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La conscience et la faute
« Dans le sommeil, dit
Alain, je suis tout mais je n’en sais rien ». Dés que je reprends
conscience, que j’établis à nouveau cette distance de moi à moi qui me permet
de savoir que je vis, je me vois exister comme au travers d’une vitrine, mais
cette intégrité dont je jouissais durant mon sommeil n’est plus. Savoir que je
vis, ce n’est plus vivre « pleinement », intégralement »,
« maintenant ». Il est assez troublant de constater que cette
alternative entre une vie pleine mais inconsciente et une vie seconde mais
connue de moi nous est finalement décrite et racontée dans l’une des histoires
les plus anciennes, les plus célèbres, mais aussi les plus fondatrices de notre
société.
Dans la Genèse, en effet,
Adam et Eve sont autorisés par Dieu à manger du fruit de l’arbre de vie mais il
leur est interdit de goûter à celui de l’arbre de la connaissance du bien et du
mal, celui qui est au milieu du jardin d’Eden. L’interdiction de l’un est la
condition de la jouissance de l’autre. Ne pas manger du fruit de l’arbre de la
connaissance du bien et du mal, c’est rester dans le giron de l’Eternel,
reconnaissables par lui et par lui seul (La première parole de Dieu après la
faute est une question : « Où es-tu ? » demande-t-il à
Adam). Se laisser séduire par la tentation du serpent, c’est au contraire avoir
les yeux ouverts, être comme Dieu et connaître la différence entre le bien et
le mal. Mais Dieu, qu’est-il ? Créateur (du monde), libre, omniscient,
moral, législateur (c’est lui qui donnera à Moïse les Tables de la Loi). Dieu
agit et il sait ce qu’il fait. Dieu est conscient, il est un sujet, il est même
« ce que c’est qu’être un sujet », le Sujet absolu (sujet au sens
d’initiateur de ses actes, et pas du tout sujet d’un monarque, puisque il est
le Monarque). « Je suis celui qui est » dit-il à Moïse pour se
« présenter ». Dieu est le symbole même de cette transparence, de ce
lien par le biais duquel ce que l’on fait est le résultat de ce que l’on veut.
Il est l’idée et l’effectuation d’une volonté libre, et il n’est pas prévu
apparemment dans ses plans qu’Adam et Eve jouissent des mêmes prérogatives.
Mais Eve cède à la
tentation et fait manger du fruit à son compagnon. Dés lors, les trois effets
du fruit se manifestent et correspondent trait pour trait à ce que nous avons
déjà évoqué comme constituant le propre de la conscience : ils se rendent
compte qu’ils sont nus (distanciation), ils acquièrent le discernement
(réflexion) et ils comprennent la différence entre le bien et le mal
(conscience morale).
C’est d’ailleurs sur ce
dernier point qu’une vraie question se pose, d’un point de vue logique,
philosophique, mais pas d’un point de vue religieux (du moins pas du point de
vue du fidèle de cette religion). Interdire n’est pas empêcher, et Dieu aurait
pu ne pas mettre cet arbre à disposition de ces créatures. En leur interdisant
de manger des fruits de cet arbre, il les « teste », mais comment
auraient-il pu prendre conscience qu’il était « mal » de manger du
fruit si la capacité de discernement du bien et du mal était précisément ce qui
vient du fruit lui-même ? Autant une contrainte, un empêchement s’exerce à
l’encontre d’un corps, autant une interdiction s’adresse à une conscience, à un
sujet doté d’un pouvoir de discernement et de libre-arbitre. Il ne servirait à
rien d’interdire quelque chose à quelqu’un qui n’aurait pas préalablement la
liberté d’acquérir cette chose. Or cette liberté, on ne voit pas bien d’où Adam
et Eve pourraient la tenir puisque ils ne sont à ce moment du récit que des
créatures inconscientes, à peine sorti du giron créateur de Dieu. L’interdit
présuppose chez Adam et Eve la jouissance d’une faculté qui paradoxalement
constitue l’objet même de l’interdiction, à savoir la conscience.
C’est précisément à la
lumière de cette contradiction que nous pouvons philosophiquement reconsidérer
cet interdit qui se révèle plutôt une alternative et l’incitation proposée par
Dieu à Adam et Eve de « choisir » : préférez-vous jouir intégralement
d’un bonheur absolu, sans limite, mais inconscient, ou bien devenir conscient
de ce que vous vivez mais perdre dés lors le contact avec l’extase de cette vie
immortelle, protégée, paradisiaque ? Manger du fruit de l’arbre de vie,
c’est bénéficier de l’accès direct à une vie immédiate.
Nous retrouvons ici la
fibre mythologique de ce récit. Un mythe a pour vocation de rendre compte de ce
qui est, de ce qui constitue notre réalité, mais en recourant à des causes
surnaturelles, magiques, irrationnelles. A partir de la malédiction, nous
reprenons pied dans notre quotidien : le bonheur désigne la plénitude d’un
état de grâce au sein duquel nous sommes, au sens propre, « ravis »,
baignés dans une dimension « extatique », absolue,
« Toute ». Or la conscience, comme le fait remarquer Alain, nous
empêche d’être « Tout », entier. Nous rendant compte de ce que nous
vivons, nous nous en séparons et lorsque c’est une joie, nous ne la vivons
qu’au travers de cette vitrine que la conscience interpose entre moi et les
autres, moi et le monde, moi et moi. Nous nous préparons à être heureux lorsque
se profile à l’horizon un événement censé nous apporter de la satisfaction,
nous nous souvenons l’avoir été, mais nous ne l’éprouvons jamais « en
direct ». « Ainsi, nous dit Pascal, nous ne vivons jamais, mais nous
espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable
que nous ne le soyons jamais. » Le bonheur est un projet, le plus
souvent un regret, mais jamais une réalité.
D’autres réalités qui constituent notre condition humaine se
voient ainsi « expliquées » (selon une modalité
« mythologique ») par ce récit : le lien entre notre mortalité
et le travail auquel nous sommes « condamnés », la souffrance. Mais
il en est également qui ont été « provoquées » historiquement par cet
épisode fondateur. Il est d’ailleurs possible de jouer du double sens du mot
« histoire » (passé et fiction) pour rendre compte de cette influence
décisive. La genèse nous raconte une « histoire » dont la puissance
est suffisante pour marquer notre histoire et s’inscrire dans nos
mentalités : le « culte » du travail, la disgrâce de la femme
(des progrès sont faits mais la misogynie est loin d’être éradiquée), la
malédiction d’une nature sur laquelle l’être humain peut intervenir puisque
elle n’est plus divine. Cette histoire fait donc aussi « notre »
Histoire, et peut-être même nous impose-t-elle un mode de considération
narrative de nous-mêmes, comme si nous étions le personnage principal d’une
histoire que nous appelons notre vie. Vivre, pour un homme ce serait construire
jour après jour sa « légende personnelle » (pour reprendre
l’expression de l’écrivain Paulo Coelho). Adam et Eve se rendent compte qu’ils
sont nus. Ils s’en « aperçoivent » et se décrivent ainsi à leurs
propres yeux, comme des personnages, des acteurs dont la vie devient mois une
réalité à vivre qu’une condition à commenter, à diriger, à revendiquer, une
histoire à raconter.
En quoi la référence à ce récit nous fait-elle
progresser dans le traitement de la question de savoir si la conscience est un
outil grâce auquel nous nous connaissons mieux nous-mêmes ? Réaliser la
puissance de l’impact historique et culturel de cette histoire revient sans
discussion à mieux comprendre l’origine de notre statut d’êtres conscients, à
la situer dans le mouvement d’une généalogie. Au-delà de l’explication
« surnaturelle », mythologique de notre conscience, ce récit fondateur
rend « réellement », historiquement compte de notre rapport à la conscience. Adam et Eve
ont commis la faute de choisir la conscience mais nous « assumons »
cet héritage, et nous l’assumons d’autant plus que cet acte même de la
revendication assumée constitue précisément l’objet même du
« péché ». L’épée flamboyante tenue par les anges pour nous empêcher
de retrouver le paradis perdu décrit exactement cette direction : quels
que soient les évènements se produisant dans l’histoire humaine, nous ne les
aborderons jamais autrement que comme ça : consciemment, douloureusement, mais aussi avec lucidité, distance et volontarisme.
Il faut suivre les implications de ce récit avec
précision : c’est d’un seul et même mouvement qu’Adam et Eve sont fautifs
et conscients de l’être puisque la faute consiste justement à être conscients.
Lorsque dans notre vie quotidienne, nous agissons mal, nous nous sentons
responsables « après coup », comme si c’était parce que nous avions
mal agi que nous nous sentions coupables. Mais ce mythe entretient finalement
l’idée que la conscience d’être ou d’agir est déjà en elle-même
« la » faute. Or, il ne s’agit pas tant ici de « rabaisser »
l’être humain que de lui assigner un mode d’être, un style d’existence, une
sorte de destin, même si ce destin paradoxalement consiste à devenir libre,
responsable, non seulement un être historique (nous ne pourrions pas être des
créatures historiques si nous étions restés dans le giron de l’Eternel) mais
maître de son histoire, pour le meilleur et pour le pire. Dans cette déchéance,
dans cette malédiction, c’est finalement une préférence, une spécificité, voire
une dignité qui finalement définissent et caractérisent la condition d’Eve et
d’Adam. L’aventure humaine commence là. Ils ont choisi le pouvoir de dire
« Je », mais qu’étaient-ils avant ? Un « Nous », un
« trois en Un ». Ils composaient avec Dieu un seul et même être, un
peu comme le tout nouveau-né qui ne dissocie pas, dans les premiers temps de sa
vie, son corps de celui de sa mère. C’est pour cela que l’Eternel ne voit pas
l’homme : « Où es-tu ? » lui demande-t-il. Dieu a créé
le monde, les forces naturelles, les éléments (pour être précis, ils les a
surtout ordonnés, dissociés), les animaux et voilà qu’il donne naissance à un
être manifestant la volonté d’avoir une volonté propre, une liberté, une
existence assignable à un sujet capable de dire « je ».
De la conscience nous pouvons donc dire qu’elle est à
la fois de nature divine puisque Dieu est conscient, et même omniscient,
créateur, libre, volontaire, comme le Dieu de Michel-Ange sur le plafond de la
Chapelle Sixtine, et qu’elle n’est pas un don divin puisque c’est l’homme qui,
en violant l’interdiction de l’Eternel, s’est doté de la capacité et du malheur
qui lui est associé d’être conscient. On pourrait dire en créant un néologisme
que l’homme est devenu le « co-décidant » de Dieu et que c’est
précisément pour éviter la « co-incidence » entre eux que Dieu l’a
chassé du Paradis Eternel.
La conscience est-elle un outil qui nous permet de
nous connaître nous-mêmes ? Oui, puisque elle est ce qui, selon ce récit,
nous caractérise et nous définit. Elle dessine un mode d’existence entre
l’animalité aveugle et la divinité omnisciente, qui trace son propre chemin,
crée sa propre histoire. Nous avons préféré la lucidité à l’insouciance et le
payons en « comptant de malheur ». Nous aurions pu nous complaire
dans une vie protégée, aveugle et brute mais, comme le dit Maurice
Merleau-Ponty, nous avons choisi le souci de l’Universel, c’est-à-dire de la
mise à distance à l’égard de cette réalité que nous pouvons dés lors essayer de
comprendre « objectivement », c’est-à-dire comme un objet, qui proche
de nous, n’est pas nous.
Dans le texte 4 de Maurice Merleau-Ponty, c’est de
cette façon qu’il faut comprendre la référence à la mission historique du
Judaïsme : « nous sommes
tous des juifs dans la mesure où nous avons le souci de l'universel, où nous ne
nous résignons pas à être seulement, et où nous voulons exister ».
Pour bien comprendre cette phrase, il convient de se souvenir que la Genèse est
dans l’Ancien testament, le livre Saint du Judaïsme. L’origine Judéo-chrétienne
de notre civilisation se manifeste culturellement ici, dans cette séparation,
dans ce souci de l’Universel. L’homme aurait pu se contenter d’être,
c’est-à-dire de suivre une vie simplement organique comme l’animal ou le
végétal sont supposées la vivre dans l’esprit de cette religion, mais nous
avons choisi d’ « exister ». Quelle est la différence ?
Exister marque un élan. Une personne qui dit « j’existe »
s’affirme comme une présence. Elle aspire à une reconnaissance. Vivre ou Etre
désigne simplement le fait d’être vivant, de répondre aveuglément aux
nécessités vitales.
Il convient cependant que nous insistions aussi, dans
l’esprit de la problématique de notre cours (la conscience est-elle un
outil pour savoir réellement qui nous sommes ou un produit dérivé de la vie en
société ?) sur le fait que la nature religieuse de ce texte ne peut être négligée. En
faisant de la conscience notre faute originelle et notre condition
structurelle, la Genèse fait advenir un modèle de société, celui d’un collectif
composé d’êtres autonomes, libres, conscients et responsables. Si Adam n’avait
pas « fauté », il n’aurait pas eu besoin de lois, de structures, de
commandements. Il est impossible, par conséquent de passer sous silence la
vocation « prescriptive » de cette histoire. Elle ne raconte pas
seulement une fiction, elle pose une « maquette », elle appelle de
ses vœux un certain type de culture, de société et c’est bel et bien ce modèle
qu’aujourd’hui encore nous suivons à la lettre (à savoir la représentation d’un
être humain maître de ses actes, responsable et autonome). L’étude de ce récit
ne nous permet donc pas de répondre définitivement à la problématique.
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