Ce que la
recherche de la vérité requiert au premier chef, c’est de
« l’humilité », et encore convient-il de considérer cette qualité
moins comme une preuve de moralité, une vertu que comme une nécessité, une
force, une « virtu », dans le sens que Machiavel utilise en revenant
à son origine latine : habileté, puissance. Il convient d’avoir l’humilité
de ne jamais prétendre « détenir » la vérité comme un bien que l’on
aurait gagné. Le martyr ne situe jamais sa « pseudo démonstration »
sur le terrain de la réfutation. Est-ce qu’une proposition est vraie parce
qu’elle résiste à toutes les objections, étant entendu que celles-ci sont
examinées, testées, ou bien parce que celui qui l’a conçu, en se tuant pour
elle, fait suffisamment impression sur les autres pour les persuader de la
véracité de sa thèse ? Nous mesurons bien ici la différence radicale de
« terrain » : la raison et la science pour le premier,
l’affectif et le pathétique pour le second. Toute vérité est universelle,
objective, générale. Il est impossible de juger qu’une proposition est vraie si
elle s’applique ici et non là. Il est donc nécessaire qu’elle soit
« objective ». C’est sur ce point fondamental que s’oppose la
démarche rationnelle de recherche du vrai et la « logique » du
martyr. Aucune thèse ne pourrait être considérée comme vraie si elle demeurait
confinée dans la subjectivité de son concepteur. La question est
donc : « comment sortir de sa subjectivité ? »
Il est
possible de répondre : « en ne se situant jamais dans cette
logique du sujet, de la personne, de l’auteur », et nous retrouvons la
forme même du travail scientifique (ce n’est pas en tant qu’il est Galilée que
Galilée a formulé la thèse juste de l’héliocentrisme, mais c’est parce que de
fait, la terre tourne autour du soleil que cette vérité a fini par être
formulée, et « il se trouve » qu’elle l’est par Galilée. Ce que l’on
attend d’un savant, c’est qu’il efface son ego devant ce qui est). Mais on peut
aussi adhérer à une solution plus radicale : on sort de sa subjectivité en
y mettant physiquement fin, comme si la mort volontaire assurait le passage de
l’hypothèse à la vérité. Savonarole, frère dominicain et prédicateur, est
revenu quelques heures avant son exécution sur l’aveu, arraché sous la torture,
selon lequel il n’était pas inspiré par Dieu. Il a choisi de mourir en martyr
parce qu’il n’a jamais situé l’esprit de ses prédications et de ses réformes
ailleurs que dans la foi et la morale. Les thèses défendues peuvent y gagner en
fermeté mais seulement sur le terrain de la sensibilité des spectateurs du
supplice. Ce point est fondamental : de quoi la mort du martyr est-elle le
signe ? De ce passage par le biais duquel une opinion personnelle se voit
élevée au statut de vérité objective, ou bien de cet enfermement sur soi du
défenseur qui n’a pas d’autre recours que de situer dans la dimension du
spectaculaire ce qu’il est incapable de prouver par des arguments ?
Que
« peut » une mort volontaire ? De quelle vérité peut-elle
s’avérer porteuse ? Est-ce bien au franchissement de ce passage qui sépare
le subjectif de l’objectif que donne lieu le sacrifice ?
Dans son
livre « le temps et l’autre », le philosophe Emmanuel Lévinas évoque
la mort comme la marque même de l’impuissance du sujet :
« Ce qui est important à l’approche de la mort, c’est qu’à un
certain moment nous ne pouvons plus
pouvoir ; c’est en cela justement que le sujet perd sa maîtrise même
de sujet.
Cette fin de maîtrise indique que nous avons assumé l’exister de
telle manière qu’il peut nous arriver un événement que nous n’assumons plus,
pas même de la façon dont, toujours submergé par le monde empirique, nous
l’assumons par la vision. Un événement nous arrive sans que nous ayons
absolument rien « a priori »,
sans que nous puissions avoir le moindre projet, comme cela se dit aujourd’hui.
La mort, c’est l’impossibilité d’avoir
un projet. Cette approche de la mort indique que nous sommes en relation
avec quelque chose portant l’altérité, non pas comme une détermination
provisoire, que nous pouvons assimiler par la jouissance, mais quelque chose
dont l’existence même est faite d’altérité. Ma solitude ainsi n’est pas
confirmée par la mort, mais brisée par la mort. »
Mourir est « inassumable » parce que
cette existence même au cours de laquelle nous avons assumé, nos décisions, nos
choix, nos pensées volontaires s’est toujours déroulée dans la lumière de cette
conscience d’un événement « Autre », au regard duquel ce n’est plus
en tant que vouloir, pouvoir que j’existe mais plutôt comme faillible,
vulnérable, impuissant. L’événement de ma mort c’est ce dont je sais que ça
arrivera et en même temps ce que je ne peux absolument pas englober dans une pensée,
dans une représentation « mienne ». Ma mort, c’est ce que je ne peux
ni concevoir, ni imaginer, ni « être ». Elle est la marque de ce que
Emmanuel Lévinas appelle dans un autre livre « autrement qu’être ». Ce
n’est même pas que l’on ne puisse rien faire de sa mort, c’est surtout que
mourir, être mortel, revient à pressentir en soi l’efficience d’une dimension
au sein de laquelle ce n’est plus de faire, d’agir, de pouvoir dont il est
question, et c’est cette même dimension qui s’élève lorsque, devant le visage
de l’autre, j’éprouve l’évidence d’un non pouvoir absolu. Le visage de l’autre
se situe au-delà de ma puissance de sujet. Je peux le tuer, l’agresser,
l’humilier mais je percevrai bien en le faisant que j’outrepasse une limite, je
dépasse « les bornes », au sens propre, je porte atteinte à une
valeur qui me dépasse, à une transcendance.
Par conséquent à la
question : « Que peut ma mort ? », Emmanuel Lévinas
répond : « rien » mais sa réponse va plus loin que ça. La mort
est cet événement dont la proximité (proximité toujours efficiente) éveille le
sujet à une dimension au regard de laquelle il n’est plus un sujet,
c’est-à-dire plus un être capable de dire « Je » et de faire advenir
des actions voulues, planifiées, décidées : « La mort, c’est
l’impossibilité d’avoir un projet. » La mort, c’est l’événement qui met
fin à l’idée selon laquelle j’aurai un impact sur le monde ou sur les autres.
Il y a donc dans le martyr, à la lumière de ce
qu’affirme Emmanuel Lévinas, un vice de procédure radical et profond. Il
traduit le désir obsessionnel de « pouvoir pouvoir » « même
là », dans la mort et devant elle. Ce que le meurtrier nie, face au visage
de l’autre homme, à savoir son altérité, c’est exactement ce que le martyr nie
de la mort, soit l’altérité même, la sensibilité à ce qui n’est pas nous, à ce
qui nous dépasse, à l’infini. Et c’est bien en ce sens que le martyre désigne
une attitude de renfermement sur soi qui est non seulement indéfendable d’un
point de vue éthique mais surtout qui nie de façon tellement absurde
l’existence même de la dimension éthique qu’il en devient profondément
malhonnête.
Dans le film d’Alan Parker, « la vie de
David Gale », un homme décide de faire de sa mort un argument à charge
contre l’application de la peine de mort dans l’état du Texas. Lors d’un débat,
il se voit dans l’incapacité de citer au gouverneur un seul innocent exécuté.
Il décide d’être cet innocent. L’action de ce film nous décrit donc le martyr
d’un homme s’efforçant de pouvoir par sa mort ce qu’il ne parvient pas à faire
dans sa vie : convaincre. Mais il convient de relativiser la portée de cet
exemple en réalisant à quel point cette aptitude d’un homme à pouvoir, mort, ce
qu’il n’a pu prouver de son vivant repose sur une situation « viciée »,
intenable d’un point de vue existentiel et éthique, soit la peine de mort.
Ce que fait David Gale n’entre pas du tout en
contradiction avec les thèses défendues par Emmanuel Lévinas : si l’on
« peut pouvoir » par sa mort dans une société qui applique la peine
de mort, c’est exactement parce que cette société s’exclue absurdement,
tragiquement et irréfutablement de cette évidence existentielle exposée par
Emmanuel Lévinas. Personne ne peut se donner des droits sur qui ce soit d’autre
parce que justement il est « autre » et que cette altérité s’impose à
moi par son visage. Que la législation d’un Etat se donne absurdement ce droit
en condamnant à mort un autre être humain, c’est une absurdité que l’on ne peut
combattre qu’en l’illustrant, un peu sur le modèle de ce que les mathématiciens
appelle le raisonnement par l’absurde : « on suit le
raisonnement d’une thèse dont on veut prouver l’erreur en démontrant qu’elle
aboutit à une impasse ».
La motivation insensée de David
Gale : « c’est en tant qu’innocent que je veux être
exécuté » ne peut se concevoir que sur le fond d’une législation gauchie
qui, au sens propre, se donne le droit de faire de la mort d’un homme
l’affirmation d’un pouvoir, voire d’un devoir, d'une "justice". Si David Gale est un martyr,
c’est parce qu’agit inconsciemment au sein de toute société appliquant la peine
capitale, la même fausse logique que celle du martyr. Là où le martyr veut
« intimider », la peine de mort prétend « dissuader », mais
c’est au même pathétique que nous avons affaire dans l’un et l’autre cas.
Finalement
le mécanisme qui est à l’œuvre dans le martyre est celui-là même d’un délire
narcissique, c’est-à-dire d’une personne qui ne parvient pas à sortir
d’elle-même, à accepter la réalité sans la falsifier dans un sens qui accrédite
ses préjugés. Que le spectacle de notre sacrifice puisse « pouvoir »
quelque chose n’est pas seulement quelque chose qui contredit les évidences
d’une éthique de la vie, mais c’est plus encore ce qui nie la notion même
d’éthique. Le martyr est fondamentalement totalitaire. Il ne dialogue pas, il
ne fait pas droit à cette confrontation avec « le non-moi », à cet
effacement devant l’altérité, que ce soit celle de l’autre homme, du monde ou
d’une manifestation supérieure du « sacré ».
Mais dans l’esprit de Nietzsche, le vice
de procédure du martyr va encore bien au-delà des travers que nous venons
d’évoquer. Ce qui s’y exprime, comme dans tout le christianisme selon lui,
c’est la mortification de notre puissance d’affirmation de la vie. Cette
religion se caractérise par l’inversion totale des valeurs : c’est la
faiblesse qui est devenue la force et la force qui est devenue faiblesse,
culpabilité, honte. Ce qu’il y a d’absurde dans le sacrifice, c’est tout
simplement le fait que l’on y renonce à fonder une idée sur ce qui lui donne
authentiquement sa pertinence, à savoir sa puissance, son efficience, son
amplitude vitale. Le martyr est un « non » à l’instant présent et
rien, pour Nietzsche, ne saurait se concevoir de plus juste, de plus
nécessaire, ni de plus authentique et vrai que le
« oui » :
« Admettons que nous disions oui à un
seul et unique moment, nous aurons ainsi dit oui, non seulement à nous-mêmes,
mais à toute existence. Car rien n'est isolé, ni en nous-mêmes, ni dans les
choses. Et si, même une seule fois, le bonheur a fait vibrer et résonner notre
âme, toutes les éternités étaient nécessaires pour créer les conditions de ce
seul événement et toute éternité a été approuvée , rachetée, justifiée,
affirmée dans cet instant unique où nous avons dit oui. » - Nietzsche,
«fragments posthumes».
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