mardi 10 février 2015

Explication du texte de Friedrich Nietzsche extrait de l'Antéchrist


Expliquez le texte suivant. La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension du texte, du problème dont il est question.

« Que des martyrs prouvent quelque chose quant à la vérité d'une cause, cela est si peu vrai que je veux montrer qu'aucun martyr n'eut jamais le moindre rapport avec la vérité. Dans la façon qu' a un martyr de jeter sa certitude à la face de l'univers s'exprime un si bas degré d'honnêteté intellectuelle, une telle fermeture d'esprit devant la question de la vérité, que cela ne vaut jamais la peine qu'on le réfute. La vérité n'est pas une chose que l'un posséderait et l'autre non (...). Plus on s'avance dans les choses de l'esprit, et plus la modestie, l'absence de prétentions sur ce point deviennent grandes : être compétent dans trois ou quatre domaines, avouer pour le reste son ignorance...
Les martyrs furent un grand malheur dans l'histoire : ils séduisirent. Déduire qu'une cause pour laquelle un homme accepte la mort doit bien avoir quelque chose pour elle - cette logique fut un frein inouï pour l'examen, l'esprit critique, la prudence intellectuelle. Les martyrs ont porté atteinte à la vérité. Il suffit encore aujourd'hui d'une certaine cruauté dans la persécution pour donner à une secte sans aucun intérêt une bonne réputation. Comment ? Que l'on donne sa vie pour une cause, cela change-t-il quelque chose à sa valeur? Ce fut précisément l'universelle stupidité historique de tous les persécuteurs qui donnèrent à la cause adverse l'apparence de la dignité. »
                                            Nietzsche – « l’Antéchrist » (1888)
Deux logiques nous sont décrites dans ce passage : celle du martyr et celle de la recherche rationnelle de la vérité. La première consiste à fonder la vérité d’une cause ou d’une foi sur le fait que l’on accepte de subir la mort pour elle. Elle se situe donc à un niveau existentiel, personnel, ultime. Aucun homme ne peut donner plus que sa vie pour un idéal : le « raisonnement » du martyr consiste à situer la vérité dans le caractère absolu du don de soi qu’induit le sacrifice de son existence. Le rapport de la démonstration au résultat se voit donc inversé par rapport à la logique mathématique : ce n’est pas parce qu’une cause est vraie que je me tue pour elle, c’est parce que je me tue pour elle que mon sacrifice la « rend vraie ». Ce qui est supposé fonder la vérité de la thèse défendue, c’est justement le fait qu’on ne peut pas la suivre. Le geste du martyr stupéfie, impressionne, « intimide », mais il se positionne sur un registre qui est celui du pathétique et non de la raison. On ne peut pas être convaincu par le sacrifice d’un martyr, mais on peut en être ému, touché. Rien n’explique son attitude. Celle-ci fait simplement signe, « monstration » (et non démonstration) d’une intensité d’implication.
Au contraire, la logique du scientifique est fondée sur une succession de propositions qui se déduisent les unes des autres. Elle est donc rationnelle, et non existentielle. Elle est universelle et relative. Dans la description de la démarche scientifique par Karl Popper, nous retrouvons exactement l’esprit de cette humilité :

« Aucune théorie particulière ne peut jamais être considérée comme absolument certaine : toute théorie peut devenir problématique, si bien corroborée qu’elle puisse paraître aujourd’hui. Aucune théorie scientifique n’est sacro-sainte ni au-dessus de toute critique (…) C’est la tâche du scientifique que de continuer toujours de soumettre sa théorie à de nouveaux tests, et que l’on ne doit jamais déclarer qu’une théorie est définitive. Tester consiste à choisir la théorie à tester, à la combiner avec tous les types possibles de conditions initiales comme avec d’autres théories, et à comparer alors les prédictions qui en résultent avec la réalité. Si ceci conduit au désaveu de nos attentes, à des réfutations, il nous faut alors rebâtir notre théorie. »
On mesure bien à la lumière de ces affirmations qu’elle conforte la thèse de Nietzsche selon laquelle : « La vérité n’est pas une chose que l’un possèderait et l’autre non ». La vérité, c’est justement ce dont le scientifique se fait une profession, un protocole, un « principe de base », de ne jamais y prétendre. Une expérimentation « réussie » valide une hypothèse mais ne la rend pas vraie pour autant puisque elle n’a fait que confirmer dans un certain lieu et dans un certain temps la théorie testée. La ferait-on un million de fois que cela ne manifesterait pas pour autant la pertinence universelle de l’hypothèse. Autant l’échec est décisif, autant la corroboration est provisoire. Finalement, le propre d’une expérimentation scientifique consiste précisément à ne pas faire autorité mais à suivre l’évidence des faits et des déductions.

Cela contraste singulièrement avec le coup de force du martyr. Pour en donner une image approximative, on pourrait dire que le martyr se comporte un peu comme un joueur de poker qui, en mettant tout ce qu’il a sur la table, en disant « banco », espèrerait impressionner suffisamment ses adversaires pour rafler la mise. Le scientifique, au contraire, serait le joueur qui ne compterait que sur la valeur réelle de son jeu. Le martyr, c’est très exactement du « bluff », il n’est pas question de vaincre son adversaire, mais de l’intimider par la nature ultime de l’enjeu.
En suivant l’évolution du passage, nous pouvons essayer de noter les caractéristiques, qui, selon Nietzsche, définissent le martyr. Nous en relevons quatre : cette attitude est 1) théâtrale, spectaculaire 2) dogmatique et autoritaire 3) pathétique et intimidante (faire impression, émouvoir, s’impliquer plutôt qu’expliquer) 4) elle ne repose que sur la violence répressive du persécuteur (elle ne libère aucune puissance d’affirmation par elle-même).
                      Extrait d’un livre intitulé « l’Antéchrist », nous nous doutons bien que la critique de Nietzsche vise particulièrement l’importance accordée par le christianisme au martyr de Jésus (plutôt qu’à ses paroles, en fait) ainsi que tout ce qui, dans cette religion, s’appuie sur les valeurs de sacrifice, de repentance, de culpabilité, de mortification (le martyr des Saints). Le film de Pier Paolo Pasolini « L’évangile selon Saint Matthieu », en nous décrivant avec un style très dépouillé, parfois « caméra sur l’épaule », l’histoire de Jésus, ses paroles, son rapport à ses disciples, ses actes, ne fait pas la part belle à son martyr, lequel n’est après tout qu’une conséquence de prises de position nouvelles, voire révolutionnaires et violentes. « Vous ressemblez à des sépulcres blanchis, bien propres à l’extérieur mais à l’intérieur remplis de pourriture » dit Jésus aux pharisiens. Il nous faut distinguer la figure religieuse du Christ de l’existence de Jésus, et comprendre qu’autant Nietzsche essaie de démolir les ressorts de la première qui n’est qu’une construction (de Saint Paul), autant il n’attaque pas la seconde, bien au contraire.

                                     



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