Dans certains lycées existe la procédure dite
d’exclusion-inclusion qui, prononcée à l’encontre d’un élève s’étant rendu
coupable d’un comportement agressif ou dérangeant à l’égard de l’un de ses
camarades, d’un enseignant ou d’un CPE, impose à ce lycéen de venir dans
l’enceinte de l’établissement (d’où le terme d’inclusion) mais sans intégrer
les cours (d’où exclusion). Il est possible d’envisager le voisinage de ces
deux termes contradictoires dans une autre optique, dans une perspective à la
fois plus philosophique et plus large par l’amplitude de la dynamique sociale,
voire socialisante qu’elle est susceptible de recouvrir.
En effet, utiliser la notion de dynamique
exclusive/inclusive : n’est-ce pas tout simplement pointer du doigt cette
thèse selon laquelle aucune société ne peut se constituer, affermir le lien qui
relie tous ses membres sans se fonder initialement sur de l’exclusion, de la
stigmatisation ? C’est finalement l’idée évoquée par Durkheim dans son
livre sur « la division du travail » : « La peine ne sert pas ou ne
sert que très secondairement à corriger le coupable ou à intimider ses
imitateurs possibles : à ce double point de vue, son efficacité est
justement douteuse, et en tout cas médiocre. Sa vraie fonction est de maintenir intacte la cohésion sociale en
maintenant toute sa vitalité à la conscience commune. »
En d’autres termes, Durkheim
soutient que le but véritable de la peine n’est pas de punir le délinquant,
encore moins de le réintégrer dans la « société des gens libres »,
mais de raffermir le lien qui unit les personnes situées du bon côté de la loi
en discriminant ceux qui sont « du mauvais. » C’est un peu comme une
règle de mathématique en vertu de laquelle il serait impossible de constituer
un ensemble autrement que sous l’efficace d’une propriété excluant un élément
de cet ensemble (ce qui fait que a, b, c
composent un groupe, c’est qu’ils se distinguent ensemble de d). Comment
pourrions-nous expliquer autrement cet aveuglement consternant de certains
dirigeants d’opinion qui ne cesse de promouvoir une politique carcérale de
répression contre une politique de prévention ? Comment un contrevenant
dont le délit manifeste, de quelque
biais qu’on le prenne, le refus d’une loi structurant le « vivre
ensemble » de la communauté pourrait-il réaliser le principe du vivre
ensemble qu’il a violé si la peine qu’on lui inflige consiste précisément à
l’en exclure ? Que peut-il apprendre d’autre avec les relations qu’il va
nouer pendant sa détention que les mille et une façon de ne pas s’inclure au groupe dont
il se voit exclu dans l’expérience même qu’il fait de la prison? Bien
comprendre la puissance de la citation de Durkheim, c’est saisir que cette rechute du délinquant, c’est très
exactement ce que « nous voulons », nous qui sommes du « bon
côté ». Nous n'espérons pas du tout qu’il revienne de son erreur, qu’il se
repente et s’amende par un comportement irréprochable mais, au contraire, qu’il
persiste, qu’il s’entête, voire qu’il se perfectionne et progresse dans sa
fonction de délinquant, qu’il soit encore mieux le négatif à partir duquel nous
pourrons nous identifier et définir la « positive attitude » du
citoyen modèle.
Nous
voyons plus clair dans l’extrême perversité du statut pénal de la notion de
récidive : ce que sanctionne réellement ce facteur d’aggravation de la peine
prononcée, ce n’est pas la plus grande responsabilité d’un crime réitéré, c’est
la progression tangible, repérable, mesurable d’un élément extérieur dont
l’évolution scélérate, l’exploration de l’interdit, l’enlisement dans le
« mal » nous donne a contrario de précieuses indications sur ce que
c’est que « respecter les lois ». La cause servie par le récidiviste
à son insu, c’est de donner du poids, de la chair à ce concept de « bon
citoyen » qui, ontologiquement, ne recouvre que du vide. Si des
délinquants manifestent, par leur obstination et leur enracinement dans le
crime, l’essence même du mal, c’est bien qu’il doit exister, de l’autre côté,
un être même du bien, celui que les lois ne font que laisser transparaître au
fil de leurs prescriptions.
On peut trouver
sur l’excellent site « journal d’un avocat » de "Maître Eolas", un cas
illustrant parfaitement cette procédure. Farid sort tout juste de prison, il
est surpris par la police en train de forcer la caisse d’un magasin de
vêtements d’occasion. Dans ses poches, on trouvera une paire de lunettes de
soleil à cinq euros. Au tribunal, Farid demande qu’on lui impose un travail
d’intérêt général parce que : « la prison, ça ne me réinsère pas. Ce
qu'il me faut c'est un truc où on m'oblige à travailler. »
Il
sera néanmoins condamné à une peine de six mois de prison ferme.
Pourquoi ?
Parce qu’étant déjà en récidive, il n’était plus possible de
lui fixer une peine de sursis, et il n’est même pas ici question de juge plus
ou moins sévère. C’est ainsi que le code pénal est fait. "Maître Eolas" insiste
sur le fait que le juge aurait peut-être pu trouver une autre solution mais
souligne également l’extrême ténuité de sa marge de manœuvre, le paradoxe étant
que cette peine qui nous semble disproportionnée par rapport au délit se révèle
plutôt clémente au regard de ce que rend possible la loi. Il peut sembler
difficile ici de ne pas donner au bandeau de la justice un autre sens que celui
de l’impartialité de ses jugements. Ce qui nous relie les uns aux autres, nous
qui nous situons du bon côté de cette ligne carcérale, pourrait être exactement
le second sens assignable à la cécité d’une telle justice, un peu comme les
trois hommes désignés au hasard par l’état major français pour être fusillés
dans le film de Stanley Kubrick « les sentiers de la gloire » :
il s’agit de stigmatiser, au sens
d’imposer des stigmates visibles, reconnaissables à des éléments dont nous
allons modéliser l’exclusion, la « travailler au corps », la
spécifier et l’entretenir pour galvaniser les troupes, dresser le portrait-type
d’un bon soldat « mort pour la France », donner chair à des idéaux
vagues, fluctuants, normatifs. Nous ne sommes en ce sens liés que par de
l’interdit, précisément parce que l’interdit est par sa nature même
fantasmatique (instaurer la distance du dit dans l’interstice qui nous sépare
de l’acte défendu) et qu’il convient par le châtiment (cf les premières pages de "Surveiller et punir" de Michel Foucault décrivant le supplice de Damien ), la prison, par la récidive de donner
ainsi de la substance, du fond, du contenu à ce fantasme.
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