceur (euméria) l’impossibilité absolue de la refermer sur moi  et par conséquent de ME refermer sur moi (ce que fait absurdement Pierre dans le film: 38 témoins) de telle sorte qu’à l’intérieur de moi j’éprouve ce que l’on pourrait appeler "l’appel du dehors", l’existence de l’autre, la nécessité évidente de vivre à plusieurs ce qui se manifeste déjà à moi comme étant beaucoup, c'est-à-dire:"à plusieurs" (ce plusieurs, c'est tous les êtres humains) . Aucun être humain ne peut se refermer sur soi comme une huître dans sa coquille parce que ce que c’est qu’être humain, c’est-à-dire, selon Aristote, le fait que nous soyons dotés d’une âme réflexive (et pas seulement sensible ou végétative)  nous déporte, au sein même de l’acte de cette réflexivité, vers les autres êtres humains eux aussi dotés de cette réflexivité (puisqu’ils ont eux aussi cette même âme).

Cette notion d’intérêt général qui nous fait si « mal » quand il faut payer nos impôts, contribuer à un effort national, donner son argent pour que d’autres en profitent (et peut-être plus encore contribuer à un effort international et universel, faire un don pour une association qui « exporte » ses services gratuitement pour des pays défavorisés, ou mieux encore y contribuer soi-même par son action), elle n’est pas « au-dessus de nous » comme une sorte d’idéal qui nous porterait au pinacle de l'héroïsme altruiste, du désintéressement, d'une "dévotion sainte"….Non pas du tout, elle est déjà implicitement effective EN nous "au plus bas de notre existence", dans son émergence originelle et en tous points première, PRIMAIRE, , BRUTE, NATALE (avec cette restriction pour Aristote que nous naissons humain.e.s): être.



Si elle était au-dessus de nous comme un devoir, comme un idéal régulateur, comme une norme ou un critère de la bonne action qui se situerait à une hauteur supérieure à laquelle il me faudrait accéder (déontique)  ainsi que le croit Kant (ou, dans un autre registre, Saint Thomas d'Aquin avec Dieu transcendant), nous ne pourrions absolument pas expliquer pourquoi nous nous sentons EN nous, à l’intérieur de nous, « morveux », manquant à l'appel, ou déficient vis-à-vis quelque chose lorsqu'il nous arrive de ne pas répondre à l’appel de détresse de notre « prochain » (et ce « prochain », de fait, peut être très lointain - ici on peut aussi se demander d'où vient l’œil dans la tombe de Caïn). C’est que nécessairement cet appel vient du fond d’un être à soi, d’une réflexivité commune. Je ne peux absolument pas me refermer sur mon oïkos, je suis naturellement porté à la polis, à la vie politique, à sortir dans une agora (dont finalement il n’est pas évident de tracer le cercle, en tout cas pour Aristote, ce cercle est l’humanité), à faire un PEUPLE. En ce sens il existe un peuple humain (et toute la question de Descola, de Jacques Rancière, de Bruno Latour est de savoir si l’on peut faire le peuple « étant », le peuple des étants). Peut-on faire peuple de ceci que l'on existe et conduire jusqu'à son terme logique la vérité ontologique de cet exister là? Cette question qui, dans un tout autre contexte, pourrait revêtir une acception un peu naïve, saturée de bons sentiments et de mièvrerie "droit-de-l'hommiste" ne peut plus l'être dans la perspective aristotélicienne parce qu'elle ne trouve pas son origine dans une aspiration, dans un idéal ni un "devoir être bon" pas plus qu'une espèce de morale altruiste. Rien ici n'est invoqué de plus que la sensation de bien être propre aux existants dotés d'une sensibilité réflexive. Quiconque reconnaît qu'en lui tout ce qui accroît sa puissance et son désir d'exister est bon, se voit finalement contraint.e presque déplacé.e vers la thèse d'Aristote: la synaisthanestai (sentir avec, consentir)

Dans le film de Lucas Belvaux (mais peut-être devrions nous revenir à l’origine de ce film et évoquer l’affaire Cathy Genovese, et les 38 témoins de ce quartier de New York où a eu lieu le meurtre), ces êtres humains, qui ne sont pas sortis de leur oïkos, de leur appartement privé, n’ont pas tant manqué de courage ou  d’altruisme que tout simplement d’être ou si l’on préfère de puissance d’agir, de puissance impliquée, libérée dans le fait d’exister. Ils ont libéré à cet instant l’énergie minimale, ils ont ergoté sur ce qui justement ne peut absolument pas faire l’objet d’économie, de ratiocination, de « mégotage ».

             Il est absolument impossible que j’existe sans sentir dans le sentiment de bien être de cette existence même que c’est l’être dans son entièreté qui afflue dans cette abondance de joie de l’existence. Je n’ai pas à partager ce sentiment parce que le partage c’est déjà ontologiquement ce sentiment. Ce qui est dit dans le terme de « bien » présent dans cette sensation de « bien être »  c’est « être à plusieurs »." Bien" ça veut dire "beaucoup" (l'éthique de la qualité ici rejoint celle de la quantité). J’ai le sentiment de bien être en existant, cela signifie aussi  « j’ai le sentiment d’être à beaucoup » , je suis bien installé dans le fait d’être parce  que je pèse de tout le poids de la communauté d’être, de tous les êtres qui se sentent être dans ce sentiment là, dans cette situation là qui est donc ontologiquement politique. Existant je me sens porté à exister, à persévérer dans cette donnée là, je me sens tenu.e d’abonder à cette effectivité première natale existentielle et dans ce « portage » qui est aussi un « partage », je pressens l’élan (ici il faut dire humain pour Aristote et vital pour Spinoza) de toutes les intensités d’être qui affluent dans cette même libération de puissance, dans cette clameur. 



C’est comme si ces trente huit personnes s’étaient retirées de ce chœur, inexplicablement, absurdement, bêtement, de telle sorte que sans le savoir (et ce sans le savoir est vraiment énigmatique, intéressant mais terrifiant et peut-être faux en fait: c’est du déni) elles ont manqué de respect,  de considération à quelque chose ou à quelqu’un mais alors que nous sommes ici tentés de dire: « oui, à la victime à Cathy Genovese », il y a une autre personne à laquelle elles ont manqué de respect, c’est elle-même et c’est le fond de ce que veut dire Giorgio Agamben quand il évoque « l’altérité immanente dans la mêmeté », expression difficile à saisir qui signifie qu’il y a dans le fait de se sentir soi-même existant cette « déportation », ce décalage, ce déphasage heureux et fondamental par le biais duquel je ne peux pas me sentir porté à exister sans m’y sentir impulsé par les autres existants (pour Aristote, les autres humains, pour Spinoza, les autres êtres). Ici nous touchons vraiment du doigt le fond ontologique commun de la quantité et de la qualité: Bien = Beaucoup et cela nous l’avons toutes et tous ressenti lorsque, de façon presque inopinée, désarmante, inattendue (je veux dire par là que l’on ne s’attendait pas à cette force là)  mais incroyablement puissante nous sommes sentis, portés dans un groupe que ce soit dans une équipe sportive, dans une association, au sein d’une manifestation, dans une pièce de théâtre où naît quelque chose de la puissance d’un public à se sentir porté et à porter une actrice, un acteur, une pièce, des affects communs.



« L’altérité immanente dans la mêmeté »: j’existe, je me sens exister, dans cet être à soi de l’existence, il y a l’être à soi de ce que c’est qu’exister , et dans cet être à soi là, il y a nécessairement toutes celles et ceux qui existent:

Deux remarques peuvent être développées à partir de cette évidence:

  1. Ce que nous avons trouvé ici, c’est le bonheur, c’est l’être à la bonne heure de toute existence qui se retrouve  dans ce rassemblement là, lequel ne s’effectue pas sur une place publique « spatiale » mais sur « l’agora de l’être » sur cette place publique qui se trouve en nous mais dans ce « en nous » il y a  « en eux » « en elles ». Ce supplément d’être qui me porte à être et qui fait se conjoindre tous les êtres, c’est du bien « PUR », c’est le bonheur d’être « à la racine existentielle » que rien ni personne ne peut troubler. Ici c’est quand même intéressant, parce que toutes et tous les défenseurs du bien privé peuvent à grands renforts nous en mettre plein la vue avec leurs signes extérieurs de richesse, cette extériorité est, en elle-même, extrêmement suspecte, elle révèle le fond de cette histoire et, exactement comme un symptôme grave le fait d'une maladie, un déphasage avec cet afflux, avec cette abondance de bien qui vient  du bonheur de se trouver portés ensemble à exister, et c’est aussi un déphasage profond avec ce que c’est qu’être à soi. Ici la richesse sent vraiment mauvais, exactement comme l’écoulement du pus révèle une infection (et c’est comme cela qu’il faut prendre les 400 milliards de richesse personnelle d’Ellon Musk). En fait cette agora de l’être a à voir avec le kairos et la durée: elle est indiscutablement publique mais en même temps elle n’est pas dans l’espace, elle est dans une certaine temporalité infiniment féminine: l’aiôn. A cette lumière là, nous comprenons enfin VRAIMENT pourquoi la sororité est un idéal infiniment plus républicain que la fraternité. La notion de « féminisme » prend un sens que devrait méditer les masculinistes, s’ils en étaient capables (et forcément ils le sont, mais ils ne savent pas qu’ils le sont).
  2. Il y a cette comparaison toute à la fois éclairante et gênante d’Aristote au bétail: C’est en ce sens que l’on dit que les hommes vivaient ensemble et non pas comme pour le bétail qu’ils partagent le même pâturage (…) l’amitié est en effet une communauté, et comme il en est pour soi-même, il en va aussi pour l’ami: et tout comme par rapport à soi, la sensation d’exister est désirable, ainsi il en ira pour l’ami. »  Pourquoi est-elle éclairante?  Parce qu‘Aristote pointe ici la différence entre la proximité spatiale et cet afflux de bien être de tous les ressentis d’existence dans le sentiment d’exister  qui selon lui qualifie les humains, et seulement eux.  Probablement est-ce cette proximité, ce sentiment d’avoir des proches et des moins proches qui après tout explique ce qu’ont fait les 38 témoins, ce que veut dire Jean Marie Le Pen quand il décrit cette espèce de théorie bizarre sur les cercles de proximité. Aristote rature et détruit  tout cela d’un terme: bétail. Oui évidemment les vaches qui paissent dans le même pré ont ce sentiment là qui peut nous faire préférer notre famille à nos amis, etc.  Les « humains » sont reliés par autre chose.  Les êtres humains ne constituent pas un peuple de la même façon que les vaches broutent la même herbe et de fait, ce que nous propose Jean-Marie le Pen c’est de ne prendre soin que de celle ou celui qui broute la même herbe et c’est non seulement débile mais surtout contre productif en termes de bonheur. Le problème des nationalistes, c’est leur absence de réflexion. Pourquoi? Parce qu’en réalité c’est le plus proche qui est le plus lointain et le plus lointain qui est le plus proche parce que le plus lointain est l’indice quantitatif du « beaucoup » de ce bien qu’est le bien être de se savoir exister. Si le terme de «  bien » veut dire beaucoup, on n’est d’autant plus amis qu’on l’est de « beaucoup » ou mieux encore de très loin. Mais pourquoi cette référence au bétail aussi magnifiquement parlante qu’elle puisse être est gênante? Parce que Spinoza ne suivrait pas Aristote dans cet anthropocentrisme, ni Nietzsche évidemment, ni Descola, ni Bergson et aussi peut-être parce que jamais la nécessité de constituer une communauté d’existants humains ET non humains n’a jamais été aussi pressante.  Nous effleurons ici la fameuse distinction entre être et vivre. Pour Aristote seuls les Hommes sont, les animaux vivent. Pour Spinoza, il n’y a que dieu qui EST mais Dieu c’est ce que c’est qu’exister pour tout ce qui « dure », tout ce qui revêt une individualité et ce mur, ce brin d’herbe, cette souris, cette galaxie ou cette super-nova sont des individualités, ou en tout cas des individuations. Tout ce qui s’individue conspire à faire monde et y participe. Nous pouvons résoudre cette ambiguïté en affirmant que ce que le vivant veut, c’est Etre, et en donnant raison à Spinoza sur ce point.  Dieu c’est la nature, notamment et principalement la nature naturante, c’est-à-dire c’est ce qui fait que la nature veut être la nature. Pourquoi? Parce qu’elle est la seule substance qui soit cause d’elle-même,  ce qui signifie qu’elle est la seule substance tout court. Etant cause de soi, elle se constitue nécessairement comme un être à soi, et c’est cet être à soi dont Aristote déjà nous parlait SAUF QUE nous pouvons y inclure les animaux, les éléments, le TOUT, En fait nous ne pouvons qu’y inclure la totalité des êtres parce que cette substance est sans extérieur, elle n’est qu’inclusive, ce qui signifie que le principe de raison qui régit la totalité de ceux est est inclusive et que toute dynamique d’identité par l’exclusion comme celle que nous propose  Jean Marie Le Pen est fondamentalement viciée, immonde ce qui veut dire « hors monde ».


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