mercredi 7 janvier 2015

"Peut-on concevoir le fait d'être humain comme l'objet d'une expérience?" (5) - La dynamique d'un plan et les deux premières parties



Le fait d’être humain, c’est d’abord ce que chacun de nous vit comme ce qui nous investit du statut de personne morale. Je dois le respect à tout être humain en tant qu’il est humain et je jouis du même privilège auprès de toute autre personne. C’est en ce sens que l’on peut dire que toute être humain est « sacré ». Même le criminel, l’agresseur sait qu’en frappant ou en portant atteinte à la personne physique d’un autre être humain, il va à l’encontre d’un interdit, d’un « tabou » parce que nous percevons immédiatement que ce que nous pouvons faire aux choses, nous ne pouvons pas le faire aux hommes. Nous ne le pouvons pas « légitimement », même si nous le pouvons physiquement mais c’est probablement là l’origine la plus incontournable de la notion même de « Droit », de valeur morale, voire tout simplement d’ « âme » (Autrui n’est pas qu’un corps). De ce point de vue, la question de savoir si le fait d’être humain peut se concevoir comme l’objet d’une expérience est proprement « scandaleux ». Ce sujet nous choque non seulement parce que nous avons été élevés dans l’esprit de respecter notre « prochain » mais parce que nous vivons constamment dans la proximité de ses semblables que nous considérons nécessairement, intuitivement comme des personnes, comme ce que Kant qualifie de « fins en soi », c’est-à-dire des êtres que je ne peux réduire au statut de « moyens », d’instruments. Nous sommes utiles les uns aux autres au sein d’une société régie par des échanges de biens et de services mais cela ne nous conduit pas à considérer notre boulanger ou notre banquier, notre médecin comme des « choses » (nous retrouvons là toute la problématique de « l’enfant médicament » : donner naissance à un enfant pour qu’il sauve son frère qui a besoin d’un donneur compatible pose question parce que l’existence de cet enfant aura justement été soumis à la nécessité d’être utile).

Il y a donc dans ce sujet un motif légitime d’indignation, mais l’indignation ne fait pas droit d’argumentation et elle marque au contraire le refus de penser. C'est donc ici un travail purement philosophique à effectuer pour dépasser cette réaction, aussi justifiée qu’elle soit d’un certain point de vue, et réaliser que cette question pose un vrai problème. Elle ne provoque pas gratuitement : il y a des façons de prendre cette interrogation qui recoupe certains évènements, voire certaines évidences de pensée : l’insatiable curiosité de l’être humain prouve qu’il expérimente perpétuellement de nouveaux modes d’existence, de nouvelles technologies, des modalités de régulation sociales, économiques, juridiques, etc. En un sens, s’il y a un être vivant qui expérimente sa façon d’être, de vivre et de se développer, c’est bien l’homme, puisque nous observons que les animaux, eux obéissent à des lois naturelles et n’agissent jamais de façon « contre-nature », contrairement à l’homme. Le fameux mythe de Prométhée (chargé par les Dieux de donner à chaque espèce vivante une qualité fondamentale, Epiméthée oublie l’être humain, son frère Prométhée corrigera cet oubli en dérobant aux Dieux de l’Olympe le feu et l’intelligence fabricatrice) désigne bien le fait qu’il y a dans l’homme comme un effet de discordance, une variable, un grain de sable, quelque chose qui ne s’inscrit pas dans le cours naturel et programmable des choses qui « suivent leur cours ». L’humanité, c’est finalement « l’inconnue de l’équation de la nature ».
Traiter un sujet, c’est le rendre « traitable » philosophiquement et cela suppose ici, d’une part, de dépasser le choc initial de l’indignation, et d’autre part de se retenir d’invoquer une instance supérieure qui serait comme le savant de cette expérience de l’humanité. Il ne s’agit pas de savoir s’il y a un superviseur mais plutôt de poser la question de la nature expérimentale de l’être humain, au sens d‘aléatoire, mais aussi en ce sens que l’homme peut faire des expériences sur l’homme.

Finalement, cette façon d’aborder le sujet désigne la dynamique d’un plan possible. Quelque chose en nous tend presque spontanément vers la réponse « non » : il ne faut pas que le fait d’être humain ne soit qu’une expérience, parce qu’alors nous n’avons plus de « mission », de projet à accomplir, de direction à suivre. L’humanité ne suivrait plus aucune voie préétablie. Nous ne ferions qu’avancer à tâtons dans une obscurité inquiétante, hostile, imprédictible et inconnue exactement comme « le silence éternel de ces espaces infinis » qui « effraie » le philosophe Pascal. Il suffit  de réaliser à quel point l’éventualité d’avoir à vivre au jour le jour comme finalement le font les « sans domicile fixe » qui commencent leur journée sans savoir s’ils y trouveront de quoi survivre au lendemain nous fait unanimement horreur pour comprendre à quel point la perspective que cette façon d’être soit celle-là même de l’humanité dans son ensemble s’assimile à une pure terreur.
Nous pouvons donc suivre cette « pente » en essayant simplement et calmement d’opposer à ce socle premier d’un « non » en proie à une certaine panique les raisons qui justifient que nous puissions au moins nous poser des questions. C’est la raison pour laquelle chaque partie devra se présenter à nous par le biais d’une formule interrogative.
1 - Quel est le premier argument qui peut nous inviter à envisager l’hypothèse d’une humanité expérimentale ? Premièrement le fait que nous sommes moins humains par nos gènes que par nos actes. L’idée selon laquelle l’homme serait une espèce naturelle clairement circonscrite, définie, a du mal à se justifier face à cette évidence qui tient à ces lois, à ces limites légales et à ces commandements religieux par le biais desquelles nous décrivons ce que doit être un comportement humain. Nous pouvons dire de l’être humain ce que Simone de Beauvoir dit de la femme : « on ne naît pas humain, on le devient ». Si nous naissions humains, alors on ne voit pas comment pourrait s’expliquer la notion juridique de « crime contre l‘humanité », à savoir ce motif d’inculpation par le biais duquel nous accusons les organisateurs de génocide et de déportation de populations qui sous le prétexte d’une ethnie différente conteste à des hommes le doit de vivre ici ou de vivre tout court.
Si être humain était un « fait », c’est-à-dire si cette appartenance au genre humain était naturellement déterminée, nous n’aurions pas besoin de nous conformer à des principes, à des impératifs moraux, à des interdits religieux, à des lois pour être humain, nous le serions déjà, tout comme nous voyons, dans une fourmilière, les individus fourmis se comporter conformément à l’assignation naturelle de leur fonction dans le « collectif ».  Etre humain, ça s’apprend, ça se décide, ça se construit. Ce n’est donc pas « inné ».

Mais sommes-nous pour autant renvoyés à une improvisation au cas par cas de ce qu’être humain implique, suppose ? Non, et c’est précisément à éviter le chaos qu’engendrerait cette improvisation que servent les lois citoyennes et  les interdits religieux. Si chacun de nous avait à inventer « la façon humaine » de prendre telle ou telle situation au fur et à mesure qu’elle s’imposerait à lui, il n’y aurait probablement pas d’humanité, c’est-à-dire de communauté de comportement. C’est très exactement le sens de l’impératif catégorique Kantien : « Fais en sorte de toujours ériger la maxime de ton action en maxime universelle » (devant une attitude à décider, nous devons choisir celle dont nous pouvons vouloir que tout le monde la choisisse, je ne peux pas vouloir tuer parce que je ne peux pas vouloir que tout le monde tue, ce serait vouloir que l’humanité ne soit pas). Nous n’avons rien à inventer, nous n’avons qu’à nous conformer à ce dont nous pourrions vouloir que tout le monde le fasse. Le fait d’agir comme toute l’humanité pourrait le faire, c’est justement céder, à très juste raison, à la pression de l’attitude conforme, compatible, universelle. L’action morale, juste, humaine, c’est précisément pour Kant, celle qui n’improvise pas en fonction de la situation, mais au contraire, celle qui rend possible un monde dans lequel tous les hommes peuvent vivre ensemble en agissant de façon commune et identique. C’est cela qu’il appelle la loi morale.
Contre cette position, il faudrait tenir que l’art d’être homme est d’inventer, d’innover au cas par cas, d’expérimenter à chaque instant une nouvelle façon de se sortir des situations, comme si nulle part n’existait un modèle de juste attitude à suivre en telle situation, comme si chacun de nous avait à inventer de nouvelles façons d’être qui correspondraient toujours à un nouvel état du monde, à un nouveau présent.

La question qui se pose dans cette première partie est donc : « le fait d’être humain consiste-t-il à adopter en toute occasion un comportement « normé », « universel », ou bien de « créer » de toute pièce « son action », de faire de toute initiative une œuvre d’art, une prise de risque à l’intérieur de laquelle ce qui se joue est notre style propre, une façon infiniment unique et singulière d’agir et d’être ? Agir humainement, moralement, est-ce se conformer à la loi ou expérimenter de toutes nouvelles façons de se comporter, de la même façon qu’un juge fait acte de jurisprudence en inventant son jugement quand le cas à trancher n’a pas été prévu par le code pénal ? (Ici le terme expérience s’oppose à celui de modèle, de norme)
2 – Une autre raison qui peut justifier que nous envisagions la possibilité d’une humanité expérimentale se situe à l’échelle de l’histoire. Ce qui caractérise une expérience, comme nous l’avons vu, c’est à la fois la nature imprédictible du résultat et le fait qu’elle consiste dans un « essai ». Or nous pouvons appréhender notre histoire  de deux façons opposées : soit nous y relevons, au-delà de la première impression qui ne peut manquer d’être celle d’un désordre, d’un chaos d’actions contradictoires et chaotiques, une direction, un dessein qui souterrainement suit son cours, soit, au contraire, nous n’y voyons qu’une suite incessante de tentatives par le biais desquelles être humain, pour l’humanité, ne cesse de s’essayer au fil des expériences politiques (monarchie, démocratie, oligarchie, etc), économiques (féodales, capitalistes, communistes).

C’est peut-être sur ce point que l’image du « pilote dans l’avion » a le mérite d’être claire. Nous pouvons soupçonner qu’aussi désordonnée que puisse apparaître notre histoire, quelque chose comme une orientation, un projet finit par rassembler les actions des hommes, avec ou sans leur concours. Cela signifie que nous croyons tout de même à un « pilote », qui ne suppose pas nécessairement la supervision d’un Dieu (Kant parle de la nature, Hegel de « la Raison »). Il y a toujours le fil d’un sens qui joue des raisons individuelles et égoïstes de nos actions (intérêts) de telle sorte qu’elles finissent tout de même par aboutir dans un cours raisonné à l’échelle de l’humanité dans son ensemble. Le cours de l’histoire n’est donc pas hasardeux, il suit un « sens » global.

Mais nous pouvons également considérer que dans l’histoire, les hommes agissent et « c’est tout ». Ils font des essais, ils expérimentent des schémas sociétaux, économiques, politiques et rien ne dépasse ou n’intègre ses tentatives dans l’unité d’un sens qui serait celui d’un sens global de l’histoire. Dans ce cas, on ne croit plus au pilote dans l’avion. L’histoire n’est que le cadre de toutes les expérimentations humaines, c’est-à-dire le laboratoire dans lequel les hommes expérimentent les différents modes de vie collective concevables, avec tout ce que cela implique de « ratés ». 


De nombreux philosophes font remarquer qu’aujourd’hui, après un 20e siècle qui a vu les désastres du nazisme, du communisme en URSS, en Chine et au Cambodge, les bombes atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, il est pour le moins difficile de croire à un sens de l’histoire. Quel sens peut-on donner aux camps de concentration ? Il est néanmoins possible de répondre à cette affirmation que l’idée d’un sens, indépendamment de la question de savoir si elle correspond ou non à une réalité, n’est jamais plus « nécessaire » que lorsque justement elle semble à la fois non pertinente et impertinente. C’est d’ailleurs la signification profonde de la question du sujet : peut-être l’histoire n’est-elle que le théâtre chaotique où se déchaînent des expérimentations contradictoires et meurtrières, mais nous avons « besoin de croire » que ce n’est pas le cas et cette croyance peut légitimement prétendre à un certain degré de légitimité si elle nous donne la force de vivre encore malgré les apparences, justement parce qu’on ne croit vraiment que contre les apparences.


La question qui se pose dans cette seconde partie est donc : « Peut-on affirmer que l’histoire des hommes suit un projet, un sens qui permet à l’humanité de s’accomplir sans cesse davantage au fil des époques, de progresser vers un « Idéal Humain » ou bien ne voyons-nous s’effectuer dans l’histoire que des tentatives d’humanité dont il faut bien reconnaître qu’elles sont expérimentales ? » (Ici, le terme expérience s’oppose à celui de « sens, de projet »)



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