« On met à part sans le savoir, là précisément est le danger. Ou,
ce qui est pire encore, on met à part par un acte de volonté, mais par un acte
de volonté furtif à l'égard de soi-même. Et ensuite on ne sait plus qu'on a mis
à part. On ne veut pas le savoir et, à force de ne pas vouloir le savoir, on
arrive à ne pas pouvoir le savoir. Cette faculté de mettre à part permet tous
les crimes. Pour tout ce qui est hors du domaine où l'éducation, le dressage
ont fabriqué des liaisons solides, elle constitue la clef de la licence[1] absolue.
C'est ce qui permet chez les hommes des comportements si incohérents, notamment
toutes les fois qu'intervient le social, les sentiments collectifs (guerre,
haines de nations et de classes, patriotisme d'un parti, d'une Église, etc.).
Tout ce qui est couvert du prestige de la chose sociale est mis dans un autre
lieu que le reste et soustrait à certains rapports.
On use aussi de cette clef quand on cède à l'attrait du plaisir. J'en
use lorsque je remets de jour en jour l'accomplissement d'une obligation. Je
sépare l'obligation et l'écoulement du temps. Il n'y a rien de plus désirable
que de jeter cette clef. Il faudrait la jeter au fond d'un puits où on ne puisse
jamais la reprendre.
L'anneau de
Gygès[2] devenu
invisible, c'est précisément l'acte de mettre à part. Mettre à part soi et le
crime que l'on commet. Ne pas établir la relation entre les deux. L'acte de
jeter la clef, de jeter l'anneau de Gygès, c'est l'effort propre de la volonté,
c'est la marche douloureuse et aveugle hors de la caverne.
Gygès. Je suis devenu roi, et l'autre roi a été assassiné. Aucun rapport
entre ces deux choses. Voilà l'anneau. Un patron d'usine. J'ai telles et telles
jouissances coûteuses et mes ouvriers souffrent de la misère. Il peut avoir
très sincèrement pitié de ses ouvriers et ne pas former le rapport. Car aucun
rapport ne se forme si la pensée ne le produit pas. Deux et deux restent
indéfiniment deux et deux si la pensée ne les ajoute pas pour en faire quatre. Nous
haïssons les gens qui voudraient nous amener à former les rapports que nous ne
voulons pas former. »
[1] Licence :
excès, permissivité, débauche
[2] Dans la
République (Livre 2), Platon raconte l’histoire de ce berger qui après avoir
découvert un anneau qui rendait invisible l’utilisa afin de tuer le roi et de
prendre son trône.
« On
met à part…danger » : Alors que le fait d’accomplir un acte
inconsciemment apparaît d’habitude comme une circonstance atténuante par
rapport à la gravité du geste réalisé lorsqu’il s’agit d’un délit ou d’un
crime, il nous est précisé ici que c’est justement là, le danger. Nous ne
saisissons pas tout de suite que « mettre à part » désigne moins une
action ponctuelle, donnée qu’un processus. Ce texte ne se situe pas du tout
dans une perspective légale. Ce n’est pas le jugement d’un méfait par un
tribunal, ou par un juge qui est ici en question mais le travail sur soi que
nous faisons pour nous retrancher à la responsabilité d’une infamie, d’une
lâcheté ou d’une trahison. Cela signifie qu’on ne peut pas ne pas le savoir.
Simone Weil évoque donc dés le début du texte le résultat d’une habitude qui
nous rend capable de ne plus même nous rendre compte de ce mécanisme d’auto-persuasion
par le biais duquel nous nous innocentons à tort de l’inhumanité flagrante de
certains de nos actes. Le danger, ce n’est pas tant d’agir de façon inhumaine
que de falsifier en nous cette « veille », cet appareil de détection
du mal que nous appelons notre conscience. On pourrait donc dire que le danger
n’est pas tant de mettre à part que de mettre à part « mettre à
part ». Dans ce redoublement de l’expression, nous comprenons que c’est
nécessairement de conscience dont il va être question.
« Ou,
ce qui est pire encore…de soi-même » : tout dépend donc à quel moment de ce processus nous
nous situons. Le « ou » est ici trompeur, car ce n’est pas tant d’une
autre attitude que Simone Weil va nous parler que d’une autre phase du
processus dont elle a commencé par nous décrire l’aboutissement. Nous ne
pouvons pas agir inconsciemment de façon inhumaine sans nous être décidés à le
faire, tout simplement parce qu’on ne voit pas pourquoi nous ferions tout notre
possible pour nous disculper d’un acte vil sans nous être préalablement rendus
compte qu’il l’était. Il faut donc nécessairement qu’à un moment ou à un autre
nous l’ayons voulu. Nous ne pouvons rien accomplir volontairement de façon
inconsciente, mais alors comment faire pour vouloir mettre à part en
s’efforçant, en même temps, de ne pas même le savoir ? C’est absolument
impossible et le seul expédient que nous trouvons pour résoudre cette situation
impossible est la furtivité, c’est-à-dire « la honte », la vitesse
dans la réalisation d’un geste dont on n’est pas fier. Nous faisons comme si
notre conscience était le regard d’une autre personne dont on pourrait tromper
la vigilance en agissant rapidement. « Pas vu, pas pris ». Mais nous
savons bien que c’est impossible, que cette vitesse ne trompe personne puisque
c’est soi-même qu’il faudrait abuser. La totalité du texte ne se situe pas dans
le rapport entre soi-même et le monde dans lequel s’inscrivent nos actes, mais
dans le rapport entre soi et soi à l’égard de nos actes. Ce texte n’évoque le
mal que secondairement, ce qu’il traite c’est d’abord la question de savoir ce
que nous faisons du mal que nous faisons.
« Et
ensuite…mis à part » : nous revoilà au point de départ. Nous
serions tentés de penser : « A quoi bon ? » Nous en
sommes déjà à la troisième phrase et nous tournons en rond inutilement. Ce
serait là une bien piètre lecture, car nous comprenons maintenant beaucoup
mieux la pensée de l’auteur. Nous n’avons pas du tout affaire à ce mécanisme
inconscient de compensation de notre mémoire par le biais duquel nous ne
pouvons pas nous souvenir de certaines choses sans en oublier d’autres. Ce
n’est pas d’oubli involontaire dont il est ici question mais d’amnésie
consciente, voulue, programmée. Nous n’avons pas tourné en rond, nous avons
progressé. Simone Weil nous décrit les phases d’une opération que l’on pourrait
décrire comme le suicide de la conscience. Peut-être commençons-nous à réaliser
que ce texte prend position contre un autre auteur contemporain de Simone
Weil : Sigmund Freud, car finalement tout ce que l’auteur vient de nous
décrire comme processus conscient, n’est-ce pas exactement de dont le médecin
autrichien déploie pareillement le mode opératoire mais comme processus
inconscient ? La censure ne veut inconsciemment rien savoir de ce qu’elle
juge irrecevable et renvoie donc les souvenirs ou les pulsions indignes de franchir
le seuil de notre conscience, créant ainsi dans le sujet de l’inconscient.
« On
ne veut pas… ne pas pouvoir le savoir. » : se trouve
ainsi parfaitement résolue la difficulté initiale. Comment se cacher à soi-même
que l’on a supprimé de cet incessant compte rendu de nos actes que nous nous
adressons en permanence, les faits embarrassants, incriminants ? S’il nous
fallait qualifier le style de ce « journal intime » par le biais
duquel nous nous racontons à nous-mêmes ce qui nous arrive, ce que nous faisons,
nous parlerions peut-être de « documentaire », mais, en réalité,
c’est de l’auto-fiction. Le travail accompli par Alan Hakman, dans le film
« Final Cut » d’Omar Naïm, c’est exactement celui que le défunt
aurait accompli s’il l’avait pu, gommant ainsi de sa vie tout ces écarts par
rapport à la bonne conduite. Nous faisons des coupes pour monter de notre vie
le film le plus lisse, le plus exemplaire, le plus mensonger possible, et ainsi
nous convaincre que vivre est une histoire dont nous pouvons incarner moralement
le héros. Mais ce travail de montage, c’est justement ce qu’il s’agit aussi
d’oublier de la même façon qu’aucun film ne pourrait vraiment être visionné si
le réalisateur nous montrait la totalité des images imprimées sur toutes les
pellicules des scènes filmées, incluant les « bouts d’essai », les
longueurs, etc.
Nous pouvons ici penser à Cypher qui, dans Matrix 1,
demande à l’agent Smith, non seulement d’être réinséré dans la Matrice après sa
trahison de Morpheus, mais surtout d’être débarrassé du plus petit souvenir de
sa traîtrise. Pour nous qui ne disposons pas de cette possibilité, la seule
solution réside dans l’habitude, laquelle se définit exactement par la mise en
œuvre d’un procès de transformation de gestes conscients en automatismes
inconscients. L’expression la plus importante dans cette phrase
est : « à force de ne pas vouloir le savoir… ». Elle est
très problématique : quelle est cette force ? « Je me force à ne
pas vouloir le savoir » : mais qu’est-ce qu’une volonté forcée si ce n’est
une volonté défaillante, une volonté qui « faillit » à son statut
même de « volonté », une volonté qui, « en se forçant », se
contredit, s’annule, se tue ? A quoi fait-elle place après cette
autodestruction ? A l‘impuissance : « ne pas pouvoir ». On finit
par se retrancher de soi-même par soi-même. « C’est pas moi
M’sieur », c’est jamais moi. Dans la réalité, il y a des faits qui se
produisent, multiples, dispersés, sans rapport les uns aux autres, ni à ceux
qui les commettent. Dans ce passage du « ne pas vouloir » au
« ne pas pouvoir », c’est la notion même d’assomption d’un acte qui
se voit évacuée. Nous n’avons plus à répondre de rien car nous nous sommes
vidés de toute efficience « répondante ».
Cette
faculté…les crimes : Le processus de mettre à part nous a été
décrit dans sa forme. Nous réalisons à quel point il est fréquemment à l’œuvre
dans notre vie quotidienne, mais cette phrase nous éclaire maintenant sur le
contenu même de ce que nous « mettons à part », ou, pour être plus
exact, elle défend cette idée selon laquelle il n’est plus possible de marquer
des nuances dans ce contenu. En d’autres termes, mettre à part décrit l’œuvre
d’un travail sur soi qui s’active indifféremment de la mauvaise action mise à
part. Le resquilleur le plus modeste côtoie ici le criminel en série. Une fois
de plus, il est clair que ce passage ne porte pas sur le rapport avec
l’extérieur, avec la réalité, mais comme il a été dit sur ce que nous faisons
en nous de ce que nous avons fait hors de nous : comment vivre avec le
fait que nous avons été responsables d’un suicide, avec l’achat d’un produit
bon marché légitimant les infractions au code du travail les plus dommageables
aux ouvriers d’un pays lointain. Nous sommes tentés de dire que cela n’a rien à
voir tant la portée de ces deux actions nous semble d’un niveau différente,
mais c’est faux dans la mesure ou pour le premier comme pour le second, le
processus de la mise à part est identique. « C’est la porte ouverte à
toutes les outrances, à toutes les abjections, à toutes les indignités »
précisément parce que nous avons cassé le mécanisme de détection, le signal
d’alarme qui nous avertissait de la mauvaise nature de nos agissements, de
leurs conséquences néfastes, de notre part de responsabilité dans le malheur
d’Autrui. On se rend ainsi capable de tout.
Pour tout
ce qui…licence absolue : Toutefois, si ce processus empoisonnait la
totalité de notre conscience, nous n’accomplirions que des crimes, ce qui n’est
pas le cas. Pourquoi ? Parce que notre éducation nous a transmis des
valeurs, des principes et, aussi sournoise que puisse se révéler cette
procédure de la mise à part, elle se confronte parfois heureusement à des
foyers de résistance particulièrement puissants, c’est-à-dire à ce que l’on
pourrait appeler des automatismes de responsabilisation profonds, durablement
ancrés dans notre psychisme, grâce à un apprentissage qui remonte à l’enfance.
Simone Weil nous donne ici, pour la première fois, une indication sur ce qui
peut vaincre occasionnellement ce processus. Toutefois, non seulement cette
opposition ne saurait être qu’épisodique mais elle est inscrite dans notre
passé, elle dépend de la façon dont nous avons été éduqués. La possibilité de
détruire totalement en nous la faculté de mettre à part ne saurait aucunement
reposer sur cet apprentissage, tout simplement parce que le fait même qu’elle
soit apparue est la preuve que notre éducation ne suffit pas. Nous n’avons pas
pu céder une fois à la tentation de la déresponsabilisation sans l’avoir nécessairement
fait contre cette éducation morale, puisque celle-ci est première. C’est un
combat étrange dans lequel il s’agit pour nous de mobiliser des liaisons qui
viennent du passé contre des tentations et des occasions qui se manifestent au
présent. L’issue est donc plus qu’incertaine.
Pourquoi cette faculté de mettre à part est-elle
symbolisée par l’image de la clé ? S’ouvrir toutes les portes,
s’autoriser, outrepasser les limites : c’est bien de cela dont il est
question mais pas exclusivement car ce n’est pas tant contre des cadenas et des
mécanismes de fermetures que cette clé agit que contre des réflexes de pudeur,
la juste attention à ce qu’on appelle à bon escient « la retenue ».
N’avoir aucune retenue, c’est se conduire comme un être insensible et veule.
Le directeur du grand magasin de « la loi du
marché » a pour lui la légalité, laquelle lui donne le droit d’humilier la
caissière fautive mais il est dépourvu de toute sensibilité humaine, de toute
retenue dans sa gestion de l’affaire et cette absence se manifeste au plus haut
point dans la capacité dont il fait preuve de mettre à part sa responsabilité
dans le suicide de son employée. Lui et le DRH du groupe sont socialement
légitimés à agir brutalement, sans faire droit à la signification du tout
dernier acte de la défunte. Cette scène est totalement hallucinante :
c’est comme si derrière cette apparence de concertation et d’échange (même si
finalement le directeur et le DRH sont les seuls à parler), se dissimulaient
une incroyable barbarie sociale, une indignité abyssale. Ces deux personnages
sont des violeurs de tombes, des profanateurs, des déterreurs de
cadavres : c’est comme s’ils allaient chercher la dépouille de la
caissière pour lui faire dire autre chose que ce qu’elle a signifié par le lieu
de son suicide. Nous ne sommes pas loin du révisionnisme, de la transformation
fallacieuse des faits historiques pour servir une cause idéologique nauséabonde
au présent.
C’est ce
qui permet…église, etc.) : Nous
sommes confrontés dans cette scène à une violence insoupçonnable, sous le
couvert protocolaire d’une simple réunion des personnels, de la supposée
volonté d’échange du directeur autour d’un événement exceptionnel. Mais il est
tout-à-fait évident que ce même directeur capable de s’extraire de
l’enchaînement des causes et des effets ayant provoqué la mort de son employée,
possède, « par ailleurs »
(tout est là) un sens moral authentique, une aptitude à la responsabilisation
tout-à-fait éveillée en d’autres circonstances. Alors pourquoi pas dans
celle-là ? Précisément parce que c’est en tant que directeur d’un magasin
qu’il a été ici convoqué par la situation. Il est socialement,
professionnellement, en charge, aux yeux des autres et de soi-même d’un rôle,
d’une tâche, ce qui le détache et le désolidarise de valeurs auquel il est
néanmoins profondément attaché à titre personnel. Nous ne cessons d’éprouver,
dés lors que notre existence devient visible aux yeux d’un groupe, de nos
collègues de travail, de la société en général, cet arrachement de notre
conscience qui se plie à l’image que nous sommes contraints d’assumer aux yeux
des autres. Mais précisément, est-ce bien d’assomption dont il est alors
question ? Correspondre à ce que la situation sociale exige de nous,
n’est-ce pas se détacher de ce que notre conscience nous prescrit dans le cadre
strict de l’estime de soi ? Nous pouvons penser ici au sens de verbes
comme « cautionner, souscrire, assumer, s’impliquer ». De quel acte
pouvons-nous dire qu’il est totalement, exactement « notre », que
nous n’y retranchons rien c’est-à-dire que nous sommes pleinement en accord
avec nous-mêmes en le faisant ? C’est de cette justesse dont il est
question ici et c’est par rapport à cette adéquation qu’il faut comprendre
« l’autre » lieu et « soustrait à certains rapports. Simone Weil
semble partir du principe que cette adéquation est, en un sens, la normalité,
ou ce qui devrait l’être, et la divergence, la distorsion, voire la trahison
entre nous-mêmes et ce que nous faisons est une situation d’exception,
peut-être une situation d’urgence motivée par un contexte collectif. Nous ne
voulons pas nous soustraire à une dynamique de groupe pour être intégré en son
sein, mais nous payons cette reconnaissance par les autres au prix fort :
celui de notre cohérence avec nous mêmes. C’est dans cet esprit qu’il faut
comprendre « comportements incohérents ».
On use
aussi…plaisir : L’auteur est en
train d’énumérer trois situations dans lesquelles nous mettons à part. Après
avoir évoqué la quête de prestige social, elle dénonce l’attrait du plaisir.
Nous nous autorisons des « incartades », des entorses à ce que nous
pourrions appeler « notre code moral » (mais c’est de bien plus que
cela dont il est question) lorsque la
satisfaction finale est trop tentante. Le terme « céder » montre bien
que c’est une tentation. Deux phrases plus tard, Simone Weil
écrira : « il n’y a rien de plus désirable que de jeter cette
clé ». Deux tentations s’affrontent donc. Il nous faut recourir à une
sorte de hiérarchie des désirs, un peu comme celle qu’organise Epicure, mais
dans un esprit très différent. Peut-être pourrions-nous clairement distinguer
ces deux désirs opposés en différenciant ce qui nous attire et ce qui nous
« pousse », exactement comme deux voitures dont l’une avancerait par
un mouvement de traction (roues avant) et l’autre par un mouvement de
propulsion (roues arrière). Quand nous sommes attirés par un objectif trop
séduisant pour que nous puissions résister au désir de l’acquérir, fût-ce en se
méprisant soi-même, nous sommes « tractés » par l’idéal que
représente pour nous son acquisition. Quand nous cédons au désir de jeter la
clé, c’est-à-dire, comme Thierry, de préférer l’estime de soi au prestige
social, au confort financier, etc. nous nous « lâchons », nous
desserrons un frein qui jusque là nous « minait », nous rabaissait,
nous empêcher de coïncider pleinement avec nos agissements mais cette énergie
vient de nous, « des roues arrière ». Il y a donc bel et bien deux
désirs en jeu : celui d’un objet transcendant, extérieur, et celui d’un
sujet immanent, intérieur : soi-même.
J’en use…du
temps (2 phrases) : la
troisième situation concrète envisagée par l’auteur pour illustrer l’acte de
mettre à part est la procrastination. Dans la nouvelle intitulée « Le démon de la perversité »,
Edgar Allan Poe décrit magnifiquement le pli sournois et irrésistible de
cette dangereuse inclination : « Nous avons devant nous une tâche
qu'il nous faut accomplir rapidement. Nous savons que tarder, c'est notre
ruine. La plus importante crise de notre vie réclame avec la voix impérative
d'une trompette l'action et l'énergie immédiates. Nous brûlons, nous sommes
consumés de l'impatience de nous mettre à l'ouvrage; l’avant-goût d'un glorieux
résultat met toute notre âme en feu. Il faut, il faut que cette besogne soit
attaquée aujourd’hui, - et cependant nous la renvoyons à demain; - et pourquoi ?
Il n'y a pas d'explication, si ce n’est que nous sentons que cela est pervers;
- servons-nous du mot sans comprendre le principe. Demain arrive, et en même
temps, une plus impatiente anxiété de faire notre devoir; mais avec ce surcroît
d'anxiété arrive aussi un désir ardent, anonyme, de différer encore, - désir
positivement terrible, parce que sa nature est impénétrable. Plus le temps
fuit, plus le désir gagne de force. Il n'y a plus qu'une heure pour l'action,
cette heure est à nous. Nous tremblons par la violence du conflit qui s'agite
en nous, - de la bataille entre le positif et l'indéfini, entre la substance et
l'ombre. Mais, si la lutte en est venue à ce point, c’est l'ombre qui l'emporte,
- nous nous débattons en vain. L'horloge sonne, et c'est le glas de notre
bonheur. C’est en même temps pour l'ombre qui nous a si longtemps terrorisés le
chant réveille-matin, la diane du coq victorieuse des fantômes. Elle s'envole,
- elle disparaît, - nous sommes libres. La vieille énergie revient. Nous
travaillerons maintenant. Hélas! Il est trop tard. »
Procrastiner, c’est faire comme si la tâche que nous
avons à accomplir pouvait se réaliser ailleurs que sur ce support qu’est
l’écoulement du temps. Nous semblons désirer boucler quelque chose en refusant
le mouvement, le dynamisme même sans lequel cette action ne pourrait pas
progresser vers son accomplissement. C’est absurde. Quelque chose pointe ici
vers notre désir d’être « comme des Dieux » évoluant dans une
éternité figée, mais nous savons bien que cette dimension interdit toute
évolution, donc toute action. Nous dissocions le projet et l’urgence de
l’accomplir en faisant comme si nous ne savions pas que la seconde fait partie
intégrante de la première. Le texte d’Edgar Poe nous fait également comprendre
un aspect essentiel de « l’acte de mettre à part », à savoir qu’en
lui, c’est peut-être la clé même de la perversité, voire la source première et
exclusive du mal dont l’homme est capable qui se trouve contenue (au fur et à
mesure que nous entrons dans ce texte, nous en saisissons la véritable
amplitude, laquelle dépasse peut-être ce que nous avions envisagé au tout
début).
Il faudrait
la jeter…reprendre : L’opposition entre deux désirs contraires,
tout autant dans leurs visée quand dans leur nature s’exprime pleinement dans
ce passage. L’image du puits décrit en effet parfaitement la nécessité de
résister à une tentation tout en cédant à une autre. Pour en finir
définitivement avec le désir de tel ou tel avantage dont on espérons un
bénéfice matériel, il faut céder à cet autre de jeter la clé, c’est-à-dire de
s’assumer enfin sans restriction ni limite d’aucune nature. C’est peut-être ici
le point crucial du texte : la clé nous permet de ne plus avoir à faire
preuve de pudeur, de retenue, de savoir-vivre et nous aurions pu en déduire si
nous en étions restés là que finalement utiliser la clé revient à se libérer, à
s’émanciper des contraintes et des limites des lois, des usages, mais nous mesurons
maintenant notre erreur car la personne attirée par cette supposée libération
se laisse fasciner par des objectifs qui la font sortir d’elle-même
c’est-à-dire qui l’aliène au sens propre, qui la contraigne, sous l’apparent
bénéfice d’un gain de confort, à ne plus être elle-même. C’est comme si la condition de l’acquisition d’un bien résidait dans
une trahison, dans une division de soi à soi si radicale qu’il ne serait plus
possible après coup de recoller les morceaux de la personne intégrale qui seule
serait à même d’en jouir.
Il semble difficile de ne pas penser au rapprochement
possible avec la trilogie de Tolkien « le seigneur des anneaux »,
notamment parce que, comme nous le verrons, l’anneau de Gygès se trouve avoir
exactement les mêmes propriétés que celui de Sauron. Mais c’est peut-être aussi
par la distinction que l’on peut faire, au sein de cette trilogie, entre, d’un
côté, l’aventure des hommes, des elfes, des nains, etc. et de l’autre celle des
Hobbits et de Frodon en particulier que la référence se justifie. Pour les
hommes, les elfes et toutes les autres créatures, il s’agit de combattre, de
conquérir, de défendre son territoire ou d’en envahir d’autres, de vaincre et
de posséder. Pour Frodon, le combat est d’une toute autre nature : il n’est
affaire que de « se vaincre »
et de « se déposséder ». Autant Aragorn, Legolas et même Gandalf
luttent contre des ennemis et des circonstances extérieures, autant Frodon doit
résister à un démon intérieur et seule l’humilité des hobbits qui n’ont, dans
la vie, que de très petites ambitions peuvent être à la hauteur (petite et
grande) de cette tâche, de cette intériorité soucieuse d’elle-même. On peut
accomplir tous les plus grands exploits à l’extérieur, aucun ne peut pourtant
égaler, en terme de vertus et d’estime de soi, celui qui consiste à avoir
résister à la tentation du pouvoir, de l’invisibilité et de la
déresponsabilisation morale. C’est
exactement dans ce sens qu’il faut interpréter, dans le film « le retour
du roi » de Peter Jackson, l’hommage final que rendent tous les héros de
la trilogie aux hobbits en s’agenouillant devant eux.
L’anneau de
Gygès…caverne (4 phrases) : il importe de bien situer l’esprit de cette référence
dans l’œuvre de Platon. Ce n’est pas du tout la position de l’auteur qui est
ici à l’œuvre dans l’exposition de cette légende. Socrate, le
« porte-parole » de Platon, défend, au contraire l’idée selon
laquelle il est préférable de subir l’injustice plutôt que de la commettre.
Glaucon reprenant, sans forcément l’adopter la thèse de Thrasymaque, reprend
cette histoire parce qu’il n’est pas convaincu par l’argumentation de Socrate.
Le but de cette référence est donc pour Glaucon de faire écho à celle de
Thrasymaque qui considère que nous n’obéissons pas aux lois pour d’autres raisons
que la peur du châtiment. Gygès se rend invisible, donc indétectable aux yeux
des hommes et, dans cette situation d’impunité, fait tout ce qu’il désire sans
aucun souci pour la morale, la justice ou l’estime de soi.
Se soustraire à l’exigence physique de visibilité au
monde, est-ce pour autant s’abstraire de toute visibilité tout court, de tout
compte à rendre, de tout vis-à-vis ? N’est-il aucune instance qui puisse
porter témoignage d’un acte que nous aurions pu accomplir sans être vu ?
Si un drone dirigé par une personne éloignée bombarde un village, cet homme
peut-il se dégager de la responsabilité des morts qu’il a engendrées ?
Paul Tibbets (1915 – 2007) a été brigadier général de l’armée de l’air des EU.
Il n’a fait qu’appuyer sur un bouton commandant le largage de la bombe
nucléaire sur Hiroshima le 6 aout 1945. Peut-il « mettre à part » le
rapport entre cette pression et les 140 000 morts qui en sont la conséquence
immédiate ? Il n’en était pas moins invisible à celles et ceux dont il a
causé la mort (qu’il n’ait fait qu’obéir aux ordres ne saurait constituer, en
aucune façon, une excuse). Il n’est pas question ici de s’interroger sur la
question de savoir s’il a eu raison ou tort de larguer la bombe, ni même
d’envisage ce qu’il lui serait arrivé s’il avait désobéi aux ordres, mais après
coup de se demander « comment il peut s’arranger avec ça », étant
entendu qu’il ne peut pas ne pas avoir à le faire. Comment ça peut
s’avaler : un tel « morceau » ? Comment s’entendre avec soi pour digérer cette « chose
faite » sans s’inventer des raisons que l’on sait par ailleurs être
totalement invalides : "j’étais soldat, je n'ai fait que ce que l’on m’a dit
de faire, si je ne l’avais pas fait, des milliers de soldats américains seraient
morts, j’ai bien servi la cause de mon pays, etc". Toutes ces raisons sont
cohérentes, mais seulement dans un cadre limité et, aussi convenables
soient-elle dans une perspective militaire, patriotique notamment, elles ne
sauraient dissimuler l’impact premier, humain, existentiel de son geste et il
ne peut pas ne pas le savoir, quoi qu’il en dise, tout simplement parce que
dans ce processus d’arrangement avec soi qu’il est contraint d’entreprendre à
l’égard d’une action d’une telle portée, l’effort de mettre à part ne peut se
concevoir que dans la conscience lucide de ce qu’il lui revient de mettre à
part. C’est exactement ce que Jean-Paul Sartre appelle « la totale
translucidité de la conscience ». « Mettre à part » désigne un
cercle vicieux dans la mesure où plus nous essayons de mettre à part, plus la
conscience nous impose de savoir quoi, plus elle nous renvoie de nous le portrait
de l’être lâche et hypocrite que nous sommes en train d’être en le faisant et
plus cela alimente notre désir de mettre à part, lequel attise encore davantage
notre conscience d’être un « salaud » (au sens Sartrien du terme) et
ainsi de suite.
La référence de Simone Weil à la caverne suppose que
soit connue l’allégorie (voir texte) de Platon. Socrate insiste bien dans son
récit sur le fait que les prisonniers ne voudraient pas sortir de leur
condition s’ils le pouvaient et qu’ils tueraient celui qui essaierait de leur
décrire la vérité de la situation. L’ignorance est toujours volontaire. La
conscience n’est pas seulement une exigence morale mais ce que nous pourrions
appeler « une fatalité épistémique ». Nous ne pourrions pas être
bêtes si nous approuvions ce que nous sommes, ce que c’est
qu’ « être », à savoir être conscients, si nous nous en tenions
à ce rapport à soi qui, en décrivant exactement les contours de ce que c’est
qu’être à soi-même nous dit exactement ce qu’il faut faire pour se situer
toujours à la hauteur de cette résonance. L’estime morale de soi n’est pas
seulement un « donné », elle est un « fait » contre lequel
la mauvaise foi, le déni s’épuisent inutilement. Peut-être faut-il faire effort
pour sortir de la caverne mais, en même temps, cet effort n’en est pas
tout-à-fait un puisque il est impliqué par l’éveil de toute conscience, par la
réalisation de ce qu’elle est, à savoir non seulement un rapport de soi à soi
mais aussi la faculté de toujours mettre en rapport les éléments porteurs de
sens, l’intelligence (inter-ligere : faire des liens)
Gygès…ne
pas former le rapport (7 phrases) : Sept phrases en quatre
lignes : Simone Weil utilise ici un style très ponctué, un peu comme les
directs qu’envoient un boxeur soucieux d’abattre son adversaire :
« Voilà l’anneau. Un patron d’usine ». Elle est en train de nous
tester : c’est maintenant à nous de faire les liens stylistiquement entre
des noms propres, des mots jetés qu’elle nous envoie à la figure. C’est
ça : comprendre un texte, une pensée, c’est trouver le réseau
d’implications qui prévaut implicitement entre les éléments apparemment
« éparpillés », faire passer de l’implicite à l’explicite, du latent
au manifeste, faire surgir à la surface ce qui se trouve au fond. Le patron
d’usine ne fait pas le rapport entre sa richesse et la misère de ses employés,
le directeur du magasin de « la loi du marché » ne fait pas le
lien entre le suicide de la caissière et le fait qu’il l’ait licenciée, mais il
ne peut pas ne pas le faire à un certain niveau de conscience que son confort,
ou que le souci de se conformer à son rôle, à son image, à sa fonction
rejettent, négligent, autant qu’ils le peuvent. La force de la dénégation peut
néanmoins être suffisamment puissante pour qu’il soit sincère dans le regret
d’une situation qu’il constate sans réaliser qu’il en est la cause directe.
Cette sincérité a néanmoins ses limites car elle ne traduit que l’effort
malhonnête d’une conscience pour acheter avec la monnaie de sa compassion une
image avantageuse extorquée de la réalité à charge (celle de l’inégalité
flagrante entre le sort du patron et celle de ses ouvriers).
Car aucun
rapport…ne voulons pas former : Dans « la loi du marché », Thierry
pourrait nous apparaître comme un personnage qui « manque de
réalisme » qui n’accepte pas le fait que « dans la vie, c’est comme
ça », il faut avaler des couleuvres parce qu’on ne peut pas faire
autrement, il importe d’accepter de s’éprouver comme un être hypocrite parce
que c’est la loi du marché. Mais cette lecture est fausse. Thierry vit dans le
monde réel et ce sont les autres, les défenseurs de la « compromission
contrainte », du devoir d’aveugler sa conscience si l’on veut tenir le
coup, qui, contrairement à ce qu’ils pensent, vivent dans un univers de
bisounours, enchanté, dans lequel il se passent « des choses », des
suicides, des licenciements, sans aucun rapport. Thierry fait les liens. Le
devoir de s’estimer soi-même ne fait qu’un avec la nécessité logique d’aller au
bout des implications d’un processus. La vérité et l’intégrité ne constituent
pas deux exigences séparées, dont l’une serait scientifique et la seconde
morale. Vivre humainement, c’est vivre tout « uniment », sans se
trahir ni avoir à composer avec soi. Simone Weil nous invite à rejeter toute
compromission, afin de ne pas se perdre de vue, de se sentir exister pleinement
à chaque instant de notre vie. Toute autre choix nous imposerait ce que
Jean-Paul Sartre appelle une forme d’ « évanescence », être là
sans jamais y être vraiment, sans s’impliquer, faire ceci tout en faisant être
chose. Ce mode d’existence « évanescent » (ne jamais être à ce qu’on
fait) peut être considéré sans aucun doute comme l’un des traits les plus
préoccupants des conditions de travail imposés aujourd’hui à une écrasante
majorité de salariés.
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