Sa collaboration avec son collègue viennois Joseph
Breuer (1842 – 1925) ainsi que son admiration pour les travaux de Charcot ont
naturellement conduit Sigmund Freud à utiliser, comme eux, l’hypnose pour
tromper la vigilance de la censure et permettre au patient d’exprimer les
scènes, les fantasmes ou les souvenirs enfouis dans l’inconscient. Mais il
réalise qu’une autre méthode est envisageable. Anna O, souffrant de symptômes
d’hystérie grave et traitée par Joseph
Breuer est une patiente dont le
traitement a énormément appris au jeune Freud. Bertha Pappenheim (le vrai nom
d’Anna O) avait l’habitude, en effet, de parler pour elle-même et c’est ce qui
inspira à Breuer l’idée de la faire parler sous hypnose (entre autres symptômes,
Bertha ne pouvait plus parler allemand, sa langue maternelle, elle s’exprimait
donc en anglais et inventa elle-même le terme de « talking cure ».
Freud reprit au pied de la lettre cette
dénomination : « guérison partagée » en invitant ses
patients à s’entretenir librement avec lui de leurs souvenirs d’enfance, ou de
tel fantasme ou rêve susceptible de revêtir un sens latent, dissimulé. C’est
ainsi que naquit la psychanalyse, à savoir le travail d’interprétation
permettant au médecin d’induire le sens caché des propos exprimés par le patient
à partir de leur contenu manifeste. Aucun rêve, aucun lapsus, aucun souvenir
évoqué par la personne en analyse ne peut plus dés lors être considéré comme insignifiant. Tout prend
sens, parce que toute manifestation est à saisir à deux niveaux : le
contenu manifeste et le contenu latent. C’est comme si l’inconscient
investissait chacune de nos actions, chaque geste, chaque oubli d’une autre
dimension. Ce que nous faisons n’est pas « que » ce que nous faisons,
une motivation inconsciente s’exprime au travers de notre comportement, a
fortiori quand nous agissons spontanément, inconsciemment ou automatiquement.
Cette nouvelle considération des symptômes comme
expression d’une intention dissimulée (refoulée par l’effet de censure
inconsciente du patient) a énormément influencé la psychiatrie, et notamment le
traitement de l’hystérie que certains médecins avaient tendance à considérer
comme une mise en scène intentionnelle de la malade. Freud a non seulement
prouvé la nature exclusivement psychique de certains troubles (les paralysies
hystériques de certaines patientes ne correspondaient à aucune articulation
anatomique) mais il a également fait comprendre l’importance de l’écoute de la
victime, ainsi que le caractère déterminant de la sexualité dans la
compréhension de l’origine des symptômes (ce que la censure refoule est
toujours reliée à la sexualité selon Freud).
La rupture entre le docteur Breuer et Freud se
situe précisément à ce niveau : celui de la sexualité infantile et de
l’Œdipe. Au fil des analyses, Sigmund Freud finit par comprendre tout ce que le
présupposé d’une sexualité qui ne serait active qu’à partir de la puberté a de
restrictif et de faux. Cela ne fait pas sens et ne permet pas de remonter à
l’origine véritable des symptômes. On mesure le scandale provoqué par les
thèses de Freud quand on la met en rapport avec la bourgeoisie Viennoise du
début du 20e siècle. Quelque chose des thèses psychanalytiques
impose une vision totalement révolutionnaire et pour le moins déstabilisatrice
des rapports familiaux. Nous faisons comme si la typologie des attachements (on aime ses
parents « comme ça », sa compagne « comme ça », ses enfants
« comme ça », etc.) était innée et n’était pas l’objet d’un
apprentissage alors même que tous les parents savent bien qu’il est nécessaire
à certains moments de clarifier et d’imposer cette dissociation. Tout enfant
masculin aime sa mère et veut se marier avec elle « quand il sera
grand », et c’est la même chose pour la fille qui aime son père d’un amour
qu’il est impossible de qualifier de dépourvu d’érotisme. Non seulement Freud
affirme que la sexualité des enfants existe, qu’elle se satisfait par des voies
dérivées (succion, plaisir buccal, tétée, etc.) mais il finit par imposer cette
évidence de l’Œdipe.
Pourquoi
l’histoire d’Œdipe nous fascine-t-elle autant ? Pourquoi semble-t-il
difficile d’imaginer qu’il puisse arriver quelque chose de pire à un être
humain ? Parce que les crimes d’Œdipe décrivent à la fois à ce qui rend
impossible la notion même de famille et, selon Freud, parce qu’ils
correspondent à des désirs inconscients premiers, originels que nous avons tous
éprouvés. Entrer dans une communauté d’êtres humains régulée par des lois,
c’est d’abord avoir du renoncer à cette relation initiale. Tout homme sorti de
l’enfance désirera des femmes à partir de l’interdiction de son désir premier
qui l’orientait vers sa mère et inversement tous les hommes qu’une femme
rencontrera dans le cadre d’une relation amoureuse seront fondamentalement les
substituts du père. Aucun rapport amoureux ne se conçoit autrement que sur la
base de cet interdit fondamental et toute notre vie affective est, dés lors,
dépendante, selon Freud, de la façon dont nous avons passé « notre
Œdipe ». Ce que le héros de Sophocle a fait, c’est exactement ce qui rend
impossible toute socialisation. L’ethnologue Claude Lévi-Strauss ne contredit
pas Sigmund Freud sur ce point puisque il affirme que la prohibition de
l’inceste est « l’interdit culturel par excellence », c’est-à-dire
l’interdit à partir duquel une culture, une civilisation peut se constituer.
Violer cet interdit, c’est se mettre au ban de cette humanité dont Aristote affirmait qu'elle était fondamentalement politique, c'est-à-dire faite pour se constituer en cités, en civilisations ("l'homme est un animal politique"- Aristote)
Le rapprochement de notre vie affective avec cette
tragédie antique met en valeur une différence essentielle. Œdipe ne sait pas
qu’il tue son père quand il se dispute avec un passant, pas plus qu’il ne sait
qu’il se marie avec sa mère en épousant Jocaste, la reine de Thèbes. Par
contre, nous avons tous en nous le souvenir de notre premier amour ainsi que
celui de notre haine originelle pour le parent du même sexe que le notre, mais
nous ne « savons pas que nous le savons » et c’est exactement ce qui
distingue totalement l’Inconscient au sens psychanalytique de l’ignorance,
ou de l’inconscience.
Dans le film de John Huston, Cecily (Anna O ou
Bertha Pappenheim en réalité) guérit quand elle accepte de reconnaître qu’elle
aimait son père (en tant qu’homme et pas en tant que Père). De même, le film
raconte l’histoire d’un souvenir d’enfance de Freud dont il finit par saisir la
signification lorsque il réalise qu’il a éprouvé des sentiments similaires pour
sa mère. Ce film ne cherche pas nécessairement l’authenticité
« biographique » (Freud n’a jamais été l’analyste d’Anna O) mais il
rend très précisément compte de ce mélange d’audace, d’intelligence et
d’introspection permettant à Freud de formuler ses hypothèses grâce à son
entourage et souvent contre lui.
Parmi toutes les analyses de Freud, celle du
Président Schreber est particulièrement intéressante, bien qu’elle ait été
faite à partir d’un mémoire rédigé par le Président et sans que Freud l’ait
jamais rencontré. Schreber a été interné à cause d’une paranoïa. Ce trouble
est, aujourd’hui encore, difficile à cerner, pour la psychiatrie, parce qu’il
regroupe plusieurs symptômes sans que l’on puisse vraiment trouver de point
commun entre eux. Or c’est justement ce que Freud est parvenu à trouver
concernant ce cas là. Les délires manifestes de Schreber étaient les
suivants : a) la persécution b) la jalousie c) l’érotomanie (vouer un
amour délirant pour une personne) d) la mégalomanie (s’estimer plus grand et
meilleur que tout le monde).
Freud soutient que ces quatre délires manifestes
décrivent quatre façons différentes de nier un énoncé latent, celui de l’amour
homosexuel. En d’autres termes, le désir inconscient de Schreber
« parle » et mieux que cela, il suit précisément les règles
grammaticales de sa langue. Les quatre délires manifestes expriment
méthodiquement l’acte de nier le sujet, le verbe, l’objet, l’énoncé » en
bloc de l’expression du désir homosexuel masculin (refoulé) : moi un
homme, je l’aime lui, un homme :
1 - Nier le sujet (délire de jalousie) : ce
n’est pas moi qui aime, c’est elle, ma femme, d’ailleurs elle aime tous les hommes
donc je suis jaloux.
2 – Nier le verbe (persécution) : je ne l’aime
pas, je le hais. D’ailleurs il me hait, tous les hommes me persécutent, donc je
suis persécuté.
3- Nier l’objet (érotomanie). Je ne l’aime pas lui,
mais elle ma femme, donc je lui adresse des manifestations délirantes d’amour.
4- Nier l’énoncé en bloc (mégalomanie) : je ne
l’aime, pas, je n’aime personne, je vaux mieux que tout le monde, donc je suis
mégalomaniaque.
Pourquoi cette analyse est-elle plus fascinante que
les autres ? Parce que Freud y suggère que notre inconscient ne suit pas
les lignes du corps (comme la paralysie hystérique le prouve) mais les règles
de la langue. Nous croyons manipuler la langue pour lui faire exprimer ce que
nous voulons mais la vérité est que nous sommes manipulés par elle à un point
dont nous n’avons pas idée. Si Schreber, selon Freud, souffrait de ces quatre
symptômes là et s’ils ne pouvaient être que quatre, c’est parce que sa langue
maternelle lui a imposé, à son insu, cette modalité grammaticale de dénégation
(laquelle est aussi une figure rhétorique). Notre langue structure suffisamment
notre pensée pour que nous soyons structurés par elle et pas seulement
mentalement mais tout aussi bien « physiquement ». Un psychanalyste
se devrait dés lors d’être aussi et surtout un linguiste afin de comprendre
quelles sont les figures de style et les règles de syntaxes qui oeuvrent ainsi
dans notre inconscient et régulent nos fantasmes. Par définition, notre
inconscient n’est pas contrôlable mais il n’est pas totalement inconnaissable.
Nous pouvons envisager de mettre à jour certains de ses ressorts dés lors que
nous réalisons, comme le dit Jacques Lacan que « L’inconscient est
structuré comme un langage ». Subir la loi de son inconscient, c’est
« être pris dans les filets du langage » :
« Les symboles enveloppent la vie de l’homme d’un réseau si total
qu’ils conjoignent avant qu’il vienne au monde ceux qui vont l’engendrer
« par l’os et par la chair », qu’ils apportent à sa naissance avec
les dons des astres, , sinon avec les dons des fées, le dessin de sa destinée,
qu’ils donnent les mots qui le feront fidèle ou renégat, la loi des actes qui
le suivront jusque là-même où il n’est pas encore et au-delà de sa mort même,
et que par eux sa fin trouve son sens dans le jugement dernier où le verbe
absout son être ou le condamne, sauf à atteindre à la réalisation subjective de
l’être-pour-la-mort ».
Jacques Lacan.
Conclusion
Avec Jacques Lacan qui développe une piste ouverte
par Sigmund Freud, lui-même, la distinction entre notre conscience et notre
inconscient prend un nouveau sens. Je vis et puis je dis que je vis, créant par
là même une dissociation entre le sujet de l’énonciation, celui qui dit qu’il
vit et le sujet de l’énoncé, celui dont on parle quand on
dit : « je vis ». Le sujet de l’énoncé est celui dont je
deviens conscient. Le trouble né du fait
que le sujet de l’énonciation n’est jamais exactement le même que celui de
l’énoncé, voire pas du tout, est finalement cela même que nous appelons
« inconscient ». A la question de savoir si la conscience nous
permet de savoir qui on est, la réponse serait, dans cette perspective
plutôt : « non ». Elle est plutôt cette illusion de
transparence éprouvée par un sujet de l’énoncé qui ne se rendrait pas compte
qu’il est moins « sujet » de ses actes que « sujet »
grammatical d’une phrase formulée par un autre que lui (le sujet de
l’énonciation). Suis-je ce que j’ai conscience d’être ? Non, comme le
disait déjà Spinoza en un autre sens, la conscience est une illusion qui nous
fait croire à notre liberté. Ce que j’ai conscience d’être, c’est ce que ma
conscience se choisit comme reflet gratifiant ou coupable, comme héros d’un conteur
qui lui reste dans l’ombre (le sujet de l’énonciation). Quand Descartes écrit
les méditations et parle de lui, même si ce « Je » est universel, il
semble croire que la distance entre le Descartes écrivant et le Descartes
personnage des méditations n'existe pas. C’est comme si Ulysse se dotait d’une
existence indépendante d’Homère ou comme si Madame Bovary croyait pouvoir
sortir du livre de Flaubert. Il faudrait même aller jusqu’à dire qu’au-delà de
Flaubert ce qui écrit des livres c’est toujours d’abord « de la langue ».
La conscience serait-elle donc un produit dérivé de
la vie en société ? Oui, à condition de rajouter aux termes de la question
le caractère premier et déterminant du langage. « La conscience n'est en
somme qu'un réseau de liens entre les hommes. » selon Friedrich Nietzsche.
Confronté à la nécessité de survivre, l’homme a perfectionné sa capacité de
communication afin de pouvoir exprimer à l’autre sa détresse et ses besoins, ce
qui a donné naissance au langage. A force de partager avec l’autre ses
angoisses et ses désirs, il a fini par se percevoir lui-même comme un autre et
par instaurer de lui à lui cette interface narrative et linguistique dont
l’autre nom est : « la conscience ».
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