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3 - L’inconscient et « l’anti-cogito » - Freud
et Jacques Lacan
La démarche de René Descartes peut (et même doit, dans un premier
temps) nous sembler exemplaire, inattaquable. Néanmoins cette inférence du
libre arbitre à partir du « je pense » pose question. Descartes
cherche et trouve cette transparence à soi absolue de la pensée permettant au
sujet qui pense de savoir qu’il
existe. On peut m’abuser sur « ce
que ma pensée pense » mais pas sur la réalité effective, sur le fait qu’elle pense et pour
s’effectuer ainsi, il faut bien que j’existe. Mais tout le problème vient du
caractère résolu du doute de Descartes : il veut douter, et de cette volonté de douter à laquelle rien ne
résiste, il déduit l’existence d’une pensée qui est « sienne » d’où
son existence tout court. Cette volonté de douter va jusqu’à imaginer un Dieu
trompeur, et c’est de cette représentation d’une puissance de dissimulation et
de falsification sans limite qu’il déduit l’existence de sa pensée, aussi
abusée soit-elle : « il ne saurait faire que je ne sois rien
tant que je penserai être quelque chose ». Autrement dit je serai
toujours, pour le moins, cette pensée de n’être rien manifestant nécessairement
l’existence de « quelque chose ». Peu de lignes après le passage que
nous avons étudié, Descartes poursuit ainsi :
« Mais qu’est-ce donc
que je suis ? Une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une chose qui pense ?
C’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut,
qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent.
Certes ce n’est pas peu si toutes ces
choses appartiennent à ma nature. Mais pourquoi n’y appartiendraient-elles pas
? Ne suis-je pas encore ce même qui doute presque de tout, qui néanmoins entends
et conçois certaines choses, qui assure et affirme celles-là seules être
véritables, qui nie toutes les autres, qui veux et désire d’en connaître
davantage, qui ne veux pas être trompé, qui imagine beaucoup de choses, même
quelquefois malgré moi-même, comme par l’entremise des organes du corps ? Y
a-t-il rien de tout cela qui ne soit aussi véritable qu’il est certain que je
suis, et que j’existe, quand même je dormirais toujours, et que celui qui m’a
donné l’être se servirait de toutes ses forces pour m’abuser ? Y-a-t-il aussi
aucun de ces attributs qui puisse être distingué de ma pensée, ou qu’on puisse
dire être séparé de moi-même ? Car il
est de soi si évident que c’est moi qui doute, qui entends, et qui désire,
qu’il n’est pas ici besoin de rien ajouter pour l’expliquer. »
Il s’interroge
sur tout ce qu’il peut associer à ce dernier terme de « chose qui
pense », puisque il est, en un sens fort et indiscutablement
« littéral » : « hors de doute ». Reprenons
l’exemple déjà évoqué: je marche. Cela signifie que je pense marcher. Je suis
une chose qui pense qu’elle marche, et aussi incertaine que soit la réponse à
la question de savoir si je marche effectivement, il ne fait aucun doute qu’en
tant que chose qui pense qu’elle marche, j’existe. Par conséquent toutes les
pensées, toutes les impressions et représentations que j’ai, ont au moins ce
fond de vérité qu’elles marquent le fait de mon existence.
Mais cette évidence à laquelle Descartes
fait ici référence comme pouvant se passer de toute explication, à savoir que
c’est lui qui doute, qui entends, qui désire, pose problème. Où se situe
vraiment la certitude qu’il vient, sans aucun doute, de découvrir ? Dans
le fait qu’il est lui-même une chose qui pense ou bien dans le fait qu’une
chose qui pense est ? Ce rapprochement avec lui-même qui selon lui, va de
soi, est-il si fondé qu’il ne mérite pas d’être démontré à son tour (mais
comment pourrait-il l’être ?). Reprenons notre exemple : « une
chose qui pense » pense marcher. Peut-être ne marche-t-elle pas vraiment
mais il faut bien qu’elle existe pour penser qu’elle marche, donc « cette
chose qui pense marcher » existe. C’est effectivement «
inattaquable », indubitable, mais à aucun moment de cette certitude, le
« Je » n’est entré en ligne de compte et c’est exactement ce que le
philosophe allemand Friedrich Nietzsche (1844 – 1900) opposera à la proposition
de Descartes :
« Il est pensé, donc il y a un sujet pensant », c'est à
quoi aboutit l'argumentation de Descartes. Mais cela revient à poser comme
« vraie a priori »
notre croyance au concept de
substance : dire que s'il y a de la pensée, il doit y avoir quelque
chose « qui pense », ce n'est encore qu'une façon de formuler, propre
à nos habitudes grammaticales qui suppose à tout acte un sujet agissant. Bref,
ici déjà, on construit un postulat (un principe) logique et métaphysique au
lieu de le constater simplement."
Nietzsche, La Volonté de
Puissance, 1885-1888
Nietzsche épure encore
davantage la dernière version que nous avons formulée : c’est encore trop
d’affirmer : « une chose qui pense » pense marcher. Ce que
l’on peut affirmer, c’est « une pensée de marcher est », et puis
c’est tout. Que cette pensée soit celle d’une « chose », d’une
substance, c’est encore de la supposition, c’est une conception héritée des
grammaires des langues occidentales, lesquelles nous ont finalement « dressé »,
conditionné à poser qu’aucune action ne pouvait s’effectuer sans avoir un
auteur, un moi, un agent. « J’aime » signifierait : je
déclenche en moi l’action d’aimer, mais ne serait-il pas plus juste d’affirmer,
en suivant la perspective défendue par Nietzsche : « l’action
d’aimer se déclenche en moi », voire
« l’action d’aimer se produit » ou encore « il y a de
l’amour », tout comme Charles Trenet
chante « il y a de la joie ».
Il ne nous viendrait pas en
tête que l’acte de pleuvoir soit totalement causé par le nuage ni d’investir le
nuage de la volonté de faire pleuvoir. Il existe dans la nature des
forces : la pluie, le vent, la chaleur, le froid, etc. qui déclenchent des
phénomènes de façon impersonnelle, brute, anonyme. Mais dés qu’une action
concerne l’être humain, nous faisons immédiatement dépendre les actions des
personnes. Selon Nietzsche, tout cela vient d’un principe tellement gravé dans
notre grammaire que nous ne pensons pas à le remettre en cause, soit la
structure sujet/verbe/complément (c’est le sujet qui provoque l’action du
verbe, laquelle se conjugue différemment en fonction du sujet). Descartes
serait, selon Nietzsche, victime de « ce pli ». Si nous devions
vraiment rendre compte de l’argument opposé à Descartes par Nietzsche, il
faudrait « tordre » notre façon usuelle d’utiliser notre langue et
poser que pour le philosophe allemand, « il (impersonnel) est pensé dont
il est existé » (ou encore « ça pense donc ça existe »), mais
qu’il n’est rien dans ce lien qui nous autorise à affirmer « je pense donc
je suis ».
Dans son livre « par
delà le bien et le mal, Nietzsche insiste sur ce qu’il appelle
« superstition » :
"Si
l'on parle de la superstition des logiciens, je ne me lasserai jamais de
souligner un petit fait très bref que les gens atteints de cette superstition
n'aiment guère avouer : c'est à savoir
qu'une pensée vient quand « elle » veut, non quand « je »
veux, en telle sorte que c'est falsifier les faits que de dire que
le sujet « je » est la détermination du verbe « pense ».
Quelque chose pense, mais que ce soit justement ce vieil et illustre
« je », ce n'est là, pour le dire en termes modérés, qu'une
hypothèse, qu'une allégation ; surtout, ce n'est pas une « certitude
immédiate ». Enfin, c'est
déjà trop dire que quelque chose pense, ce « quelque chose » contient
déjà une interprétation du processus
lui-même. On raisonne selon la routine grammaticale : « Penser est
une action, toute action suppose un sujet actif, donc... »
Or il se trouve que certaines pensées,
certains actes, certains faits se manifestant dans notre psychisme et dans
notre vie trouve beaucoup d’échos dans cette formulation de
Nietzsche : « Une pensée vient quand elle veut et non quand « je »
veux, alors qu’ils ne sont pas vraiment pris en compte par les thèses de
Descartes, ce sont les rêves, les lapsus, les actes manqués. Descartes
s’intéresse au rêve dans le cadre d’une démarche volontaire consistant à douter
systématiquement de ses impressions, mais la question de savoir qui pense dans
le rêve ne l’intéresse pas. La question se pose pourtant puisque le rêve n’est
pas une pensée volontaire. Quelque chose pense en nous, ou, pour suivre le fil
de la démarche de Nietzsche : penser se fait en nous sans que nous soyons
les initiateurs de ce flux d’images dont nous sommes les réceptacles passifs.
Il en va
de même pour les lapsus. Quand je suis conscient, non seulement je sais ce que
je dis, mais je dis exactement ce que je veux. Je maîtrise mes paroles, mais
voilà qu’un autre mot que celui que j’avais l’intention de dire s’intercale
dans mon discours, créant par là même un autre sens, différent de mon projet
initial. Je ne peux pas dire que cela n’a pas été pensé, car la parole qui est
sortie de ma bouche veut bien dire quelque chose sauf que ce n’est pas mon moi
conscient qui l’a prononcée. La plupart du temps, nous attribuons nos lapsus à
des dysfonctionnements de notre attention sans accorder d’importance à ce qui
est dit, en faisant semblant de ne pas nous apercevoir que ces lapsus sont bien
des affleurements à la parole d’une pensée qui en nous, n’est pas exactement la
notre tout en étant paradoxalement plus authentique, en disant éventuellement
ce que nous n’aurions pas osé dire consciemment. Nos lapsus nous en apprennent
souvent davantage sur nous-mêmes que tous nos discours conscients parce que ces
derniers, trop maîtrisés, sont joués, ou plutôt suivent le cours de la routine
sociale, de la morale de notre époque, des dynamiques d’intégration et de
figuration au sein d’un groupe, d’un milieu par lequel nous voulons être
acceptés.
Le
psychanalyste Jacques Lacan (1901 – 1981) résume cette dernière idée dans une
formulation qu’il a lui-même baptisée « l’anti-cogito » :
« Je pense où je ne suis pas donc je suis où je ne pense pas. »
« Là où je pense, c’est-à-dire là où je suis conscient, je ne suis
pas », c’est-à-dire je ne suis pas vraiment, j’agis conformément à des
conventions extérieures. Donc je suis où je ne pense pas, c’est-à-dire que je
ne suis jamais plus authentique que lorsque dans le lapsus par exemple, mon
discours conscient déraille et laisse quelque chose de mes désirs, de mes
traumatismes ou de mes souvenirs inconscients remonter inopinément à la surface
de ma prise de parole.
On
pourrait opposer à Jacques Lacan qu’il psychologise ou psychiatrise une thèse
qui dans l’esprit de Descartes est métaphysique. Le « je suis » de
Descartes (j’existe) n’a pas le même sens, en effet, que le « je
suis » de Lacan qui signifie : « je suis vraiment, ou
authentiquement », mais ce n’est pas totalement exact, si nous nous
rangeons aux arguments défendus par Friedrich Nietzsche car cette certitude
métaphysique est battue en brèche par une considération grammaticale, comme si
Descartes, aussi embarqué soit-il dans une démarche de remise en cause radicale
de toutes ses anciennes opinions omettait d’y inclure tout ce que penser doit au
langage et plus spécifiquement aux figures de notre langue. Il était impossible
au 17e siècle de faire valoir un argument de ce genre (il faut
attendre 1916 pour que Ferdinand de Saussure invente la linguistique)
Avant
Jacques Lacan, c’est Sigmund Freud (1856 – 1939) qui, le premier, a souligné et
théorisé le rôle déterminant de l’inconscient dans notre psychisme. Il y a une
quantité incroyable de faits psychiques qu’il est impossible d’expliquer sans
reconnaître en nous du dissimulé, du caché. En d’autres termes, il existe en
chacun de nous un mécanisme psychique
par le biais duquel nous créons de nous-mêmes en nous-mêmes de
l’implicite, du refoulé, du censuré, de telle sorte que ces pensées ou ces
souvenirs se manifesteront autrement et profiteront de toutes les brèches de
notre conscience, de notre comportement volontaire pour se manifester.
« Le moi n’est pas maître dans sa propre maison » dit Freud, en
considérant cette découverte de l’inconscient comme la troisième blessure
narcissique imposée par la science à l’orgueil humain (après Galilée et Darwin).
Comment
et pourquoi créons-nous inconsciemment en nous-mêmes cet étranger à nous-mêmes
qui, étrangement, est peut-être davantage nous-mêmes que notre moi conscient
(qui joue le rôle de la comédie sociale). Selon Sigmund Freud, tout être humain
est, dans les premiers âges de l’enfance, gouverné par le « ça », c’est-à-dire
le principe de satisfaction de toutes ses pulsions. Il est animé par le désir
et, contrairement à ce que toutes les théories psychiatriques et médicales
pouvaient concevoir à l’époque, ce désir est sexuel (en d’autres termes, la
sexualité n‘attend pas la puberté pour se manifester). Sans bénéficier des
moyens physiques d’exprimer cette sexualité, l’enfant va trouver une multitude
de voies « dérivées » ou « déviantes ». Notre moi se
constitue donc à partir de cette première difficulté rencontrée par le ça à
l’égard de l’exigence de satisfaction de ses pulsions. Une troisième instance
va s’imposer au fil de l’éducation de l’enfant par ses parents, c’est le
sur-moi, soit l’assimilation par le psychisme de l’autorité des tuteurs :
« Tu dois » ou « tu ne dois pas », « ces choses là ne
se font pas ». Derrière cette éducation et ces différentes interdictions
de pensées ou d’actes incorrects, c’est la morale et les règles imposées par la
société qui vont être intériorisées par l’enfant. Ce point est fondamental :
nous faisons « nôtre » cette autorité parentale, c’est-à-dire qu’une
partie de nous va se faire la porte-parole de l’interdit, de la censure.
Tous les
rouages du mécanisme de l’inconscient sont maintenant en place. Dans notre
psyché se bousculent une multitude de désirs et de souvenirs qui aspirent à
devenir conscients mais un effet de censure inconscient « filtre »,
comme à l’entrée de la conscience, les désirs corrects et ceux qui ne le sont
pas. Les « recalés » composent l’inconscient, mais ils ne seront pas
pour inopérants. Puisque l’accès à la conscience leur est interdit, ils se
manifesteront autrement au sujet, soit par les rêves, les lapsus les actes
manqués, soit par des troubles de comportement dont la dysfonctionnalité sera
proportionnelle à l’importance du traumatisme. Si le sujet se cache à lui-même
une vérité cruciale (comme l’homosexualité pour le Président Schreber) la
paranoïa ou la schizophrénie, ou la névrose seront violentes. Tout le travail
de la psychanalyse consistera à aller chercher l’origine des symptômes afin que
le patient s’accepte, s’avoue à lui-même tout ce que la censure avait refoulé.
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