2) La conscience et le doute
Cette référence à la
Genèse explique historiquement ce modèle de la responsabilisation, de la
punition, de l’assignation d’un acte, d’un sentiment ou d’une idée à un
« Sujet », c’est-à-dire à une personne consciente, volontaire,
susceptible de revendiquer à bon droit la paternité de ses actions, de ses
pensées. Mais nous ne réalisons pas pour autant ce qui pourrait donner à la
conscience ce rôle premier, éminent, fondamental qu’elle assume pour tant de
philosophes, dans la définition de ce qu’un homme est, voire « doit »
être.
Pour comprendre ce
caractère aussi originel que déterminant, nous devons lire « les
méditations métaphysiques « de René Descartes. La métaphysique désigne
depuis Aristote « la connaissance du monde, de l’âme et des premiers principes ».
Elle ne nous aide pas directement à vivre (comme la science physique ou l’éthique)
mais elle a pour objectif de répondre aux questions les plus profondes et les
plus difficiles que nous nous posons sur notre existence, son sens, sur notre
âme ou sur l’existence de Dieu. Comme l’indique son étymologie (Méta :
au-delà, physis : les choses, la nature), on peut dire qu’une question
devient métaphysique dés lors qu’elle dépasse du cadre de notre vie matérielle
et touche des notions proches du domaine spirituel (pour autant, la philosophie
n’est pas la spiritualité). Les méditations de Descartes suivent le projet
suivant : « se débarrasser de ses opinions fausses ». Il s’agit
finalement de savoir si nous pouvons, oui ou non, accéder à une voire plusieurs
vérités. Pour parvenir à cet objectif, Descartes a une méthode assez
simple : « Or il ne sera pas
nécessaire, pour arriver à ce dessein, de prouver qu’elles (les anciennes
opinions) sont toutes fausses, de quoi peut-être je ne viendrais jamais à bout
; mais, d’autant que la raison me persuade déjà que je ne dois pas moins
soigneusement m’empêcher de donner créance aux choses qui ne sont pas
entièrement certaines et indubitables, qu’à celles qui nous paraissent
manifestement être fausses, le moindre sujet de douter que j’y trouverai,
suffira pour me les faire toutes rejeter » Toute opinion donnant matière à douter d’elle-même, si peu
que ce soit, sera rejetée comme fausse.
Le passage
dont il va être question est le début de la seconde méditation. De quoi a
traité la première ? De la destruction méthodique et radicale de toutes les
croyances et de tous les préjugés. Descartes décide de cesser d’adhérer à toute
opinion dans laquelle il peut insinuer le moindre doute. Nos sens nous trompant
quelquefois sur la réalité des choses extérieures, il cesse de se fier à ce
qu’ils nous décrivent. Le rêve prouve bien que nous pouvons avoir des
impressions qui ne correspondent à aucune réalité et au sujet desquelles nous
ne pouvons distinguer les sensations « vraies » ou « fausses »
(une sensation en elle-même n’est ni vraie ni fausse, elle « est »
tout court mais ce qu’elle nous représente comme origine peut être réel ou
fictif).
Cet argument
du rêve permet à Descartes de distinguer certaines sciences comme la physique,
l’astronomie, la médecine d’autres comme l’algèbre et la géométrie. Les
premières, étant fondées sur une observation de la nature (laquelle ne peut pas
se faire autrement que par les sens), ne peuvent pas être certaines
contrairement aux autres car, dans le rêve comme dans la réalité, 2+3=5. Mais
pourquoi adhérons-nous à ce calcul ? Parce que nous sommes convaincus de
la validité de la logique. Il est certain que 3 + 2 font 5. Encore
faut-il adhérer à la notion même de valeur chiffrée, encore faut-il croire à
cette notion abstraite du nombre (dans la nature il n’y a pas de nombre, il n’y
a même pas deux choses identiques : chaque feuille d’un arbre est
différente dans ses nervures, ses couleurs, etc.), encore faut-il croire à la
notion de perfection, de vérité, de résultat. Tout ceci est finalement fondé
sur l’idée qu’il y a une perfection, un sens. Ne pourrait-on pas imaginer que l’être
prenant sur lui d’ « incarner » cette vérité nous trompe ?
Descartes va presque au-delà de tout ce qui peut s’écrire, à cette époque. Il
pousse le doute aussi loin qu’il le peut et constate que rien, absolument rien
n’y résiste : « je suis contraint d’avouer que, de
toutes les opinions que j’avais autrefois reçues en ma créance pour véritables,
il n’y en a pas une de laquelle je ne puisse maintenant douter, non par aucune
inconsidération ou légèreté, mais pour des raisons très fortes et mûrement
considérées : de sorte qu’il est nécessaire que j’arrête et suspende désormais
mon jugement sur ces pensées, et que je ne leur donne pas plus de créance, que
je ferais à des choses qui me paraîtraient évidemment fausses si je désire
trouver quelque chose de constant et d’assuré dans les sciences. »
Descartes décide de ne
plus rien croire, de ne plus adhérer à ce qu’il avait toujours cru vrai
auparavant. Pour reprendre le parallèle avec le film des frères Wachovski,
« Matrix », c’est exactement comme si un homme à l’intérieur même du
caisson dans lequel les machines entretiennent un sommeil peuplé du rêve d’une
« vie littéralement programmée » parvenait à suspendre son adhésion.
Dans le scénario du film, il est un point assez difficile à admettre pour
nous : « comment se fait-il qu’un homme ait pu s’échapper de la
matrice et lancer la rébellion (Morpheus y fait référence à un moment du film).
» C’est peut-être en lisant Descartes que nous pouvons envisager une
réponse :
« Je supposerai donc qu’il y a,
non point un vrai Dieu, qui est la souveraine source de vérité, mais un certain
mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant qui a employé toute son
industrie à me tromper. Je penserai que le ciel, l’air, la terre, les couleurs,
les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons, ne sont
que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité.
Je me considérerai moi-même comme n’ayant point de mains, point d’yeux, point
de chair, point de sang, comme n’ayant aucuns sens, mais croyant faussement
avoir toutes ces choses. Je demeurerai obstinément attaché à cette pensée ; et
si, par ce moyen, il n’est pas en mon pouvoir de parvenir à la connaissance
d’aucune vérité, à tout le moins il est en ma puissance de suspendre mon
jugement. C’est pourquoi je prendrai garde soigneusement de ne point recevoir
en ma croyance aucune fausseté, et préparerai si bien mon esprit à toutes les
ruses de ce grand trompeur, que, pour puissant et rusé qu’il soit, il ne pourra
jamais rien imposer. »
Descartes décrit à ce
moment la disposition d’esprit dans laquelle il se situe à la fin de la
première méditation. Il imagine qu’un démon ou un malin génie aussi puissant
que Dieu trompe les hommes en leur faisant croire à des réalités qui sont
toutes fausses. Il considère qu’il n’a pas de corps et se maintient dans cet
état de défiance absolue à l’égard de toute information venant de l’extérieur
ou le rattachant à l’idée d’existence physique. Rien n’est donc vrai, peut-être
la notion même de vérité a-t-elle été mise dans mon esprit par ce malin génie
pour me faire croire à son subterfuge. Le fait même que cette disposition plus
que soupçonneuse soit possible peut nous
faire comprendre, non seulement ce que nous allons étudier maintenant dans la 2e
méditation mais aussi pourquoi le programme de simulation informatique de la
matrice, aussi parfaitement orchestré soit-il, ne peut pas fonctionner pour
tout le monde. Il reste dans l’esprit humain une marge de manœuvre à
l’intérieur de laquelle l’individu peut
encore choisir d’adhérer ou de ne pas adhérer, de suspendre son jugement.
C’est exactement ce lieu, ce temps de suspension à l’intérieur duquel quelque
chose de notre croyance reste encore à déterminer qui décrit finalement de
façon très précise ce qu’est « une conscience ». Les hommes qui
reçoivent toutes les stimulations neuronales qui leur décrivent la vie qui a
été programmée pour eux par la Matrice choisissent « quelque part »
d’y croire, mais que désigne ce « quelque part » (se méfier de
l’utilisation de cette expression dans toute dissertation de
philosophie) ? La conscience.
Etre conscient, c’est disposer d’un quant-à-soi, d’une interface réflexive à
l’intérieur de laquelle nous pouvons TOUT soumettre à un examen au terme duquel
nous choisirons d’adhérer ou pas à ce qui nous est imposé comme réel ou comme
vrai.
Le rapprochement entre les
derniers mots de la première méditation et l’attitude d’un homme préférant
adhérer par paresse, par peur de l’inconnu, au programme de stimulations
neuronales qui lui est proposé dans « Matrix » est réellement
troublant : « … une
certaine paresse m’entraîne insensiblement dans le train de ma vie ordinaire. Et
tout de même qu’un esclave qui jouissait dans le sommeil d’une liberté
imaginaire, lorsqu’il commence à soupçonner que sa liberté n’est qu’un songe,
craint d’être réveillé, et conspire avec ces illusions agréables pour en être
plus longuement abusé, ainsi je retombe insensiblement de moi-même dans mes
anciennes opinions, et j’appréhende de me réveiller de cet assoupissement,
de peur que les veilles laborieuses qui succéderaient à la tranquillité de ce
repos, au lieu de m’apporter quelque jour et quelque lumière dans la
connaissance de la vérité, ne fussent pas suffisantes pour éclaircir les
ténèbres des difficultés qui viennent d’être agitées. »
Explication
du texte 5 : Descartes introduit une
comparaison entre sa démarche et la découverte par Archimède (287 – 212 avant
JC) du principe du levier : « Donne-moi un point sur lequel je
puisse me tenir ferme et j’ébranlerai la terre ». Par cette citation très
connue, Archimède exprime la thèse qu’une moindre puissance peut déplacer une
masse énorme à partir d’un point d’ancrage assuré. N’importe quelle personne
entreprenant de retirer une porte de ses gonds avec une barre de fer a fait
l’expérience de cette vérité. Si nous posons le levier sur le sol et sous la
porte, nous soulèverons la porte en appuyant sur la barre qui fera balancier et
sortira la porte de ses gonds. La solidité de la barre et l’ancrage au sol
suffiront pour faire bouger le panneau de bois, avec un effort minimal.
Descartes reprend cette image pour suggérer à la fois que la masse qu’il
entreprend de déplacer est immense : toutes nos croyances, mais qu’il n’a
besoin que d’un seul point assuré pour parvenir à ses fins. A ce moment là, il
est en chute libre, comme Alice dans le terrier du lapin blanc. Il suppose que
tout est faux : trouver dans cette disposition d’esprit une seule chose
qui résiste à cette considération, c’est trouver une vérité, sortir du
scepticisme. Cette « chose » si elle existe, aussi minimale
soit-elle, sera donc aussi l’outil fondamental à partir duquel les sciences (la
capacité de l’homme de pouvoir s’appuyer sur une certitude) seront pour ainsi
dire sauvées.
Tout ce qu’il perçoit est
donc faux, puisque « nos sens nous trompent quelquefois ». Toutes les
croyances ou les idées auxquelles il adhérait avant sont également rejetées. Il
doute de son corps, de la notion même d’espace, de mouvement, de masse, de
vitesse, etc. Il exprime exactement la position des Sceptiques (Pyrrhon dans
l’Antiquité, et tout proche de lui, Montaigne) : « il n’y a rien au
monde certain. »
Nous entrons dés lors dans
une suite de questions-réponses (dans laquelle joue à plein la capacité de
distanciation acteur / spectateur dont il a déjà été question). Ce dialogue
intérieur est à la fois vertigineux, par son amplitude métaphysique, et
implacable par la rigueur de son raisonnement. Descartes ne laisse rien passer.
S’il faut être sceptique, athée, désespéré, il le sera, mais s’il trouve
quelque chose, il sortira de ce cauchemar avec une certitude irrévocable.
-
N’y-a-t-il pas quelque chose d’autre que tout ce qu’il vient d’évoquer
qui s’imposerait radicalement de soi-même ? Peut-être est-il faux que j’ai
un corps, par exemple, mais cette croyance « vient » à mon esprit,
précisément pour le tromper. Ne serait-ce pas Dieu, ou plutôt le malin Génie
qui me l’impose ? Si c’était vrai, je pourrais, au moins, avoir la
certitude que ce malin génie existe.
-
Non, car je peux être l’origine de ma propre mystification. Ce n’est pas
la peine d’en induire l’existence d’un Dieu. Quand nous rêvons, nous croyons à
des scènes fictives et notre pensée suffit à expliquer ces illusions.
-
Mais, dans ce cas, il faut bien que j’existe : « moi ».
-
Non puisque nous avons déjà prouvé que nous pouvions douter du fait
d’avoir un corps, des sens.
-
Mais je ne suis peut-être pas que cela, qu’un corps ?
-
Nous avons pourtant remis en cause l’existence de tout : ni terre,
ni ciel, ni chose extérieure, ni esprit, ni corps. Pourquoi et comment
pourrais-je me soustraire à cette remise en cause ? Que serais-je pour me
donner un tel pouvoir une telle importance ?
-
Cela même que tu mets en œuvre en ce moment : tu doutes de
l’existence de tout et suppose que tout cela n’est rien mais toi qui doutes, tu ne peux absolument pas être rien. On a beau pensé que l’on n’est rien, encore
faut-il être « quelque chose » pour penser que l’on n’est rien.
-
Mais alors quoi ?
-
Une chose qui pense. Tu n’es peut-être rien de ce que tu penses être (un
homme, une femme, une philosophe, un médecin, un père de famille, etc.), mais
tu ne peux pas penser l’être, et a fortiori te rendre compte que tu le penses
peut-être à tort, sans exister, sans être cette puissance de discernement,
cette capacité à penser, à douter, qui, en cet instant même, s’active.
-
Mais le malin génie, ne peut-il pas te faire croire que tu existes alors
que tu n’existes pas ?
-
Non pas même lui, il peut me tromper sur tout, me faire croire que je
suis ce que je ne suis pas, le fait même qu’il le fasse prouve bien que
j’existe (« qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait faire que je
ne sois rien tant que je penserai être quelque chose »)
-
….
Descartes
a touché le sol ferme. Il a fini de chuter et il détient un levier qui lui
permet de sortir du scepticisme. Il y a bel et bien une proposition sur
laquelle je peux sans aucune remise en cause possible m’appuyer comme sur une
certitude : « je suis, j’existe ». Je ne peux pas me fier
absolument à ce que je pense être mais il faut bien que je sois pour réaliser
que je ne suis peut-être pas ce que je pense être (à relire lentement). Dans la
matrice, Néo n’est pas ce « Mr Anderson » qui pense exercer le métier
d’informaticien, avoir des cheveux, etc. mais il faut bien qu’il existe, qu’il
« soit », ne serait-ce que cette conscience d’être abusée. Le pouvoir
de douter qui est en nous est la manifestation existentielle et irrécusable que
nous sommes.
C’est
pour cela qu’il peut exister des rebelles à la matrice, dans la matrice. Si
nous n’étions que du corps, que du cerveau, la matrice serait invincible, mais
nous jouissons de cette capacité de mise à distance, de dédoublement par le
biais de laquelle nous pouvons insinuer du doute à l’égard de tout ce qui nous
semble immédiatement réel. Les machines trompent cette aptitude que nous avons
de nous représenter nous-mêmes à nous-mêmes mais, de ce fait, elles ne peuvent
nous priver de cette efficience pensive, de cette petite marge de manœuvre par
le biais de laquelle nous pouvons donner notre assentiment à ces
représentations ou pas. C’est très exactement cela : la conscience ;
et ce rapport entre elle et le libre-arbitre que nous avions abordé par la
mythologie avec la Genèse s’impose à nous désormais de façon autrement plus
indiscutable, effective.
Tout
ce que Descartes évoque à propos du malin génie vaut exactement dans les mêmes
termes pour la Matrice dans le film : « qu’il me trompe tant
qu’il voudra, il ne saurait faire que je ne sois rien, tant que je penserai
être quelque chose. » Il peut s’ingénier à me faire croire une
multiplicité de mensonges au gré desquels je me prendrai pour ce que je ne suis
pas, il ne saurait parvenir à me faire « avaler » que je n’existe pas
tant que je penserai exister, tout simplement parce que les instants mêmes de
présence à soi pendant lesquels je me représente toutes ces choses fausses à
mon endroit sont nécessairement des moments d’activation d’une faculté de
pensée qui « existe », même si elle trompée quant à ce qu’elle se
représente comme vrai.
Nous pourrions utiliser un
exemple pour comprendre parfaitement tout ce que ce passage a de vraiment
« fondateur » pour la philosophie occidentale (et de fondamental pour
notre sujet) : je marche…disons que j’ai l’impression physique de marcher.
Je peux rêver que je marche. Il faut donc corriger l’énoncé du début : je
pense marcher. Que je marche vraiment ou pas, il ne fait aucun doute que je
suis parce qu’il faut bien qu’une pensée s’active pour se représenter à
elle-même marchant, que ce soit la réalité, ou pas. De cette impression que
j’ai de marcher, il ne s’ensuit pas du tout que je marche effectivement mais il
est néanmoins certain que je suis car je peux rêver que je marche mais je n’en
activerai pas moins cette pensée là, marchant ou pas. Ce n’est pas le fait
d’être un corps marchant qui prouve que j’existe (car il peut être faux), c’est
la pensée (ou la conscience) d’être un corps marchant. Au terme de ce dialogue,
je ne sais pas QUI je suis, mais je
sais QUE je suis, et plus je perçois
la profondeur du trouble dans lequel je suis dés lors que je m’aperçois que
l’on peut me tromper sur ce que je pense être, plus je me rends également
compte que l’on ne peut absolument pas me tromper sur la certitude que j’ai
d’être, tout court.
Ce passage des Méditations
me permet-il de savoir vraiment qui je suis ? On peut répondre sans jouer
sur les mots : « oui et non ». Tout ce que je sais de moi
avec une certitude que rien, selon Descartes, ne peut révoquer c’est que
j’existe mais je ne sais pas en tant que quoi j’existe, ou du moins, je sais
que j’existe en tant que conscience. Ce que la conscience me permet de savoir,
c’est donc que « je suis elle » ou plutôt que c’est par son
efficience que je me sais exister indubitablement. Pour ne plus douter de
moi-même, de mon existence, il faut que je réalise à quel point douter, c’est
la première certitude d’un « moi-même », mais encore convient-il de
préciser cette dernière formulation car il ne s’agit aucunement d’une certitude
psychologique mais métaphysique. Il n’est pas question de décrire les qualités
qui constituerait mon caractère. A parler strict, il s’agit moins de la
certitude d’un moi que de celle d’un Je, d’un « Je pense ». J’existe
en tant que je pense avant d’exister en tant que moi.
Le linguiste John Austin (1911–1960)
évoque les énoncés « performatifs », à savoir ces formules qui font
advenir ce qu’elles prononcent. Répondre : « oui » au maire
qui me demande si je veux prendre telle femme comme épouse, c’est, de fait,
devenir marié. Promettre, jurer, proclamer sont des actes performatifs qui
créent l’événement ou la condition que l’on ne fait pourtant qu’exprimer par
des mots. Les énoncés performatifs sont donc empreints d’une forme de
« magie ». Ils sont comme ces formules qui font surgir du néant des
colombes ou qui font ouvrir une porte (« Sésame ouvre-toi »). Parler,
c’est agir. Peut-on dire du « je pense, je suis » de Descartes qu’il
constitue un énoncé performatif ? Non, ou bien alors dans un sens
« décuplé », allant bien au-delà des thèses avancées par Austin. Le
linguiste nous fait comprendre qu’il est des paroles qui font advenir une
nouvelle situation : je passe de la condition de célibataire à celle
d’homme marié, par exemple, mais nous pourrions dire que ces énoncés restent
des régimes de parole, des modalités d’action valant à l’intérieur de cadres,
de conventions. Il est entendu entre les hommes que certains mots prononcés revêtent
une valeur de contrat, de promesse, d’engagement et, de ce fait, crée une
nouvelle réalité dans un contexte social.
Mais nous sommes très loin
du « je pense, je suis » de Descartes. Réaliser qu’il est impossible
de douter de son existence sans exister d’abord et fondamentalement, en tant
que conscience, c’est à la fois bien plus ou bien moins que faire advenir par
la parole une nouvelle condition juridique, ou un nouveau régime de parole, ou
une réalité politique. C’est bien moins parce que cette réalisation est
évidemment limitée à « ma » conscience de sujet, mais c’est bien plus
parce que cette conscience se découvre elle-même, par elle-même, « fondée »,
vraie, irréductible. Ma conscience peut être abusée. Ce qu’elle me représente
n’est pas nécessairement la vérité, mais le fait qu’elle soit, qu’elle s’active
par le doute, la distanciation, la réflexion, prouve que j’existe et cela est
vrai. Nous tenons bel et bien une vérité, une assise qui ne crée pas dans le
réel une situation nouvelle mais qui me donne une assurance, une certitude
réfutant le scepticisme et le relativisme. De nombreuses personnes existent
sans être passés par le raisonnement (ce n’est pas qu’un raisonnement, c’est
aussi une intuition) de Descartes, mais précisément elles ne le savent pas,
elles ne réalisent pas que c’est en tant que conscience qu’elles existent
d’abord. Elles existent sans savoir à quel point il est certain qu’elles
existent, ce qui ne manquera pas de leur donner moins d’assurance en cette vie
que quiconque a compris ce que Descartes décrit dans la seconde méditation.
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