Steve ferme la bouche de
Diane, sa mère, et plaque ses lèvres sur le revers de sa propre main de telle
sorte qu’il n’est rien à l’exception notable de ce « bâillon »
qui empêche le fils d’embrasser sa mère comme le font des amants. On
pourrait faire remarquer que « tout est dit » dans cette image, et
non seulement par rapport au film dont elle est comme la synthèse illustrée
mais aussi par rapport au sujet : « ne sommes nous liés que par
de l’Interdit ? ». Mais si nous affirmions cela, nous passerions à
côté de l’essentiel à savoir que justement ce n’est pas « dit » mais
montré, filmé. L‘effet de sidération de
cette image ne vient pas seulement de la justesse de son adéquation au scénario
d’un film, à la problématique d’une dissertation de philosophie. Elle ne vaut
pas parce que l’on peut mettre des mots dessus ou derrière mais parce qu’elle
court-circuite le langage, c’est-à-dire la fonction de classification. Utiliser
les mots, c’est faire des genres, insinuer un jeu de distinctions toujours plus
subtiles entre les « types » de personnes, les « types » de
rapports, les « types » d’amours. Le mot d’ordre de tous les usagers
du langage, c’est « ça n’a rien à voir », il faut traquer les fausses
assimilations, les facilités.
Mais en même temps, cette
extrême finesse dans l’art de différencier les choses, les sentiments, les
expériences ne s’accomplit qu’en mettant en œuvre un travail de
généralisation : il faut bien que le mot « amour » existe dans
l’efficience de sa trompeuse globalisation pour que l’on puisse œuvrer, à
partir d’elle à préciser. Parler, c’est caricaturer, parler mieux, c’est
caricaturer moins, mais il restera toujours de la généralisation.
Steve ne parle pas, il empêche même sa mère de jouer
son rôle de mère en lui imposant le silence alors qu’elle était en train de lui
reprocher son attitude. « Je ne t’aime pas comme ça » lui
suggère-t-il en l’embrassant de cette façon : ni comme une mère, ni comme
mon amoureuse. La main maintient le tabou incestueux mère/fils, et c’est ça qu’il l’embrasse. Il n’étreint
pas sa mère contre le tabou de l’inceste ni pour, mais « dedans » et
toute la justesse de ce « baiser contrarié » vient de ceci qu’il
n’est pas pour autant « retenu ». De nombreux psychanalystes
affirmeraient sans aucun doute que le fils et la mère n’ont pas « trouvé
leur marque », mais nous croisons sur ce point la question même du
sujet : Diane et Steve sont reliés par un interdit avec lequel ils « jouent ».
Ce n’est pas une affaire « classée », dans tous les sens du terme (la
fonction classificatrice des différents types d’amour est ici inopérante, du
moins elle est privée de toute puissance à établir définitivement des lignes).
Ce qu’ils révèlent, c’est, à la fois, la puissance et la limite du tabou. Nous
ne pouvons pas être l’objet d’un processus de socialisation sans que l’idée
même de l’inceste ne provoque en nous un sentiment de répulsion, sentiment
fondateur de la notion même de « famille », mais en même temps, nous
ne cessons de pressentir avec un peu d’effroi l’efficience d’une confusion
trouble des émois sur le fond de laquelle les distinctions du langage
s’exercent certes avec justesse mais jusqu’à
un certain point seulement.
C’est très exactement cette
ligne d’érosion du langage, cette fêlure dans l’autoritarisme générique des
mots que cette image pointe. Tout ceci
ne tient qu’à la fine épaisseur de la paume de Steve. Dans le film, Diane
évoquant son fils ne cesse de parler de « son homme ». L’adolescent
n’est pas en reste explorant toujours dans son approche de Diane, les limites
ténues entre la tendresse et la sexualité. Finalement, nous retrouvons une
perspective déjà croisée dans notre réflexion préalable : le tabou ne
défend jamais que ce qu'il rend, par là même, "possible" (c'est-à-dire ni impossible, ni réel) en projetant ce qu'il interdit dans une dimension fantasmatique qui constituera le milieu privilégié
de la relation, la texture même du lien. S’il n’existe aucun rapport humain susceptible de se déprendre
de la référence au Tabou, alors toutes les relations humaines sont nécessairement de l'ordre du fantasme, et c'est peut-être là le fond du problème posé par le sujet:"Ne sommes-nous liés que par de l'interdit?", à savoir: "sommes-nous liés par autre chose que du fantasme? Existe-t-il des relations humaines qui, échappant à l'Interdit, seraient tissées dans une autre étoffe que celle de l'imaginaire, c'est-à-dire dans celle de la réalité ? "
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire