Nous mesurons à quel point cette notion de « martyr » est ambiguë. Nietzsche ne critique pas ici des personnes mais une démarche. Il ne juge pas des individus mais la pseudo logique selon laquelle un comportement pourrait, valoir à titre d’argument dans la recherche du vrai. Dans l’aphorisme 54 de l’Antéchrist, il écrit : « Les fanatiques sont pittoresques, l’humanité préfère voir des attitudes que d’entendre des raisons... » . Il ne condamne pas Jésus, mais le mouvement par le biais duquel une religion va privilégier le pathétique réactif du martyr par rapport à la puissance propre d’affirmation du message.
Il est donc assez difficile d’illustrer cette notion
de martyr sans tomber dans la confusion : il y a une distinction
fondamentale entre le fait de vouloir la mort ou la souffrance pour prouver la véracité de la cause que l’on
défend et celui de défendre une cause, même si cela suppose éventuellement que
l’on meure pour elle. Dans le premier cas, on ne prend pas le risque de
l’argumentation, on n’affirme rien, on
mise sur l’onde de choc émotive de la disparition (exactement comme ces
personnes qui, au beau milieu d’une conversation, font semblant de partir après
avoir exprimé une formule à laquelle elle veulent donner un impact, comme si la
mise en scène de leur départ renforçait la pertinence argumentative de leur
propos. Elles font leur sortie comme un acteur qui sur la scène, fait son
entrée). Le martyr, c’est « faire
sa sortie ».
On parle de Jean Moulin comme d’un martyr de la résistance, mais il n’a
pas voulu faire de sa mort une preuve justifiant la résistance, il a résisté,
c’est tout. Il aurait évité la torture et l’exécution s’il l’avait pu. Il en va
tout autrement, par exemple, de l’écrivain japonais Yukio Mishima qui, après un
coup d’état raté, s’est donné la mort par Seppuku selon un rite ancien afin de
rappeler aux japonais les valeurs de sacrifice et de noblesse du Vieux Japon.
Il convient donc de reprendre les quatre critères qui, selon Nietzsche,
caractérisent le martyr, à savoir 1) le
spectaculaire 2) le dogmatisme 3) le pathétique et 4) la perversion réactive
(miser sur la répression) afin de les appliquer à différentes illustrations
du martyr proposées par le cinéma, l’histoire ou la littérature.
Travail par groupes :
1) Décrivez
l’action de la séquence et la place qu’elle occupe dans la totalité du film
(est-elle cruciale ou non ? Pourquoi ?)
2) Situez
l’extrait par rapport aux thèses défendues dans le texte proposé.
3) Le martyr tel
qu’il est décrit dans le film correspond-t-il aux quatre critères définis par
Nietzsche dans le texte ?
Exemple 1 : Gandhi de Richard
Attenborough – La désobéissance civile
« La
non-violence ne consiste pas à s'abstenir de tout combat réel, face à la
méchanceté. Au contraire, je vois dans la non-violence une forme de lutte plus
énergique et plus authentique que la simple loi du talion qui aboutit à
multiplier par deux la méchanceté. Contre tout ce qui est immoral, j'envisage
de recourir à des armes morales et spirituelles. Je ne cherche pas à émousser
le tranchant de l'arme que m'oppose le tyran en employant une lame encore plus
aiguisée que la sienne. Je m'emploie à désamorcer le ressort du conflit en
n'offrant aucune résistance d'ordre physique. Mon adversaire doit être tenu en respect par la force de l'âme. Tout
d'abord il sera décontenancé, puis il lui faudra bien admettre que cette
résistance spirituelle est invincible. S'il en convient, loin d'être humilié,
il ressort de ce combat plus noble qu'auparavant… La
non-violence est la plus grande force que l’humanité a à sa disposition. Elle
est plus puissante que l’arme la plus destructrice inventée par l’homme. La
destruction ne correspond nullement à la loi des hommes. Vivre libre c’est être
prêt à mourir, s’il le faut, de la main de son prochain, mais jamais à le tuer.
Quelle qu’en soit la raison, tout meurtre ou autre atteinte à la personne est
un crime contre l’humanité (…) Le poing qui tient ce sel pourra être brisé,
mais ce sel ne sera pas rendu volontairement. "
« Leur civilisation et notre délivrance »
- Gandhi
Exemple
2 : « La vie de David Gale » d’Alan Parker – Que peut la
mort ?
« Ce qui est important à l’approche de la
mort, c’est qu’à un certain moment nous
ne pouvons plus pouvoir ; c’est en cela justement que le sujet perd
sa maîtrise même de sujet.
Cette fin de maîtrise indique que nous avons
assumé l’exister de telle manière qu’il peut nous arriver un événement que nous n’assumons plus, pas
même de la façon dont, toujours submergé par le monde empirique, nous
l’assumons par la vision. Un événement nous arrive sans que nous ayons
absolument rien « a priori »,
sans que nous puissions avoir le moindre projet, comme cela se dit aujourd’hui.
La mort, c’est l’impossibilité d’avoir
un projet. Cette approche de la mort indique que nous sommes en relation
avec quelque chose portant l’altérité, non pas comme une détermination
provisoire, que nous pouvons assimiler par la jouissance, mais quelque chose
dont l’existence même est faite d’altérité. Ma solitude ainsi n’est pas
confirmée par la mort, mais brisée par la mort. »
« Le temps et
l’autre » - Emmanuel Lévinas
(Dans ce film, ce qui nous
est décrit, c’est précisément tout ce qu’un homme peut démontrer par sa mort,
c’est-à-dire la puissance argumentative, affirmative que le fait de mourir peut
revêtir dans une situation très précise. Le film s’oppose donc au texte dans
une certaine mesure, mais il convient ici de penser que c’est sur le fond d’une
vie légalement niée par l’application de la peine de la mort au Texas qu’un
martyr peut s’imposer comme une puissance d’affirmation de la vie. Le film se
situe finalement de bout en bout dans une perspective juridique, alors que
Lévinas se situe dans une dimension existentielle)
Exemple
3 : « Des hommes et des Dieux » de Xavier Beauvois – Le sacrifice
au quotidien
"Le poids formidable. -
Que serait-ce si, de jour ou de nuit, un démon te suivait une fois dans la plus
solitaire de tes solitudes et te disait : « Cette vie, telle que tu la vis
actuellement, telle que tu l'as vécue, il faudra que tu la revives encore une
fois, et une quantité innombrable de fois; et il n'y aura en elle rien de
nouveau, au contraire! ll faut que chaque douleur et chaque joie, chaque pensée
et chaque soupir, tout l'infiniment grand et l'infiniment petit de ta vie reviennent
pour toi, et tout cela dans la même suite et le même ordre - et aussi cette
araignée et ce clair de lune entre les arbres, et aussi cet instant et
moi-même. L'éternel sablier de l'existence sera retourné toujours à nouveau -
et toi avec lui, poussière des poussières ! » - Ne te jetterais-tu pas contre
terre en grinçant des dents et ne maudirais-tu pas le démon qui parlerait
ainsi? Ou bien as-tu déjà vécu un instant prodigieux où tu lui répondrais : «
Tu es un dieu, et jamais je n'ai entendu chose plus divine! » Si cette pensée
prenait de la force sur toi, tel que tu es, elle te transformerait peut-être,
mais peut-être t'anéantirait-elle aussi; la question « veux-tu cela encore une
fois et une quantité innombrable de fois », cette question, en tout et pour
tout, pèserait sur toutes tes actions d'un poids formidable! Ou alors combien
il te faudrait aimer la vie, que tu t'aimes toi-même pour ne plus désirer autre
chose que cette suprême et éternelle confirmation!"
Le Gai Savoir
§ 341 – Nietzsche
(Il peut
sembler paradoxal de relier un texte de Nietzsche à un film consacré au martyr
des moines de Tibhirine. Pourtant, la grande intelligence de ce film consiste à
montrer à quel point la décision de « rester », loin de s’imposer
à chaque moine comme la mise au défi d’une foi qui aurait à « faire ses
preuves », s’inscrit dans la continuité d’un sacrifice aussi discret que
quotidien qui finalement « remonte à loin ». « Ce choix tu l’as
déjà fait » dit Frère Christian à Frère Christophe. C’est à peine si la mort
ici est choisie (« on fera tout pour l’éviter »), elle apparaît
plutôt comme le dommage collatéral d’une puissance d’affirmation et d’amour de
la vie qui fonctionne au quotidien). Le personnage de frère Luc, joué par
Michaël Lonsdale, incarne parfaitement cette densité, cette lourdeur d’une
existence qui, silencieusement, « donne tout », non pas par héroïsme,
mais parce qu’il n’y a rien d’autre à faire dés lors qu’on a compris que nous
ne faisons que vivre, à chaque instant, le cycle éternel du présent )
Exemple
4 : comparaison de deux attitudes face au martyr - Savonarole et
Galilée
1) Précisez le contexte historique ainsi que la nature des faits
reprochés à ces deux condamnés.
2) Comment pouvons nous expliquer l’opposition de ces
deux attitudes face au martyr ?
3) Situez ces deux exemples historiques par rapport à la
distinction posée par Nietzsche entre les caractéristiques du martyr et la
recherche authentique de la vérité.
Sous la torture, Savonarole
avait reconnu n’avoir jamais été inspiré par Dieu mais il déclara le jour de
son exécution : « Je me rétracte. J'ai menti de peur de la
torture et je veux que cela soit su publiquement. Que les abysses (profondeurs)
de mes péchés se dissolvent dans les
abysses de votre merci. »
Savonarole,
le 23 mai 1498
« Moi, Galileo Galilei, florentin, physiquement présent devant ce
tribunal, agenouillé devant vous, Très Eminents et Révérends cardinaux
inquisiteurs dans toute la République chrétienne contre la perversité hérétique,
ayant sous les yeux les sacro-saints évangiles que je touche de mes propres
mains, je jure que j’ai toujours cru, que je crois maintenant et qu’avec
l’aide de Dieu je continuerai à croire tout ce que tient pour vrai, prêche et
enseigne la Sainte-Eglise catholique, apostolique et romaine. Attendu que ce
Saint-Office m’avait intimé juridiquement l’ordre d’abandonner la fausse
opinion selon laquelle le Soleil est au centre du monde et immobile tandis que
la Terre n’est pas au centre du monde et qu’elle est mobile, Attendu que je ne
pouvais enseigner en aucune façon la dite fausse doctrine, après qu’elle m’eût
été notifiée contraire à la Sainte-Ecriture, Attendu, d’autre part, que j’ai
écrit et donné à imprimer un livre dans lequel je traite de la doctrine déjà
condamnée, en y apportant des raisons très efficaces en sa faveur. J’ai été
jugé véhémentement suspect d’hérésie. Par conséquent, je viens d’un cœur
sincère et d’une foi non feinte abjurer, maudire et détester les susdites
erreurs et hérésies et en général toute erreur, hérésie et secte contraire à la
Sainte-Eglise. Et je jure qu’à l’avenir, je ne dirai ni affirmerai jamais plus,
ni verbalement ni par écrit, des choses qui puissent me rendre suspect
d’hérésie. Moi, Galileo Galilei, j’ai abjuré et signé de ma propre main. »
Galilée
– Lettre d’abjuration du 22 juin 1633.
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