A la page 223 de son livre
« l’image-temps » consacré au cinéma, le philosophe Giles Deleuze
écrit : « Le fait moderne, c’est que le lien de l’homme et du
monde se trouve rompu, nous ne croyons plus au monde, comme si c’était lui qui
se faisait « son cinéma »….Nous redonner croyance au monde, tel est
le pouvoir du cinéma moderne (quand il cesse d’être mauvais) ». Le monde
est trop criblé de fantasme, de représentation et de spéculaire pour que nous
puissions y adhérer. Il convient donc d’aller au bout du paradoxe et d’attendre
du cinéma qu’il nous réconcilie avec un monde réel plutôt qu’avec cette réalité
qui n’œuvre qu’à se faire d’elle-même un film. Que ce soit, au contraire, le
film qui retisse le lien de croyance qui nous unissait au monde. Pour cela, il
importe que le cinéma moderne filme avant tout des corps. « Croire, dit Deleuze, c’est simplement croire au corps, et, pour
cela, atteindre le corps avant les discours, avant les mots, avant que les
choses soient nommées. »
Quelque chose de cette
définition du cinéma moderne s’applique parfaitement à la façon de filmer de
Stéphane Brizé et particulièrement à « la loi du marché ». On peut,
en effet, évoquer philosophiquement la notion de « posture morale » à
moins que l’on filme au plus prés le corps d’un homme physiquement en proie à
cet incessant "défilement" du corps, à cette dérobade de la voix, à cette décomposition du visage qu’impose l’embarras
d’une conscience qui littéralement « ne sait plus où se mettre »,
c’est-à-dire dans quel type de corps, d’expression, d’inclinaison s’incarner.
Un cas de conscience, c’est
d’abord un corps qui lutte, qui encaisse, vacille et tente de retrouver son
équilibre afin de ne pas se désunir, et finalement il y a de grandes chances
que ce ne soit que cela, que la totalité visible, le déploiement filmique de
cela. Au fil des scènes de « la loi du marché », que voit-on
vraiment, exclusivement ? Le corps de Thierry pris dans les affres de
cette nouvelle façon de trouver un emploi qui consiste à avaler chaque jour
davantage sa petite ration d’humiliation empoisonnée comme si tout chômeur à la
recherche d’un emploi se devait de passer par cette mithridatisation de son
amour propre, par le ravalement de son estime de soi. L’entretien par Skype
illustre exactement ce pli du corps imposé par les nouvelles techniques
d’embauche. Le grand corps de Thierry se fait tout petit devant l’écran comme
pour ne pas dépasser du « cadre ». Il ne veut pas faire perdre de
temps à son éventuel futur employeur, lequel n’est pas dupe et le remercie
préalablement de s’être prêté à cette modalité d’échange, car précisément, les
deux corps ne se rencontrent pas, ne se partagent pas un espace commun,
équitable. L’employeur et le postulant "s’entrevoient" comme lorsque l’on dit
d’une personne que l’on a vaguement croisée que nous l’avons
« entrevue ». La loi du marché sur ce point c’est de mettre en pseudo
rapport une personne décisionnaire qui n’a pas le temps d’être vraiment là et
une autre dépendante de la première et qui, à l’inverse n'a que ça à
faire : être là pour être "entrevue", être rapidement évaluée, critiquée et finalement
avertie du peu de chances qu’elle a d’être choisie.
Pendant tout l’entretien,
le corps de Thierry est engoncé dans le champ de visibilité de la caméra de
l’ordinateur, crispé, agité. La voix est hésitante, ne parvenant pas à se
poser, à remplir des silences embarrassants, empreints d’un jugement
ouvertement défavorable. Mais est-ce bien un problème de position par rapport à
la caméra « jugeante » ? Non, puisque, plus tard, exerçant sa
profession de vigile, du côté « surveillant » de l’objectif puis
culpabilisateur de la mise en scène de l’accusation de Madame Anselmi, Thierry
ne sera pas beaucoup plus à l’aise.
Ce sont exactement les mots de Gilles Deleuze
qui prévalent non seulement dans la façon de filmer de Stéphane Brizé mais
aussi dans l’action filmée elle-même, dans ce monde de la grande distribution
qui croit si peu en lui-même qu’il se fait des films sur le thème de l’honnêteté
de ses caissières, de leurs tentations, de leurs moments d’égarement, et dans
tout cela le corps de Thierry souffre, ploie, encaisse, hante les travées du
magasin. La posture juste, pour
paraphraser la formule de Godard, c’est juste la posture, c’est « exactement »
la posture, le corps qui sait précisément ce qu’il fait quand il
« part », quand enfin, il circule dans les allées rapidement en
sachant où il va, c’est le talkie-walkie qui valse dans son casier, c’est la
veste de vigile reposée brutalement sur son cintre, et plus que tout c’est la vitesse de
tout cela, une vitesse gestuelle « assurée », pleine, assumée dans l’évidence
même de son irritation. L’emploi perdu,
c’est ici le corps retrouvé, et nous ne pouvons pas ne pas croire à ce
corps, lequel nous fait plus et mieux réaliser ce que signifie vraiment le
terme d’intégrité, avant d’être un concept moral.
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