mercredi 6 septembre 2017

La conscience, l'Inconscient, le sujet (suite 1)


1)    La conscience et la faute
« Dans le sommeil, dit Alain, je suis tout mais je n’en sais rien ». Dés que je reprends conscience, que j’établis à nouveau cette distance de moi à moi qui me permet de savoir que je vis, je me vois exister comme au travers d’une vitrine, mais cette intégrité dont je jouissais durant mon sommeil n’est plus. Savoir que je vis, ce n’est plus vivre « pleinement », intégralement », « maintenant ». Il est assez troublant de constater que cette alternative entre une vie pleine mais inconsciente et une vie seconde mais connue de moi nous est finalement décrite et racontée dans l’une des histoires les plus anciennes, les plus célèbres, mais aussi les plus fondatrices de notre société.
Dans la Genèse, en effet, Adam et Eve sont autorisés par Dieu à manger du fruit de l’arbre de vie mais il leur est interdit de goûter à celui de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, celui qui est au milieu du jardin d’Eden. L’interdiction de l’un est la condition de la jouissance de l’autre. Ne pas manger du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, c’est rester dans le giron de l’Eternel, reconnaissables par lui et par lui seul (La première parole de Dieu après la faute est une question : « Où es-tu ? » demande-t-il à Adam). Se laisser séduire par la tentation du serpent, c’est au contraire avoir les yeux ouverts, être comme Dieu et connaître la différence entre le bien et le mal. Mais Dieu, qu’est-il ? Créateur (du monde), libre, omniscient, moral, législateur (c’est lui qui donnera à Moïse les Tables de la Loi). Dieu agit et il sait ce qu’il fait. Dieu est conscient, il est un sujet, il est même « ce que c’est qu’être un sujet », le Sujet absolu (sujet au sens d’initiateur de ses actes, et pas du tout sujet d’un monarque, puisque il est le Monarque). « Je suis celui qui est » dit-il à Moïse pour se « présenter ». Dieu est le symbole même de cette transparence, de ce lien par le biais duquel ce que l’on fait est le résultat de ce que l’on veut. Il est l’idée et l’effectuation d’une volonté libre, et il n’est pas prévu apparemment dans ses plans qu’Adam et Eve jouissent des mêmes prérogatives.
Mais Eve cède à la tentation et fait manger du fruit à son compagnon. Dés lors, les trois effets du fruit se manifestent et correspondent trait pour trait à ce que nous avons déjà évoqué comme constituant le propre de la conscience : ils se rendent compte qu’ils sont nus (distanciation), ils acquièrent le discernement (réflexion) et ils comprennent la différence entre le bien et le mal (conscience morale).
C’est d’ailleurs sur ce dernier point qu’une vraie question se pose, d’un point de vue logique, philosophique, mais pas d’un point de vue religieux (du moins pas du point de vue du fidèle de cette religion). Interdire n’est pas empêcher, et Dieu aurait pu ne pas mettre cet arbre à disposition de ces créatures. En leur interdisant de manger des fruits de cet arbre, il les « teste », mais comment auraient-il pu prendre conscience qu’il était « mal » de manger du fruit si la capacité de discernement du bien et du mal était précisément ce qui vient du fruit lui-même ? Autant une contrainte, un empêchement s’exerce à l’encontre d’un corps, autant une interdiction s’adresse à une conscience, à un sujet doté d’un pouvoir de discernement et de libre-arbitre. Il ne servirait à rien d’interdire quelque chose à quelqu’un qui n’aurait pas préalablement la liberté d’acquérir cette chose. Or cette liberté, on ne voit pas bien d’où Adam et Eve pourraient la tenir puisque ils ne sont à ce moment du récit que des créatures inconscientes, à peine sorti du giron créateur de Dieu. L’interdit présuppose chez Adam et Eve la jouissance d’une faculté qui paradoxalement constitue l’objet même de l’interdiction, à savoir la conscience.
C’est précisément à la lumière de cette contradiction que nous pouvons philosophiquement reconsidérer cet interdit qui se révèle plutôt une alternative et l’incitation proposée par Dieu à Adam et Eve de « choisir » : préférez-vous jouir intégralement d’un bonheur absolu, sans limite, mais inconscient, ou bien devenir conscient de ce que vous vivez mais perdre dés lors le contact avec l’extase de cette vie immortelle, protégée, paradisiaque ? Manger du fruit de l’arbre de vie, c’est bénéficier de l’accès direct à une vie immédiate.
Nous retrouvons ici la fibre mythologique de ce récit. Un mythe a pour vocation de rendre compte de ce qui est, de ce qui constitue notre réalité, mais en recourant à des causes surnaturelles, magiques, irrationnelles. A partir de la malédiction, nous reprenons pied dans notre quotidien : le bonheur désigne la plénitude d’un état de grâce au sein duquel nous sommes, au sens propre, « ravis », baignés dans une dimension « extatique », absolue, « Toute ». Or la conscience, comme le fait remarquer Alain, nous empêche d’être « Tout », entier. Nous rendant compte de ce que nous vivons, nous nous en séparons et lorsque c’est une joie, nous ne la vivons qu’au travers de cette vitrine que la conscience interpose entre moi et les autres, moi et le monde, moi et moi. Nous nous préparons à être heureux lorsque se profile à l’horizon un événement censé nous apporter de la satisfaction, nous nous souvenons l’avoir été, mais nous ne l’éprouvons jamais « en direct ». « Ainsi, nous dit Pascal, nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. » Le bonheur est un projet, le plus souvent un regret, mais jamais une réalité.
D’autres réalités qui constituent notre condition humaine se voient ainsi « expliquées » (selon une modalité « mythologique ») par ce récit : le lien entre notre mortalité et le travail auquel nous sommes « condamnés », la souffrance. Mais il en est également qui ont été « provoquées » historiquement par cet épisode fondateur. Il est d’ailleurs possible de jouer du double sens du mot « histoire » (passé et fiction) pour rendre compte de cette influence décisive. La genèse nous raconte une « histoire » dont la puissance est suffisante pour marquer notre histoire et s’inscrire dans nos mentalités : le « culte » du travail, la disgrâce de la femme (des progrès sont faits mais la misogynie est loin d’être éradiquée), la malédiction d’une nature sur laquelle l’être humain peut intervenir puisque elle n’est plus divine. Cette histoire fait donc aussi « notre » Histoire, et peut-être même nous impose-t-elle un mode de considération narrative de nous-mêmes, comme si nous étions le personnage principal d’une histoire que nous appelons notre vie. Vivre, pour un homme ce serait construire jour après jour sa « légende personnelle » (pour reprendre l’expression de l’écrivain Paulo Coelho). Adam et Eve se rendent compte qu’ils sont nus. Ils s’en « aperçoivent » et se décrivent ainsi à leurs propres yeux, comme des personnages, des acteurs dont la vie devient mois une réalité à vivre qu’une condition à commenter, à diriger, à revendiquer, une histoire à raconter.
En quoi la référence à ce récit nous fait-elle progresser dans le traitement de la question de savoir si la conscience est un outil grâce auquel nous nous connaissons mieux nous-mêmes ? Réaliser la puissance de l’impact historique et culturel de cette histoire revient sans discussion à mieux comprendre l’origine de notre statut d’êtres conscients, à la situer dans le mouvement d’une généalogie. Au-delà de l’explication « surnaturelle », mythologique de notre conscience, ce récit fondateur rend « réellement », historiquement compte de  notre rapport à la conscience. Adam et Eve ont commis la faute de choisir la conscience mais nous « assumons » cet héritage, et nous l’assumons d’autant plus que cet acte même de la revendication assumée constitue précisément l’objet même du « péché ». L’épée flamboyante tenue par les anges pour nous empêcher de retrouver le paradis perdu décrit exactement cette direction : quels que soient les évènements se produisant dans l’histoire humaine, nous ne les aborderons jamais autrement que comme ça : consciemment, douloureusement, mais aussi avec lucidité, distance et volontarisme.
Il faut suivre les implications de ce récit avec précision : c’est d’un seul et même mouvement qu’Adam et Eve sont fautifs et conscients de l’être puisque la faute consiste justement à être conscients. Lorsque dans notre vie quotidienne, nous agissons mal, nous nous sentons responsables « après coup », comme si c’était parce que nous avions mal agi que nous nous sentions coupables. Mais ce mythe entretient finalement l’idée que la conscience d’être ou d’agir est déjà en elle-même « la » faute. Or, il ne s’agit pas tant ici de « rabaisser » l’être humain que de lui assigner un mode d’être, un style d’existence, une sorte de destin, même si ce destin paradoxalement consiste à devenir libre, responsable, non seulement un être historique (nous ne pourrions pas être des créatures historiques si nous étions restés dans le giron de l’Eternel) mais maître de son histoire, pour le meilleur et pour le pire. Dans cette déchéance, dans cette malédiction, c’est finalement une préférence, une spécificité, voire une dignité qui finalement définissent et caractérisent la condition d’Eve et d’Adam. L’aventure humaine commence là. Ils ont choisi le pouvoir de dire « Je », mais qu’étaient-ils avant ? Un « Nous », un « trois en Un ». Ils composaient avec Dieu un seul et même être, un peu comme le tout nouveau-né qui ne dissocie pas, dans les premiers temps de sa vie, son corps de celui de sa mère. C’est pour cela que l’Eternel ne voit pas l’homme : « Où es-tu ? » lui demande-t-il. Dieu a créé le monde, les forces naturelles, les éléments (pour être précis, ils les a surtout ordonnés, dissociés), les animaux et voilà qu’il donne naissance à un être manifestant la volonté d’avoir une volonté propre, une liberté, une existence assignable à un sujet capable de dire « je ».
De la conscience nous pouvons donc dire qu’elle est à la fois de nature divine puisque Dieu est conscient, et même omniscient, créateur, libre, volontaire, comme le Dieu de Michel-Ange sur le plafond de la Chapelle Sixtine, et qu’elle n’est pas un don divin puisque c’est l’homme qui, en violant l’interdiction de l’Eternel, s’est doté de la capacité et du malheur qui lui est associé d’être conscient. On pourrait dire en créant un néologisme que l’homme est devenu le « co-décidant » de Dieu et que c’est précisément pour éviter la « co-incidence » entre eux que Dieu l’a chassé du Paradis Eternel.
La conscience est-elle un outil qui nous permet de nous connaître nous-mêmes ? Oui, puisque elle est ce qui, selon ce récit, nous caractérise et nous définit. Elle dessine un mode d’existence entre l’animalité aveugle et la divinité omnisciente, qui trace son propre chemin, crée sa propre histoire. Nous avons préféré la lucidité à l’insouciance et le payons en « comptant de malheur ». Nous aurions pu nous complaire dans une vie protégée, aveugle et brute mais, comme le dit Maurice Merleau-Ponty, nous avons choisi le souci de l’Universel, c’est-à-dire de la mise à distance à l’égard de cette réalité que nous pouvons dés lors essayer de comprendre « objectivement », c’est-à-dire comme un objet, qui proche de nous, n’est pas nous.


Dans le texte 4 de Maurice Merleau-Ponty, c’est de cette façon qu’il faut comprendre la référence à la mission historique du Judaïsme : « nous sommes tous des juifs dans la mesure où nous avons le souci de l'universel, où nous ne nous résignons pas à être seulement, et où nous voulons exister ». Pour bien comprendre cette phrase, il convient de se souvenir que la Genèse est dans l’Ancien testament, le livre Saint du Judaïsme. L’origine Judéo-chrétienne de notre civilisation se manifeste culturellement ici, dans cette séparation, dans ce souci de l’Universel. L’homme aurait pu se contenter d’être, c’est-à-dire de suivre une vie simplement organique comme l’animal ou le végétal sont supposées la vivre dans l’esprit de cette religion, mais nous avons choisi d’ « exister ». Quelle est la différence ? Exister marque un élan. Une personne qui dit « j’existe » s’affirme comme une présence. Elle aspire à une reconnaissance. Vivre ou Etre désigne simplement le fait d’être vivant, de répondre aveuglément aux nécessités vitales.
Il convient cependant que nous insistions aussi, dans l’esprit de la problématique de notre cours  (la conscience est-elle un outil pour savoir réellement qui nous sommes ou un produit dérivé de la vie en société ?) sur le fait que la nature religieuse de ce texte ne peut être négligée. En faisant de la conscience notre faute originelle et notre condition structurelle, la Genèse fait advenir un modèle de société, celui d’un collectif composé d’êtres autonomes, libres, conscients et responsables. Si Adam n’avait pas « fauté », il n’aurait pas eu besoin de lois, de structures, de commandements. Il est impossible, par conséquent de passer sous silence la vocation « prescriptive » de cette histoire. Elle ne raconte pas seulement une fiction, elle pose une « maquette », elle appelle de ses vœux un certain type de culture, de société et c’est bel et bien ce modèle qu’aujourd’hui encore nous suivons à la lettre (à savoir la représentation d’un être humain maître de ses actes, responsable et autonome). L’étude de ce récit ne nous permet donc pas de répondre définitivement à la problématique.



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