Si nous prêtons attention
à cette définition de l’homme religieux selon Roger Caillois, nous percevons
bien le rôle-clé assuré par la notion de délimitation dans toute pratique
religieuse (précisons qu’il n’est question ici que des religions
monothéistes): « l’homme religieux est avant tout celui pour lequel existent
deux milieux complémentaires : l’un où l’on peut agir sans angoisse ni
tremblement, mais où son action n’engage que sa personne superficielle (le
profane), l’autre où un sentiment de dépendance intime retient, contient,
dirige chacun de ses élans et où il se voit compromis sans réserve (le
sacré). » Etre religieux, c’est
d’abord considérer et appliquer à son attitude ce principe en vertu duquel tout,
dans la vie, ne se vaut pas.
Nous retrouvons bien sur ce point la référence
initiale au péché originel. L’Eternel fixe des limites : « tu peux
manger le fruit de l’arbre de vie mais pas celui de la connaissance du bien et
du mal », mais surtout, il « teste » sa créature, il lui impose
un Interdit qui ne rend pas impossible sa transgression, voire qui la suscite,
qui l’investit d’une aura tentatrice. Au-delà de tout ce que l’on peut écrire
et concevoir sur cet épisode de la Genèse, ce qui s’y effectue fondamentalement,
c’est d’abord une toute nouvelle mise en perspective de notre rapport à
l’action : la chose interdite n’est ni approuvée, ni empêchée. Elle est
désignée comme ne devant pas être réalisée. C’est comme si sous l’effet d’une
autorité toute puissante, un acte physiquement accessible se trouvait
idéalement situé hors de notre atteinte.
Mais comment pourrions-nous caractériser un
acte dont la réalisation est physiquement possible et idéalement impossible ?
La réponse est assez simple : fantasmatique. C’est d’un seul et même
mouvement que Dieu dans la Genèse creuse dans ce « plein » de toutes
les interactions humaines l’interstice d’un « devoir être » et la
texture fantasmatique d’un désir de la violation, voire du désir tout court.
La Genèse est un récit mythologique. Il s’agit
donc pour lui de rendre compte de « ce qui est » en lui assignant une
origine, une valeur et un sens surnaturels, religieux, irrationnels, originels
et « ce qui est », c’est notre mortalité, notre travail, notre
souffrance, notre finitude, tout ce qui, dans la Genèse, sera la conséquence de
la transgression d’Adam et Eve. Nous ne sommes ce que nous sommes que pour
n’avoir pas été à la hauteur de ce que nous aurions pu être : immortels,
heureux, progéniture insouciante et soumise au Créateur. L’humanité se voit
ainsi originellement marquée par un « manque à être » fondamental et
finalement « fondateur ». Ce que l’interdit rend possible, c’est la
notion de déficit, de perte, de chute, de « moindre-être ».
Après tout, il n’est pas absurde d’envisager la
possibilité que nous nous acceptions tels que nous sommes pour ce que nous
sommes mais avec l’interdit et la transgression d’Adam et Eve, l’être humain
vit sa mortalité comme une insuffisance. Ils sont « maudits », du mauvais
côté du dire, lequel est né de l’interdit de l’Eternel. Cet épisode dit
« dans » la religion quelque chose « de » la religion,
comme instauration et organisation d’un lien entre fidèles, comme instance
régulatrice d’une population. L’interdit, c’est l’installation d’un espace
propre au « Dire », la construction d’un certain rapport entre les
hommes et leurs actes tenant à la fois de l’abstention généralisée ouvrant par
là même la dimension du fantasme collectif (tout une communauté se voit
orientée, animée du désir de cet interdit) au sein duquel quelque chose d’une
obéissance s‘éprouve inlassablement testée et , de ce fait, susceptible de
valoir en tant que critère pour faire la part entre les bons fidèles et les
« mécréants » (étymologiquement : « les méchants »).
Par la religion, nous sommes ainsi continument liés, déliés, reliés, comme si
de notre intégration ou de notre exclusion à ses dogmes dépendait la sentence
de notre jugement par nos pairs, étant entendu qu’il irait de soi que nous ne
pouvons pas ne pas être jugés par eux.
Nous mesurons tout ce que les rapports humains
doivent dans leur origine et leur développement
à cet espace d’abstention et de fantasme créé par l’Interdit, mais la
question reste posée de savoir dans quelle mesure la foi, cet acte de pleine
adhésion à la croyance en un être supérieur, transcendant, pourrait se concevoir
indépendamment de l’interdit. Pouvons nous dire de l’Eternel qu’il est d’abord
cette pleine et première positivité dont l’interdit est la manifestation, ou,
au contraire, de l’interdit qu’il est l’acte humain fondateur dont Dieu serait la conséquence. De fait, il y a
cet espace d’abstention fantasmatique de l’Interdit mais il semble tout aussi
impossible que crucial d’établir clairement si Dieu en est l‘auteur ou l’objet,
de l’une à l’autre alternative, c’est bel et bien le fossé infranchissable de
la croyance à l’athéisme qui s’ouvre devant nous.
Il est néanmoins un point tout-à-fait essentiel
et qui demeure hors de toute remise en cause. Nous voyons dans les premières lignes
de la Genèse un Dieu faire émerger un Cosmos du Chaos et s’il n’accomplit pas
cette œuvre par de l’interdiction, il la réalise par un travail de
délimitation : la lumière, ce n’est pas l’obscurité, la terre, ce n’est
pas l’eau, les cieux ne sont pas les ténèbres, etc. Dieu n’est le créateur de
l’univers qu’en tant qu’il produit des « interlignes », des distances
et des dissociations. Il fait des différences parce qu’il est armé de cette
arme puissante dont l’Evangile selon Jean nous dit qu’il était « au
début » : à savoir le verbe, c’est-à-dire le langage.
Ce n’est pas de
l’interdit au sens usuel du terme, mais c’est bien l’acte de dire ici qui crée
l’ « inter », l’entre-deux entre des éléments qui, à partir de
cet acte originel de la diction, de la séparation, ne sont plus confondus.
Croire à ce Dieu comme entité première et positive, c’est éprouver au plus
profond de soi la puissance de notre adhésion à cet ouvrage de distinction
grâce auquel la nuit n’est pas le jour. Peut-être ne sommes-nous liés, dans l’acte
positif et premier de notre foi en un créateur, que par cette puissance de l’entre-deux,
de cette inter-diction imposant entre les éléments de la nature l’œuvre de
discrimination du langage.
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