Simone
Weil – « La pesanteur et la grâce »
Dans toute
entreprise, le Directeur des « ressources humaines » fait
son « job », lequel consiste, comme son nom l’indique, à diriger
des humains en tant que « ressources ». Cela signifie que si un
événement susceptible de porter atteinte à la qualité du travail fourni, à son
rendement ou à l’intensité de l’engagement des employés se produit, c’est la
fonction même du « DRH » d’analyser la cause du problème et de faire
son possible pour l’éliminer. Dans le film « La loi du marché » de
Stéphane Brizé, Madame Anselmi, après avoir été licenciée pour avoir récupéré
des coupons de réduction abandonnés par les clients à la caisse de la grande
surface dans laquelle elle travaillait, se donne la mort sur son lieu de
travail. C’est le type même d’occasions porteuses de graves dysfonctionnements
dans le personnel de l’entreprise. Ce suicide et le sens évident que la victime
a souhaité lui donner en passant à l’acte dans les locaux même de son employeur
sont des facteurs de déséquilibre grave dans l’esprit des salariés (a fortiori
quand la personne travaillait depuis plus de 20 ans au magasin).
Il convient vraiment
de saisir au gré des mouvements de cette caméra mobile filmant les personnages
de cette scène dans laquelle le DRH du groupe va « faire son
travail », la violence symbolique de ce à quoi nous assistons
vraiment : ni plus ni moins que « l’acte de bâillonner la bouche de
la morte », la réduire au silence. Le « patron » du grand
magasin et les deux vigiles, Jean-Elie et Thierry sont peut-être un peu plus concernés
puisque ils ont joué un rôle dans la détection et dans la mise en accusation de
la faute professionnelle de Madame Anselmi. « Personne ici ne doit se
sentir responsable de ce qui s’est passé. » Quelle est exactement la
valeur d’un tel énoncé ? Ne pourrions-nous pas la qualifier de « performative »
au sens que John Austin a donné à toutes ces formulations dans lesquelles nous
ne faisons pas que dire quelque chose mais nous exécutons un acte comme
promettre, jurer, maudire, etc. Dans l’assemblée, des personnes peuvent se
sentir responsables, principalement le directeur dont les mots ont été
particulièrement durs à l’égard de son employé (« vous n’avez plus ma
confiance…Vous l’aviez mais c’est fini ! »), mais, selon le DRH,
elles ne le « doivent » pas, au regard de quel impératif ? Celui
qui donne au film son titre : « la loi du marché ».
Il y a bel et bien en
nous une faculté de « mettre à part » qui permet tous les crimes, qui
nous permet de dormir à peu prés tranquille, quand quelque chose en nous active
la machine du soupçon et de la culpabilité, mais il y a aussi cette parole
« juste » du DRH, juste en un sens très précis qu’il convient au plus
haut point de préciser : juste au sens de « qui tombe à pic »,
c’est-à-dire qui résonne en parfait écho avec cette aptitude à mettre à part
dont nous parle Simone Weil, mais cette justesse là n’a rien à voir avec la
justice, et, ici encore, il importe d’être extrêmement précis dans le choix de
nos termes : pas la justice légale (droit positif), puisque, en toute
rigueur, le directeur et les deux vigiles n’ont rien fait que leur devoir
professionnel, appliquant à la lettre les consignes d’une entreprise validées
par un code du travail ayant bel et bien valeur de législation (Madame Anselmi
a violé un Interdit) .
Par contre, la justesse de la parole du DRH porte
très violemment atteinte à l’intégrité morale de celui ou celle qui l’émet et
qui l’accepte, qui lui fait droit. Il y a l’horizontalité des rapports sociaux
ou professionnels dans lesquels interviennent des dynamiques de groupe, des
impératifs de rentabilité, des projections d’image et des effets de réputation,
d’autorité, de prestige, pour reprendre le terme de Simone Weil (c’est le lieu
de circulation de la loi du marché et du droit positif) et puis il y a la
verticalité de l’être humain qui, debout et seul, se pose la question de savoir
s’il se retrouve dans ce qu’il fait, s’il peut en répondre, non pas devant son
chef, ni même devant les autres (justice pénale) mais devant « Soi »,
c’est-à-dire pas forcément soi-même mais le Soi, un « Tiers » qui,
pour un croyant, pourrait se faire appeler Dieu ou pour un athée « la
vie » ou « l’Etre » (Droit Naturel). L’essentiel ici est de
savoir dans l’écho de quelle résonnance authentique nos actes se font
réellement entendre. Où s’impriment-ils ? S’impriment-ils seulement
quelque part ?
C’est à cet instant
qu’il convient de revenir sur l’utilisation de la notion linguistique de
« performativité » utilisée pour qualifier le discours du DRH. Oui :
les paroles du directeur s’inscrivent bien quelque part, mais exactement sur ce
qu’il y a de pire en nous. Ce sont des mots de passe, des formules baptismales
qui font de nous des initiés, des membres à part entière de la confrérie des
« hommes légers » susceptibles de tout faire, de tout voir, de tout
entendre, de tout entériner, précisément parce qu’en réalité rien jamais ne les
engage (un peu comme le jeune cadre souffrant d’une telle addiction à son
téléphone portable qu’il est joignable partout et tout le temps mais concerné
nulle part et jamais). Le DRH est un Jésus Christ à l’envers qui accorde à tous
les membres de l’assemblée non pas le pardon mais l’amnésie de tous « nos péchés ».
Tout film réside dans son montage et ici le passage de la réunion du Directeur
des ressources humaines à celui de l’enterrement à l’Eglise de Madame Anselmi
nous fait immédiatement, « plastiquement » comprendre que ça
fonctionne parfaitement pour le « patron », mais pas du tout pour
Thierry. La performativité du discours du DRH n’est valide qu’à l’intérieur de
tout ce qui est régi par la loi du marché. « Ainsi soit-il » :
que ta responsabilité pourtant aveuglante se dissolve dans la providentielle
séparation du Public et du Privé.
« Elle seule
connaît les raisons de son geste » : qu’il en soit ainsi. Etre
licenciée, humiliée, rabaissée, se tuer, être enterrée : ce sont des
faits, des évènements « ponctuels » qui se produisent, de loin en
loin, comme des éléments épars, distincts, isolés. Aucun rapport, aucun lien.
Il y a la cérémonie qui rappelle en cet instant le souvenir de Madame Anselmi
et, du même coup, nous permet de marquer cet hommage dans une célébration
ponctuelle, donc dépassable, déjà close. Le tapis peut continuer à faire rouler
vers la caisse le flot des marchandises et des bénéfices.
Qu’est-ce que
l’humain ? C’est l’intelligence, l’inter-ligere, la faculté de résistance
à l’absolution fonctionnaliste du DRH, à l’incommensurable violence de son discours, à l’indignité de la culture
d’entreprise face à la culture tout court, et plus que tout, au découpage de la
réalité sur la base duquel il fait histoire, il recompose une histoire,
exactement comme un révisionniste nous décrit une histoire de la seconde guerre
sans camps de la mort. L’humain, c’est la droiture silencieuse de Thierry, son
regard furtif, honteux vers la deuxième caissière prise en flagrant délit, sa
moue lorsque elle lui demande si l’information d’un manquement aussi bénin
remontera à la direction, et évidemment sa sortie du magasin aussi rapide dans
sa gestuelle que lente dans son cheminement. L’humain c’est un « moment de
grâce », ténu dans sa texture visible et paradoxalement détonnant,
exceptionnel dans l’efficience pudique d’un acte "intègre", c'est-à-dire "rentré", "total, irrésistible et dense " mais tout cela dans sa retenue. Il ne s’agit pas, par de tels instants de grâce, de
savoir qui l’on est, mais de sentir que l’on est, de contrebalancer la contingence de notre existence par notre insistance à être, à agir, à ne rien retrancher de ce qu’on a fait cette fois là parce qu’on l’a
fait pour « toutes les fois », éternel retour de la parfaite attitude, de l'exhaustive discrétion.
C’est bien un
« happy end » dépassant, sur ce point, tout ce que les blockbusters
hollywoodiens pourront jamais produire dans la surenchère émotive car Thierry
ne nous pas donné à voir le spectacle édifiant d’une action exemplaire. Il étend plutôt jusqu'à nous l'onde de choc quasi invisible à l’œil nu d'une attitude intègre, simplement mais pleinement "droite". Le personnage joué par Vincent Lindon ne se désunit pas, comme un météorite qui ne se désintégrerait pas en entrant dans les lois d'une autre atmosphère, d'une autre gravité, celle d'une légèreté en l'occurrence: la loi du marché. Mettre à part, c’est un
métier, c’est un beau costume, c’est une certaine façon de se gratter l’oreille
quand on dit que l’on va aller droit au but (body language), c’est le
B-A-BA des mille et une manières de ne
jamais être vraiment là mais toujours fuyant, faux, léger, protocolaire et
réglementaire, amnésique et stupide quand des actes trop signifiants amènent
une lumière crue sur l’infamie des
pratiques imposées par l'exigence de rentabilité. C’est aussi, comme nous
le dit Simone Weil, une clé, qu’il faut avoir, et dont on doit maintenir
l’utilisation par l’exercice quotidien de la lâcheté, de l’oubli, de bâillons
apposés sur la bouche des morts trop parlantes. Si Thierry jette la clé, c’est,
au contraire, qu’il a bien éprouvé qu’il n’y a rien à « maintenir ».
L’humain pointé par la caméra de Stéphane Brizé, c’est presque rien, juste un
effet de pesanteur, mais aussi l’effet de pesanteur « juste », la
simple attention que l’on porte à des gestes dont on ne souhaite plus qu’ils se
fassent sans nous, comme une femme accouchant qui souhaiterait « vivre »
la naissance de son enfant, plutôt que d'y assister sous péridurale.
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