« Je n'ai
rien osé tenter jusqu'ici sur l'homme, malgré ma confiance dans le résultat et
malgré les occasions nombreuses qui m'ont été offertes depuis ma dernière
lecture à l'académie des sciences. Je crains trop qu'un échec ne vienne
compromettre l'avenir. Je veux réunir d'abord une foule de succès
sur les animaux. à cet égard, les choses marchent bien. J'ai déjà plusieurs
exemples de chiens rendus réfractaires après morsures rabiques. Je prends deux
chiens, je les fais mordre par un chien enragé. Je vaccine l'un et je laisse
l'autre sans traitement. Celui-ci meurt de rage ; le vacciné résiste. Mais
alors même que j'aurais multiplié les exemples de prophylaxie de la rage chez
les chiens, il me semble que la main me tremblera quand il faudra passer à l'espèce
humaine.
C'est ici que pourrait intervenir très
utilement la haute et puissante initiative d'un chef d'état pour le plus grand
bien de l'humanité. Si j'étais roi ou empereur ou même président de république,
voici comment j'exercerais le droit de grâce sur les condamnés à mort.
J'offrirais à l'avocat du condamné, la veille de
l'exécution de ce dernier, de choisir entre une mort imminente et une
expérience qui consisterait dans des inoculations préventives de la rage pour
amener la constitution du sujet à être réfractaire à la rage. Moyennant ces épreuves,
la vie du condamné serait sauve. Au cas où elle le serait, -et j'ai la
persuasion qu'elle le serait en effet, - pour garantie vis-à-vis de la société
qui a condamné le criminel, on le soumettrait à une surveillance à vie.
Tous les condamnés accepteraient. Le condamné à mort n'appréhende que la mort.
Ceci m'amène au choléra dont votre
majesté a également la bonté de m'entretenir. Ni les docteurs Strauss et Roux,
ni le Dr Koch n'ont réussi à donner le choléra à des animaux et dès lors une
grande incertitude règne au sujet du bacille auquel le Dr Koch rapporte la
cause du choléra. On devrait pouvoir essayer de communiquer
le choléra à des condamnés à mort en leur faisant ingérer des
cultures de bacille. Dès que la maladie serait déclarée, on éprouverait des
remèdes qui sont conseillés comme étant les plus efficaces en apparence.
J'attache tant d'importance à ces mesures qui si
votre majesté partageait mes vues, malgré mon âge et mon état de santé, je me rendrais
volontiers à Rio-De-Janeiro, pour me livrer à de telles études de prophylaxie
de la rage ou de contagion du choléra et des remèdes à lui appliquer.
Je suis, avec un profond respect, de votre majesté,
le très humble et très obéissant serviteur.
Lettre de L.
Pasteur. à Pedro II
L’intérêt de cette lettre, au-delà du fait
qu’elle est, aujourd’hui encore, passée sous silence par les hagiographes
(biographes cireurs de pompes) de Louis
Pasteur est d’illustrer le franchissement de ce seuil par le biais duquel un
chercheur renommé, efficace, très investi dans ses travaux, perd toute notion
« d’humanité ». Une telle demande suffit largement à remettre en
cause le titre de « bienfaiteur de l’humanité » qui est attribué au
savant Dolois car quels que soient les mérites de Pasteur et les avantages que nous
avons pu retirer de la vaccination, l’humanité ne saurait seulement se
concevoir ni s’évaluer au nombre de vies sauvées mais elle désigne aussi un certain type de rapport à l’individu
et aucune des précautions d’usage ici évoquées par le savant français ne
sauraient efficacement évacuer le fait qu’il exprime avec beaucoup
d’empressement le souhait d’inoculer à des condamnés à mort le virus du
choléra. Cela signifie qu’il se voit injecter dans les veines d’un autre homme
une solution provoquant une maladie mortelle, et manifester à l’égard des
résultats de l’expérimentation une confiance d’autant plus justifiée que ce
sera « enfin » sur un être humain que les travaux se seront effectués.
Sur ce point, il convient de réfuter deux
objections à la gravité de la demande de Pasteur : la première consiste à
faire remarquer que de toute façon, ces condamnés vont mourir, la deuxième
insiste sur le choix laissé à la personne de devenir un cobaye. Pour le
premier, l’argument de la mort imminente du questionné est facilement
contestable si l’on fait le rapprochement avec les camps de la mort.
L’espérance de vie dans les camps d’Auschwitz ou de Birkenau était également
très, très faible et l’on pourrait dire qu’après tout les expérimentations
menées par les médecins nazis se justifient aussi de cette omniprésence de la
mort : « au moins que cela soit utile » mais chacun perçoit bien
le caractère infiniment pervers d’un tel raisonnement. La « vie humaine »
ne saurait être plus monnayable ici qu’ailleurs sous le prétexte qu’elle y
serait davantage et « contextuellement » menacée.
Concernant l’argument du choix laissé au
condamné, nous pouvons souligner un détail qui, dans la lettre, ne laisse pas
le moindre doute quant au peu d’éthique de cet illustre
savant : « la veille de l’exécution de ce dernier ». Il a
le choix, mais ce choix lui est proposé au moment qui, la proximité de la mort
annoncée se faisant plus que jamais éprouver, est le plus favorable à la
réponse positive. C’est comme si l’esprit de Pasteur, plongé dans ses travaux
s’était appliqué à parcourir tout l’éventail du « spectre humain » en
s’interrogeant sur la possibilité d’isoler une frange de population un peu plus
accessible à l’expérimentation, des hommes dont la condition désespérée
rendrait possible l’impossible, pensable l’impensable, parce qu’après tout les
avancées de la science méritent tout de même que l’on profite de toutes les
opportunités envisageables, donc de cette "aubaine" de la condamnation à mort.
Pasteur est né en 1822 et Victor Hugo en 1802.
Dans « réflexions sur la peine de mort », l’écrivain français formule
des arguments décisifs contre la peine capitale. Il n’est donc pas possible de
dire qu’à l’époque où Pasteur rédigea cette lettre, les intellectuels
français ne se posaient pas déjà la
question de l’abolition, même s’il fallut attendre plus d’un siècle pour
qu’enfin elle soit décrétée.
Enfin, il convient d’évoquer la rivalité qui
opposa Louis Pasteur à Antoine Béchamp. Les travaux de ce dernier furent
durement critiqués et ne connurent jamais la postérité de son adversaire.
Béchamp revendiquait la découverte que toute cellule animale peut évoluer pour
former des bactéries qui continueraient
à vivre après la mort de la cellule. Il a appelé ces bactéries des
« microzymas » et cette appellation fut à l’époque moquée par la
« médecine scientifique » totalement gagnée aux idées de Pasteur. Or
ce terme est finalement l’ancêtre du mot « microbe » qui aujourd’hui
fait beaucoup moins rire que son origine linguistique. Pour Pasteur la cellule
est aseptique. Or les découvertes récentes, notamment sur l’apoptose (mort
programmée de la cellule), remettent totalement en question, pour le moins, ce
présupposé des théories Pasteuriennes.
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