Introduction
Devant un être humain, nous ne nous comportons
pas comme nous le ferions devant une chose parce que d’emblée nous lui
accordons une « valeur », un « statut », une importance à
laquelle aucun objet ne peut prétendre. Pourquoi ? Un objet est un
ustensile, c’est-à-dire qu’il a été conçu et fabriqué pour me servir à quelque
chose. Sa raison d’être est exclusivement de m’être utile. La présence d’un
être humain, à l’inverse, marque une existence « propre ». Il n’est
pas né pour m’être utile et, même s’il l’est dans le cadre d’une société à
l’intérieur de laquelle nous échangeons tous nos capacités contre de l’argent,
je lui attribue et lui reconnais cette capacité d’exister d’abord par et pour
lui-même. Je respecte mon boulanger,
même s’il me « sert » à manger du pain. Cela signifie
qu’aujourd’hui, dans le rapport d’homme à homme, la reconnaissance de l’autre
est une « donnée immédiate de la morale », un impératif absolu et
sans condition. Chacun de nous perçoit bien la frontière, le
« tabou », l’interdiction de porter atteinte à son prochain, et, même
si nous le faisons, nous ressentons la force de cet interdit.
Or, la nature
absolue de cette détermination morale de notre prochain qui tient à ceci que
nous le considérons comme un « homme » s’oppose à la difficulté scientifique de définir clairement et objectivement
ce qu’un homme « est ». Nous savons ce que peuvent les animaux et
nous les définissons par des capacités qui leur sont propres mais le rôle de
l’homme dans la création est plus flou en ce sens que nous ne savons ce que
l’homme « peut ». Ses découvertes, ses actions et ses conquêtes nous
ont déjà bien prouvées que l’on ne pouvait pas fixer des limites à sa puissance,
et cela pour le meilleur comme pour le pire. Etre homme, c’est ce qui, d’une
époque à l’autre, ne cesse de devenir « autre chose », sans que nous
puissions vraiment prévoir quoi. Notre évolution scientifique, technologique,
sociale, politique, économique est si multiple (pluralité des cultures) rapide et
si incertaine que nous retrouvons en elle les caractéristiques de toute
expérimentation, à savoir premièrement sa
nature imprédictible (nous ne savons pas quel sera le résultat de
l’expérience), deuxièmement son rôle de
mise à l’épreuve dans un instant T (nous confrontons des hypothèses au Réel
dans tous les domaines), troisièmement son
innovation (nous ne cessons de concevoir de nouvelles conjectures, des
nouvelles possibilités d’appréhender l’univers et la vie). Nous réalisons ainsi
que ce que la morale nous commande à
l’échelle individuelle: la reconnaissance de l’humanité de notre prochain,
c’est ce que l’observation stricte, rigoureuse de notre condition et de son
évolution remet en cause à l’échelle de
l’espèce. N’y aurait-il pas là l’amorce d’une opposition, voire d’une
incompatibilité entre ce que nous pouvons scientifiquement établir et
moralement concevoir ? Pouvons-nous envisager moralement la possibilité
que le fait d’être homme ne soit qu’une hypothèse en perpétuelle attente de sa
vérification ?
(L’intérêt de cette
introduction tient au fait qu’elle parvient à faire 3 choses importantes :
1) Elle maintient le sujet dans des limites qui le rendent
« traitable », il n’est pas question de religion mais de morale 2)
elle a défini les 3 caractéristiques essentielles de l’expérience : a) sa
nature aléatoire quant au résultat b) sa confrontation au réel c) sa capacité
d’innovation et d’improvisation) 3) elle a d’emblée marqué que la question
portait moins sur le fait de savoir si l’humanité était une expérience que sur
la question de savoir si nous pouvions le concevoir, l’accepter, le réaliser. A
supposé que cela soit bien le cas, avons-nous « l’estomac » capable
de digérer une telle réalité ?)
Plus que tout autre critère, c’est peut-être
celui de cette suspension à une décision qui vient de la confrontation à un
fait qui est pour nous le plus difficile à envisager dans « cette
hypothèse d’une hypothèse humaine ». Pouvons-nous accepter que ce que nous
sommes, ce que nous avons construit, tout ce que nous avons vécu et entrepris
au nom de cet idéal d’une croyance en l’humanité soit en réalité « encore
à voir », comme on dit d’une affaire en cours, et que finalement rien ne
soit vraiment tranché. Dire d’une réalité qu’elle est expérimentale, c’est
fragiliser son statut, affirmer qu’elle n’est qu’un essai, une tentative. Or,
c’est tout le contraire de ce que nous concevons moralement comme résolument
fondé, et la tragédie des camps de concentration, des génocides nous apparaît
précisément comme l’illustration atroce de ce qui se produit dés qu’on remet en
cause le fait qu’un homme ne soit pas vraiment ou pas définitivement un humain.
Plan
A partir de là, nous allons suivre les étapes de notre plan qui
peut être clairement défini comme suit :
1- Le point de vue moral et
individuel : se comporter moralement
comme un homme, est-ce laisser peser sur nos actions l’humanité comme une
« norme », un modèle (impératif catégorique kantien : fais en
sorte de pouvoir toujours ériger la maxime de ton action en maxime
universelle », c’est-à-dire agis comme si tu pouvais vouloir que tous les
hommes agissent de la même façon), ou bien expérimenter une action vraiment
« propre », unique, dans laquelle nous nous assumerions de façon
solitaire et verticale ? (faut-il faire de sa vie un exemple ou une œuvre
d’art – Kant contre les Stoïciens (possibilité de parler de Michel Foucault et
des « techniques d’existence » (Techne tou biou))
2- Le point de vue
historique : pouvons-nous regarder
l’histoire des hommes comme la réalisation d’une nature, d’un projet, d’un
idéal humain ou bien comme une succession d’expérimentations aléatoires au gré
desquelles les êtres humains sont seuls et « font ce qu’ils peuvent »
(soit le pire et le meilleur conjointement, c’est-à-dire ni exclusivement l’un
ni exclusivement l’autre)
3- Le point de vue psychologique
et sociologique : si nous croyons à
l’humanité d’un point de vue moral, individuel et en doutons à l’échelle
collective, c’est parce que la dynamique de groupe « trouble le
jeu ». De quelle façon ? Par l’obéissance. Nous sommes tous
individuellement humains mais susceptible de verser dans l’inhumain du fait de
notre caractère influençable. C’est ce qu’établit clairement le documentaire de
Christophe Nick. (possibilité d’approfondir sur les génocides et les camps de
la mort – textes de Primo Lévi et Robert Anthelme)
4- Le point de vue scientifique – Pouvons-nous remettre scientifiquement en cause ce que la morale
nous commande ? Si nous allons jusqu’au bout de ce qu’induit l’efficacité
d’une expérimentation, ne sommes-nous pas conduit à donner raison à Pasteur
lorsqu’il demande à l’empereur du Brésil d’essayer sur des condamnés à mort des
vaccins contre la rage et le choléra (ce qui suppose qu’on leur inocule d’abord
le virus (et pas initialement sous la forme du vaccin il s’agit là du virus
« en pleine forme », dans toute sa vigueur infectieuse) ? Ce passage est
crucial : on peut prêter attention à toutes les conditions émises par le
scientifique pour justifier sa demande et considérer qu’après tout, on demande
au condamné s’il est d’accord ou pas pour se prêter à l’expérimentation, on
n’évacue pas le fait qu’il y a dans la démarche de Pasteur, un
« tour » de pensée aussi intéressant que profondément malsain, tout
simplement parce qu’il se tourne vers une population dont il considère la
situation comme justifiant leur désignation à titre de matériau expérimentable.
Mis au ban de l’humanité par leur condamnation, ils sont un peu moins humains
que les autres. Pourquoi s’adresse-t-il d’ailleurs à l’empereur du
Brésil ? Parce qu’il sait très bien qu’une telle démarche n’aurait aucune
chance de succès en France. La population des pays « moins
développés » économiquement est donc plus accessible à un travail
d’expérimentation, comme si les pays riches pouvaient impunément perfectionner
leur médecine avec le « concours » des cobayes des pays pauvres.
Comment qualifier cette façon de penser ? Comment considérer après tout ce
qu’implique cette lettre Louis Pasteur comme un « bienfaiteur de l’humanité » ?
Quelle humanité ? Celle de l'européen "?
Dans cette partie, on peut présumer à la
lumière de la lettre de Pasteur de la réponse : « Non » à
la question du sujet. Il est même possible de formuler contre la vivisection
(expérimentation sur des animaux vivants) un argument décisif : les
scientifiques justifient l’expérimentation animale par les enseignements que
l’on peut en retirer pour l’être humain. Cela suppose, d’un point de vue
biologique une parenté entre l’homme et l’animal. Nous reconnaissons donc
physiologiquement que les animaux sont des cousins suffisamment proches de nous
pour que ce que nous essayons sur eux
puisse valoir pour nous. Le problème est que ce « cousinage »
qui est la condition invoquée pour justifier la pertinence scientifique de l’expérience, c’est justement ce que la science
réfute pour en sauvegarder la légitimité morale, à savoir que nous pouvons le
faire sur des animaux puisque ils ne sont pas des hommes. Mais s’ils sont si
différents des hommes, comment les résultats des expériences que l’on fait sur
eux pourrait-ils valoir sur nous ? On ne peut pas faire comme si ce
cousinage n’avait qu’une efficience scientifique. S’il est physiologiquement
authentique, cela veut dire que ce que
nous faisons subir aux animaux, nous l’infligeons déjà à l’humain. Ici,
c’est l’expérimentation dans son entier que l’on peut dénoncer comme exercice
d’un pouvoir totalitaire et il ne fait aucun doute que c’est exactement par ce
totalitarisme que pasteur s’est laissé fasciner.
5- La distinction entre admettre
et accepter. Nous pouvons faire effort pour envisager
qu’être humain soit une hypothèse en cours de
vérification : « si c’est un homme », mais il n’est pas
pour autant évident et surtout pas nécessairement légitime que nous intégrions
cette thèse dans notre existence. Il n’est pas exclu que le fait d’être homme,
d’avoir un rôle tienne en réalité dans la croyance que nous en concevons, mais
cet effet de croyance n’en serait pas pour autant incohérent, et encore moins
illusoire. L’homme ne serait-il que cet effet de croyance en l’humanité qu’il
n’en serait pas moins quelque chose (dans cette dernière perspective peuvent se
trouver réinvesties et réhabilitées la morale, l’éthique, la religion).
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