Dans le plan que nous avons
choisi, Kant est susceptible d’être cité à trois reprises, dans la partie 1
(Morale), la partie 2 (Histoire) et la partie 4 (Science). S’il fallait en fournir
la raison, nous la trouverions sans difficulté dans le fait qu’il a toujours
situé ses œuvres par rapport à ces trois questions : « Que puis-je
faire ? » (Morale), « que puis-je connaître ? »
(Science) et « que m’est-il permis d’espérer ? » (Sens de
l’Histoire). Ces trois questions s’ordonnent autour d’une interrogation
fondamentale qui est « Qu’est-ce que l’homme ? », et sur ce
point également, nous comprenons le lien avec cette question qui nous interroge
sur la nature expérimentale du fait d’être humain.
Nous pouvons nous appuyer
sur trois textes de cet auteur qui correspondront à chacune de ses trois
parties (la 1, la 2 et la 4)
1) Pour la morale, le texte
est court puisque il peut se ramener finalement à la formulation de l’impératif
catégorique dont nous avons déjà parlé :
"Agis
uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux aussi vouloir que cette
maxime devienne une loi universelle"
Il existe plusieurs
formulations. Celle-ci a le mérite d’être claire. Notre intention d’agir est
morale lorsque nous pouvons vouloir que tous les hommes agissent de la même
façon : je ne peux vouloir tuer parce que je ne peux pas vouloir d’une
humanité exclusivement constituée de tueurs. Cela ne serait pas une humanité.
La thèse de Kant est donc très intéressante pour notre sujet. Il s’agit, pour
lui, de faire à chaque instant l’expérimentation d’un monde « humain »
en nous comportant « comme si » nous déterminions par notre acte
l’attitude de tous les hommes. Ce qui compte n’est pas tant ce que nous avons l’intention de faire
que la forme universelle de notre volonté, c’est-à-dire son
« format », son calibre qui se trouve être celui de la LOI :
s’appliquer à tous, sans exception. Puis-je vouloir être l’humanité
« menteuse » ? Non, car cela ne formerait pas une « humanité », donc je ne
mens pas.
Mais en même temps, nous
comprenons que ce n’est pas vraiment d’une expérimentation qu’il s’agit en
morale, puisque nous n’essayons pas
vraiment quelque chose. C’est même tout le contraire d’un « test ».
Un être Kantien ne fait pas d’expérimentation morale, il applique, au
contraire, d’une façon inflexible et irrévocable le principe d’universalité de
la Loi à chacune de ses actions, comme un métronome. Nous pourrions ainsi nous
questionner sur ce qu’un vrai Kantien aurait fait s’il avait été confronté au
dilemme du « jeu de la mort », ou de l’expérience de Milgram. La
réponse est évidente : « puis-je vouloir d’une humanité de
tortionnaires ? Non », mais en même temps, nous réalisons qu’aucun
des neuf « rebelles » ne s’est vraiment comporté de façon Kantienne.
Pourquoi ? Parce que selon Kant, c’est exclusivement l’application de la
forme universelle de la loi qui détermine la bonne volonté entrainant la bonne
action, de façon tout à fait indépendante de la moindre sensibilité. Mais dans
le « je ne veux pas » des questionneurs récalcitrants, il y a à la
fois l’acte revendiqué d’une transgression qui réclame à la fois le courage de
« casser une ambiance », de « tenter » une attitude
marginale, une défection inattendue dans un climat d’embrigadement et
d’autorité, mais aussi l’abandon à une inclination, à un sentiment dont il
semble bien que l’on puisse le qualifier d’amour (agape) ou du moins d’empathie
(« J’ai eu peur pour vous » dit l’une des rebelles »).
2) Pour l’histoire, le texte
est extrait de « Idée d’une histoire universelle, d’un point de vue
cosmopolitique. »
« Les individus, et même des peuples
entiers, ne pensent guère que, pendant qu'ils poursuivent leurs intentions
privées, chacun selon ses goûts, et souvent contre les autres individus, ils
suivent comme un fil directeur, sans s'en apercevoir, l'intention de la nature,
qui leur est inconnue, et qui, même s'ils en avaient connaissance, leur
importerait cependant peu. Vu que les hommes, dans leurs entreprises, ne se comportent
pas seulement de manière instinctive, et qu'ils n'agissent pas non plus, dans
l'ensemble comme des citoyens du monde raisonnables selon un plan concerté, vu
cela donc, il ne paraît pas qu'une histoire conforme à un plan (comme c'est le
cas chez les abeilles et les castors) soit possible pour eux. On ne peut se
défendre d'une certaine irritation quand on voit leurs faits et gestes exposés
sur la grande scène du monde, et qu'à côté de la sagesse qui apparaît de temps
à autres chez des hommes isolés, dans l'ensemble, on ne trouve finalement qu'un
tissu de folie, de vanité infantile, et souvent aussi de méchanceté et de soif
de destruction puériles. Si bien qu'à la fin, on ne sait plus quel concept on
doit se faire de notre espèce si infatuée de ses attributs supérieurs. Le
philosophe n'en sait pas plus, sinon que, comme il ne peut présumer un dessein raisonnable propre aux hommes et à la partie
[qu'ils mènent], il a la possibilité
d'essayer de découvrir un dessein de
la nature dans le cours insensé des choses humaines; de telle façon que,
de ces créatures qui agissent sans plan proprement humain], soit pourtant
possible une histoire selon un plan déterminé de la nature. Nous voulons voir
si nous réussirons à trouver un fil directeur pour une telle histoire, et
nous laissons à la nature le soin de faire naître l'homme apte à la rédiger
ensuite. C'est ainsi qu'elle fit naître un Kepler, qui assujettit d'une manière inespérée les trajectoires
excentriques des planètes à des lois déterminées, et un Newton, qui expliqua ces lois à partir d'une cause universelle
de la nature. »
Sur ce point encore, la
réponse Kant à la question posée est « Non ». il revient au
philosophe de relever, dans le cours apparemment hasardeux, voire désastreux
des affaires humaines, des évènements qui constituent notre Histoire, le sens
que la nature lui donne, étant entendu qu’il ne peut pas ne pas y en avoir un,
ne serait-ce que parce que nous ne comprendrions pas dés lors pourquoi des lois
naturelles se manifesteraient sans aucune remise en cause possible dans le
cours des astres ou la gravitation des planètes et ne s’effectueraient pas
aussi dans l’évolution de nos civilisations, dans notre progrès. Le point de
vue de Nietzsche est radicalement opposé à celui-ci puisque il exprime, au contraire,
l’idée selon laquelle l’histoire humaine n’est, au regard du Cosmos qu’une
minute orgueilleuse et mensongère dans le cours « vrai » d’un univers
qui ne nous prête et ne nous reconnaît pas la moindre utilité.
3) Mais Kant peut
également être cité pour la 4e partie. « Que pouvons-nous
connaître ? » Passant en revue notre histoire scientifique, Kant
relève une rupture décisive avec l’émergence de ce que l’on appelle la science
moderne (Galilée, Bacon, Torricelli). Ce qui s’est passé au 17e
siècle, c’est en effet, la compréhension par de nouveaux savants que nous
n’aboutirions à rien si nous nous contentions d’attendre que la nature nous
dise quelque chose. Avant d’oser affirmer ses conclusions sur la gravité, à
savoir qu’un corps ne tombe pas plus vite parce qu’il est plus lourd, Galilée a
fait de nombreuses expériences avec des billes et des rampes, ou encore en
jetant des poids à partir de plusieurs étages. Il faut questionner la nature,
comme un maître interroge un écolier, parce que la nature, par elle-même ne
nous dit rien. Avec Galilée, nous abandonnons une conception contemplative de
la connaissance pour passer à une phase beaucoup plus activiste,
interventionniste, expérimentale. La nature ne répond qu’aux questions que nous
lui posons, dans les termes de ces questions. Cela signifie que nous ne
connaissons de la nature que ce que les présupposés de nos questions
sous-entendent, suggèrent et testent. La
science devient clairement le reflet de l’entendement des scientifiques, et des
hommes. Nous ne voyons de la nature que ce que nous soupçonnons d’elle et
faisons passer à l’épreuve des faits par l’expérience.
« Quand Galilée fit rouler ses sphères sur un plan incliné avec un degré
d'accélération dû à la pesanteur déterminé selon sa volonté, quand Torricelli
fit supporter à l'air un poids qu'il savait lui-même d'avance être égal à celui
d'une colonne d'eau à lui connue, ou quand, plus tard, Stahl transforma les
métaux en chaux et la chaux en métal, en leur ôtant ou en lui restituant
quelque chose, ce fut une révélation lumineuse pour tous les physiciens. Ils
comprirent que la raison ne voit que ce qu'elle produit elle-même d'après ses
propres plans et qu'elle doit prendre les devants avec les principes qui
déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, qu'elle doit obliger la
nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire
en laisse par elle ; car autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé
d'avance, nos observations ne se rattacheraient point à une loi nécessaire,
chose que la raison demande et dont elle a besoin.
Il faut donc que
la raison se présente à la nature tenant, d'une main, ses principes qui seuls
peuvent donner aux phénomènes concordant entre eux l'autorité de lois, et de
l'autre, l'expérimentation qu'elle a imaginée d'après ces principes, pour être
instruite par elle, il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se laisse
dire tout ce qu'il plaît au maître, mais, au contraire, comme un juge en
fonction qui force les témoins à répondre aux questions qu'il leur pose. »
« Préface à la seconde édition de la critique de la Raison
Pure » - Kant
Pasteur, Einstein et, par
exemple, l’accélérateur à particules du CERN sont dans des domaines différents,
les héritiers de cette conception activiste, interventionniste, technologiste
de la science. Certes la science veut connaître, mais elle ne peut connaître
qu’en interrogeant, qu’en essayant, qu’en présupposant. De ce fait la question
se pose de savoir si c’est bien à la nature que le scientifique a vraiment
affaire ou bien à la représentation qu’il s’en fait en fonction des hypothèses
et des présupposés qu’il teste par l’expérimentation. Entre le monde tel qu’il
est et le monde perpétuellement offert à l’expérimentation s’insinue une ligne de
fracture, infiniment ténue mais incroyablement persistante et fascinante d’un
point de vue philosophique, car le scientifique ne se définit plus vraiment par
le fait d’être curieux de l’univers, mais par celui d’avoir l’intelligence de
lui faire confirmer quelque chose (éventuellement susceptibles de servir la
cause humaine, notamment en médecine). Il s’agit moins de découvrir que de
conquérir. La réponse de Kant à la question de savoir si le fait d’être humain
est expérimental ne se pose pas vraiment en ces termes dans cette partie pour
lui. Il insiste plutôt sur le fait qu’il doit être scientifiquement un
expérimentateur. On pourrait dire encore, par rapport au sujet que le fait
d’être humain consiste pour lui à être non l’objet mais le sujet de l’expérience.
Cela dit, c’est justement
toute la question que pose la lettre de Pasteur à l’empereur du Brésil, car
Pasteur suit exactement le mouvement décrit par Kant. Dans quelle mesure,
l’importance décisive accordée par la science moderne à l’expérimentation
n’aurait-elle pas conduit certains savants à oublier ou négliger le caractère
sacré de l’humain. Si connaître, c’est tenter, questionner, essayer, innover
quelles sont les limites à la mise en oeuvre opérationnelle de ces
tentatives ? Ne risquons nous pas de nous laisser tellement fasciner par
ce fantasme de puissance totalitaire et interventionniste que ce présupposé
moral et religieux de la nature sacrée de l’autre homme pourrait être dépassé,
nié ? Quand nous lisons la lettre de Pasteur, nous sommes confrontés à
certains passages inquiétants : « il me semble que la main me tremblera quand
il faudra passer à l'espèce humaine » dit-il pour justifier sa demande d’expérimentation sur des condamnés à
mort, ce qui signifie clairement que ces derniers sont, du fait de leur
situation, un peu moins « hommes » que les « bonnes gens »
qui n’ont pas de casier judiciaire, et que sur ces condamnés, justement, sa
main ne tremblera pas. Pensons à l’autorité scientifique d’un savant comme
Pasteur et à ce que suppose une telle requête dans l’esprit de certains de nos
contemporains : « Si c’est un homme aussi éminent que Pasteur qui le
préconise, c’est que cela doit bien se défendre d’un certain biais. »
Peut-être convient-il ici d’envisager la possibilité que la postérité ne
retienne pas toujours les bons « noms » (voir la rivalité Antoine
Béchamp / Louis Pasteur), c’est une démarche salvatrice et expérimentale par
rapport au pouvoir d’intimidation de cette machine à faire des
« célébrités ».
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