Le
fait d’être humain, c’est d’abord ce que chacun de nous vit comme ce qui nous
investit du statut de personne morale. Je dois le respect à tout être humain en
tant qu’il est humain et je jouis du même privilège auprès de toute autre
personne. C’est en ce sens que l’on peut dire que toute être humain est
« sacré ». Même le criminel, l’agresseur sait qu’en frappant ou en
portant atteinte à la personne physique d’un autre être humain, il va à
l’encontre d’un interdit, d’un « tabou » parce que nous percevons
immédiatement que ce que nous pouvons faire aux choses, nous ne pouvons pas le
faire aux hommes. Nous ne le pouvons pas « légitimement », même si
nous le pouvons physiquement mais c’est probablement là l’origine la plus
incontournable de la notion même de « Droit », de valeur morale,
voire tout simplement d’ « âme » (Autrui n’est pas qu’un corps).
De ce point de vue, la question de savoir si le fait d’être humain peut se
concevoir comme l’objet d’une expérience est proprement
« scandaleux ». Ce sujet nous choque non seulement parce que nous
avons été élevés dans l’esprit de respecter notre « prochain » mais
parce que nous vivons constamment dans la proximité de ses semblables que nous
considérons nécessairement, intuitivement comme des personnes, comme ce que
Kant qualifie de « fins en soi », c’est-à-dire des êtres que je ne
peux réduire au statut de « moyens », d’instruments. Nous sommes
utiles les uns aux autres au sein d’une société régie par des échanges de biens
et de services mais cela ne nous conduit pas à considérer notre boulanger ou
notre banquier, notre médecin comme des « choses » (nous retrouvons
là toute la problématique de « l’enfant médicament » : donner
naissance à un enfant pour qu’il sauve son frère qui a besoin d’un donneur
compatible pose question parce que l’existence de cet enfant aura justement été
soumis à la nécessité d’être utile).
Il
y a donc dans ce sujet un motif légitime d’indignation, mais l’indignation ne
fait pas droit d’argumentation et elle marque au contraire le refus de penser. C'est donc ici un travail purement philosophique à effectuer pour dépasser cette
réaction, aussi justifiée qu’elle soit d’un certain point de vue, et réaliser
que cette question pose un vrai problème. Elle ne provoque pas
gratuitement : il y a des façons de prendre cette interrogation qui
recoupe certains évènements, voire certaines évidences de pensée :
l’insatiable curiosité de l’être humain prouve qu’il expérimente
perpétuellement de nouveaux modes d’existence, de nouvelles technologies, des
modalités de régulation sociales, économiques, juridiques, etc. En un sens,
s’il y a un être vivant qui expérimente sa façon d’être, de vivre et de se
développer, c’est bien l’homme, puisque nous observons que les animaux, eux
obéissent à des lois naturelles et n’agissent jamais de façon
« contre-nature », contrairement à l’homme. Le fameux mythe de Prométhée
(chargé par les Dieux de donner à chaque espèce vivante une qualité
fondamentale, Epiméthée oublie l’être humain, son frère Prométhée corrigera cet
oubli en dérobant aux Dieux de l’Olympe le feu et l’intelligence fabricatrice)
désigne bien le fait qu’il y a dans l’homme comme un effet de discordance, une
variable, un grain de sable, quelque chose qui ne s’inscrit pas dans le cours
naturel et programmable des choses qui « suivent leur cours ».
L’humanité, c’est finalement « l’inconnue de l’équation de la
nature ».
Traiter
un sujet, c’est le rendre « traitable » philosophiquement et cela
suppose ici, d’une part, de dépasser le choc initial de l’indignation, et
d’autre part de se retenir d’invoquer une instance supérieure qui serait comme
le savant de cette expérience de l’humanité. Il ne s’agit pas de savoir s’il y
a un superviseur mais plutôt de poser la question de la nature expérimentale de
l’être humain, au sens d‘aléatoire, mais aussi en ce sens que l’homme peut
faire des expériences sur l’homme.
Finalement,
cette façon d’aborder le sujet désigne la dynamique d’un plan possible. Quelque
chose en nous tend presque spontanément vers la réponse
« non » : il ne faut pas que le fait d’être humain ne soit
qu’une expérience, parce qu’alors nous n’avons plus de « mission »,
de projet à accomplir, de direction à suivre. L’humanité ne suivrait plus
aucune voie préétablie. Nous ne ferions qu’avancer à tâtons dans une obscurité
inquiétante, hostile, imprédictible et inconnue exactement comme « le silence
éternel de ces espaces infinis » qui « effraie » le philosophe
Pascal. Il suffit de réaliser à quel
point l’éventualité d’avoir à vivre au jour le jour comme finalement le font
les « sans domicile fixe » qui commencent leur journée sans savoir
s’ils y trouveront de quoi survivre au lendemain nous fait unanimement horreur
pour comprendre à quel point la perspective que cette façon d’être soit
celle-là même de l’humanité dans son ensemble s’assimile à une pure terreur.
Nous
pouvons donc suivre cette « pente » en essayant simplement et
calmement d’opposer à ce socle premier d’un « non » en proie à une
certaine panique les raisons qui justifient que nous puissions au moins nous
poser des questions. C’est la raison pour laquelle chaque partie devra se
présenter à nous par le biais d’une formule interrogative.
1
- Quel est le premier argument qui peut nous inviter à envisager l’hypothèse
d’une humanité expérimentale ? Premièrement
le fait que nous sommes moins humains par nos gènes que par nos actes.
L’idée selon laquelle l’homme serait une espèce naturelle clairement
circonscrite, définie, a du mal à se justifier face à cette évidence qui tient
à ces lois, à ces limites légales et à ces commandements religieux par le biais
desquelles nous décrivons ce que doit être un comportement humain. Nous pouvons
dire de l’être humain ce que Simone de Beauvoir dit de la
femme : « on ne naît pas humain, on le devient ». Si nous
naissions humains, alors on ne voit pas comment pourrait s’expliquer la notion
juridique de « crime contre l‘humanité », à savoir ce motif
d’inculpation par le biais duquel nous accusons les organisateurs de génocide
et de déportation de populations qui sous le prétexte d’une ethnie différente
conteste à des hommes le doit de vivre ici ou de vivre tout court.
Si
être humain était un « fait », c’est-à-dire si cette appartenance au
genre humain était naturellement déterminée, nous n’aurions pas besoin de nous
conformer à des principes, à des impératifs moraux, à des interdits religieux,
à des lois pour être humain, nous le serions déjà, tout comme nous voyons, dans
une fourmilière, les individus fourmis se comporter conformément à
l’assignation naturelle de leur fonction dans le « collectif ». Etre humain, ça s’apprend, ça se décide, ça
se construit. Ce n’est donc pas « inné ».
Mais sommes-nous pour
autant renvoyés à une improvisation au cas par cas de ce qu’être humain
implique, suppose ? Non, et c’est précisément à éviter le chaos
qu’engendrerait cette improvisation que servent les lois citoyennes et les interdits religieux. Si chacun de nous avait
à inventer « la façon humaine » de prendre telle ou telle situation
au fur et à mesure qu’elle s’imposerait à lui, il n’y aurait probablement pas
d’humanité, c’est-à-dire de communauté de comportement. C’est très exactement
le sens de l’impératif catégorique Kantien : « Fais en sorte de
toujours ériger la maxime de ton action en maxime universelle » (devant
une attitude à décider, nous devons choisir celle dont nous pouvons vouloir que
tout le monde la choisisse, je ne peux pas vouloir tuer parce que je ne peux
pas vouloir que tout le monde tue, ce serait vouloir que l’humanité ne soit
pas). Nous n’avons rien à inventer, nous n’avons qu’à nous conformer à ce dont
nous pourrions vouloir que tout le monde le fasse. Le fait d’agir comme toute
l’humanité pourrait le faire, c’est justement céder, à très juste raison, à la pression de l’attitude conforme,
compatible, universelle. L’action morale, juste, humaine, c’est précisément
pour Kant, celle qui n’improvise pas en fonction de la situation, mais au
contraire, celle qui rend possible un monde dans lequel tous les hommes peuvent
vivre ensemble en agissant de façon commune et identique. C’est cela qu’il
appelle la loi morale.
Contre
cette position, il faudrait tenir que l’art d’être homme est d’inventer,
d’innover au cas par cas, d’expérimenter à chaque instant une nouvelle façon de
se sortir des situations, comme si nulle part n’existait un modèle de juste
attitude à suivre en telle situation, comme si chacun de nous avait à inventer
de nouvelles façons d’être qui correspondraient toujours à un nouvel état du
monde, à un nouveau présent.
La question qui se pose
dans cette première partie est donc : « le fait d’être humain
consiste-t-il à adopter en toute occasion un comportement « normé »,
« universel », ou bien de « créer » de toute pièce
« son action », de faire de toute initiative une œuvre d’art, une
prise de risque à l’intérieur de laquelle ce qui se joue est notre style
propre, une façon infiniment unique et singulière d’agir et d’être ? Agir
humainement, moralement, est-ce se conformer à la loi ou expérimenter de toutes
nouvelles façons de se comporter, de la même façon qu’un juge fait acte de
jurisprudence en inventant son jugement quand le cas à trancher n’a pas été
prévu par le code pénal ? (Ici le terme expérience s’oppose à celui de
modèle, de norme)
2
– Une autre raison qui peut justifier que nous envisagions la possibilité d’une
humanité expérimentale se situe à l’échelle de l’histoire. Ce qui caractérise
une expérience, comme nous l’avons vu, c’est à la fois la nature imprédictible
du résultat et le fait qu’elle consiste dans un « essai ». Or nous
pouvons appréhender notre histoire de
deux façons opposées : soit nous y relevons, au-delà de la première
impression qui ne peut manquer d’être celle d’un désordre, d’un chaos d’actions
contradictoires et chaotiques, une direction, un dessein qui souterrainement
suit son cours, soit, au contraire, nous n’y voyons qu’une suite incessante de
tentatives par le biais desquelles être humain, pour l’humanité, ne cesse de
s’essayer au fil des expériences politiques (monarchie, démocratie, oligarchie,
etc), économiques (féodales, capitalistes, communistes).
C’est
peut-être sur ce point que l’image du « pilote dans l’avion » a le
mérite d’être claire. Nous pouvons soupçonner qu’aussi désordonnée que puisse
apparaître notre histoire, quelque chose comme une orientation, un projet finit
par rassembler les actions des hommes, avec ou sans leur concours. Cela
signifie que nous croyons tout de même à un « pilote », qui ne
suppose pas nécessairement la supervision d’un Dieu (Kant parle de la nature,
Hegel de « la Raison »). Il y a toujours le fil d’un sens qui joue
des raisons individuelles et égoïstes de nos actions (intérêts) de telle sorte
qu’elles finissent tout de même par aboutir dans un cours raisonné à l’échelle
de l’humanité dans son ensemble. Le cours de l’histoire n’est donc pas
hasardeux, il suit un « sens » global.
Mais
nous pouvons également considérer que dans l’histoire, les hommes agissent et
« c’est tout ». Ils font des essais, ils expérimentent des schémas
sociétaux, économiques, politiques et rien ne dépasse ou n’intègre ses
tentatives dans l’unité d’un sens qui serait celui d’un sens global de
l’histoire. Dans ce cas, on ne croit plus au pilote dans l’avion. L’histoire
n’est que le cadre de toutes les expérimentations humaines, c’est-à-dire le
laboratoire dans lequel les hommes expérimentent les différents modes de vie
collective concevables, avec tout ce que cela implique de « ratés ».
De nombreux philosophes font remarquer qu’aujourd’hui, après un 20e
siècle qui a vu les désastres du nazisme, du communisme en URSS, en Chine et au
Cambodge, les bombes atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, il est pour le moins
difficile de croire à un sens de l’histoire. Quel sens peut-on donner aux camps
de concentration ? Il est néanmoins possible de répondre à cette
affirmation que l’idée d’un sens, indépendamment de la question de savoir si
elle correspond ou non à une réalité, n’est jamais plus
« nécessaire » que lorsque justement elle semble à la fois non
pertinente et impertinente. C’est d’ailleurs la signification profonde de la
question du sujet : peut-être l’histoire n’est-elle que le théâtre
chaotique où se déchaînent des expérimentations contradictoires et meurtrières,
mais nous avons « besoin de croire » que ce n’est pas le cas et cette
croyance peut légitimement prétendre à un certain degré de légitimité si elle
nous donne la force de vivre encore malgré les apparences, justement parce qu’on ne croit vraiment que contre
les apparences.
La question qui se pose
dans cette seconde partie est donc : « Peut-on affirmer que
l’histoire des hommes suit un projet, un sens qui permet à l’humanité de
s’accomplir sans cesse davantage au fil des époques, de progresser vers un
« Idéal Humain » ou bien ne voyons-nous s’effectuer dans l’histoire
que des tentatives d’humanité dont il faut bien reconnaître qu’elles sont expérimentales ? » (Ici, le terme expérience s’oppose à
celui de « sens, de projet »)
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