Puis-je savoir si j’aime ?
Supposons que nous ayons adopté un plan dialectique
et que nous ayons rédigé une première partie défendant l’idée selon laquelle la
passion amoureuse, étant nécessairement irrationnelle et inconsciente, nous ne
pouvons pas savoir que nous aimons. Nous voulons maintenant lancer la seconde
partie qui va défendre la thèse opposée.
« Pourtant
si l’amour n’était que cette passion dans le feu de laquelle nous étions
exclusivement attirés vers l’autre, aveuglément épris de lui jusqu’à n’aspirer
à rien d’autre que sa proximité, sa présence, comment pourrions-nous rendre
compte de la dimension d’échange qui se joue également dans ce sentiment? Nous
n’imaginons pas qu’une relation amoureuse puisse durer bien longtemps si elle
ne « fonctionne » qu’à sens unique. Il faut que chacun des
protagonistes en retire une forme d’avantage, de bénéfice. Il existe donc une
sorte de modalité implicite de « contrat » qui permet à chacun de
partager l’apport qu’une vie à deux peut et doit représenter. Or un échange
humain n’est pas une interaction, il suppose de la part des deux contractants
une conscience de cet échange.
Nous
réalisons ainsi qu’il existe bel et bien un type d’amour passionnel, fulgurant,
« fatal » au sein duquel il nous est impossible d’insinuer la plus
petite marge de distance, de maîtrise, de responsabilisation mais il en existe
d’autres. La distinction que les philosophes grecs de l’Antiquité (notamment
Platon et Aristote) avaient l’habitude d’opérer entre Eros, Philia et Agapé
nous permet de clarifier cette ambiguité. Nous n’avons envisagé jusqu’à présent
que cet amour assimilable pour les grecs à Eros, amour qui prend, pulsion et
fascination de l’autre qu’il est difficile voire impossible de contrôler
(libido). Philia désigne au contraire l’amitié, la solidarité, l’affection, une
relation sollicitée notamment dans le rapport entre les citoyens d’une
communauté. Comprenant leur intérêt commun, les humains liés par la philia
s’apprécient, échangent et partagent leur compagnie en en retirant des
bénéfices mutuels, des « arrangements » (c’est de cet amour là que le
philosophe aime la sagesse : philo-sophie). « Agapé »,
enfin décrit un amour universel qui n’aspire qu’à donner, qu’à se vouer à
l’amour de l’humanité dans sa totalité. Il désigne alors un sentiment d’une
telle gratuité qu’il n’est pas possible de le concevoir autrement qu’en tant
qu’engagement volontaire, désintéressé mais concerté. Aimer, dans ce sens
(Agapé) c’est prendre conscience d’une dimension universelle au sein de
laquelle tout ce que nous gardons pour nous, pour notre ego est perdu. S’il est impossible, voire
inutile, de savoir que j’aime au sens d’Eros, il serait impossible d’aimer sans
conscience au sens de Philia (échange concerté). De même, Agapé porte en lui un
désintéressement tel qu’il est strictement inconcevable sans un engagement
total de l’âme, une approbation sans conditions de son être au don de soi pour
ses semblables.
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