Que signifie ici « mettre à
part « ? Tout
acte a ses causes et ses conséquences. Nous savons bien que rien jamais ne se
produit de soi-même, mais toujours dans le courant d’un enchaînement, comme la
chute d’un domino provoque la dégringolade de tous ceux qui sont posés devant
lui. Il m’est donc impossible d’acheter ce pull sans que « quelque
part » (mais en réalité, je sais très bien où, comment et pourquoi) cet
achat enrichisse la marque qui fait du profit sur des conditions de travail
inadmissibles imposées aux travailleurs d’un pays lointain. Acquérir ce pull,
c’est encourager l’écrasement d’ouvriers sous qualifiés au Bangladesh ou ailleurs,
mais ces personnes me sont totalement étrangères et plus que cela, leur sort a
moins de poids dans ma conscience que le plaisir d’emporter ce pull ne présente
à mes yeux d’avantages immédiats en termes d’image (il est beau), d’économie
(pas cher), d’utilité (il est chaud).
Je sais bien que si tout le
monde cessait d’acheter des vêtements de cette marque connue pour ne pas
respecter le code du travail dans des pays où cette législation n’est pas
appliquée, elle serait contrainte de réviser ses méthodes et je suis,
« comme tout le monde », animé fréquemment de l’envie de
dire : « Non », mais premièrement cela impliquerait un
sacrifice, un manque à gagner évident et je ne suis pas disposé à le faire,
deuxièmement je sais bien que « les autres » ne sont pas prêts à
« sauter le pas » de l’acte noble, vertueux, juste, équitable, et je
ne vois pas pourquoi je serais différent de cette multitude de privilégiés des
pays riches qui cyniquement, froidement, sciemment jouissent du confort gagné
sur le dos de travailleurs invisibles que nous ne croiserons jamais de notre
vie. Je continue donc à faire mes courses dans ce que l’on pourrait appeler une
sorte d’hébétude volontaire, de conscience amputée, estropiée, hypocritement
réduite aux seules dimensions du magasin comme si le pull était « né de
rien », sous le coup de baguette magique d’une fée bienveillante nommée
Carrefour, Auchan, Benetton ou Camaïeu. Il ne s’agit de rien de moins que de
vivre « à courte vue », d’acheter le produit qui correspond à mes
besoins du moment, parce que je n’ai pas le temps de me poser toutes ces
questions.
C’est
cela : « mettre à part », exactement comme un réalisateur
de cinéma fait un montage à partir de toutes les images qu’il a tournées. Faire
un film, c’est d’abord et peut-être essentiellement monter des séquences,
c’est-à-dire « faire des coupes ». Nous recomposons le fil de notre
vie en en supprimant tout ce qui ne nous semble pas intéressant ou surtout
« peu glorieux, pas reluisant ». Nous construisons la légende d’un
personnage généreux et altruiste sur le fond d’une réalité complexe, pleine
d’épisodes honteux, de preuves à charge accréditant sans contredit possible
notre lâcheté, notre cruauté, notre indifférence, notre veulerie.
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