« Nul ne saurait, de son
propre chef, non plus que contraint, transférer à qui que ce soit la totalité
de son droit naturel (1), ni son aptitude à raisonner et juger librement en
toute circonstance. Par suite, une Autorité politique qui prétend s’exercer
jusque dans les esprits est qualifiée de violente ; une majesté
souveraine, d’autre part commet une violation de droit et se rend coupable
d’usurpation à l’égard de ses sujets quand elle tente de leur imposer les
notions qu’il leur faudra accepter pour vraies ou rejeter pour fausses, ainsi
que les croyances dont devra s’inspirer leur vénération de Dieu. En effet, tout
homme jouit d’une pleine indépendance en matière de pensée et de
croyance ; jamais, fût-ce de bon
gré, il ne saurait aliéner (2) ce droit individuel. Je ne
nie point que sans subir directement l’autorité d’un autre, bien des hommes ont
l’esprit embarrassé de si nombreux et de si incroyables préjugés que leur
pensée reproduit, sans essayer de les comprendre, les paroles d’un autre :
au point que l’on semblerait tout-à-fait fondé à dire qu’ils ont aliéné leur
indépendance intérieure. Si loin toutefois que certains arrivent, en usant
d’artifices variés, à pousser une influence de ce genre, on ne saurait empêcher
que les hommes ne découvrent un jour ce fait d’expérience banale : chacun de nous préfère à toute autre sa
propre manière de voir et les pensées sont sujettes à autant de variations que
les goûts (…)
Si
considérable que soit donc le droit, dont une souveraine puissance dispose en
tous domaines (…), jamais cependant les sujets ne pourront être empêchés de
porter des jugements de tout ordre, à leur gré, ni de ressentir tel ou tel
sentiment à titre individuel. Il est bien entendu que la souveraine puissance a
le droit de considérer comme ennemis les hommes qui ne partageraient pas
absolument sa propre manière de voir dans tous les cas (…) Nous ne contestons
pas qu’elle puisse légalement exercer le règne le plus violent et faire mettre
à mort les citoyens pour un motif futile ; mais une telle conception de
son rôle, de l’avis unanime, heurte le jugement raisonnable. Cette appréciation
n’est même pas assez forte : comme la moindre manifestation violente ne
manquerait pas de mettre en danger tout l’Etat, nous pouvons affirmer que la
personne souveraine ne dispose pas de la puissance ni, par conséquent, du droit
de l’accomplir. Car on se rappelle que le droit du souverain est à la mesure de
sa puissance. »
(1)
Droit
naturel : chez Spinoza, comme chez Hobbes, le droit naturel désigne le
droit dont jouit naturellement tout être vivant de libérer toute la puissance
qu’il est capable de dispenser ;
(2)
Aliéner :
arracher à une personne son aptitude au libre-arbitre, sa capacité à décider
d’elle-même par elle-même.
Questions :
1) Pourquoi le droit naturel d’une personne ne
saurait-il être cédé à une autre ?
2) Comment Spinoza définit-il la violence d’une autorité
politique ?
3) Selon l’auteur, qu’est-ce qui doit nous permettre de
résister à toutes les tentatives de conditionnement et d’embrigadement de notre
pensée ?
4) Pour Spinoza, la violence d’un régime politique
est-elle condamnable en elle-même ? Comment peut-on la qualifier ?
Pourquoi la démonstration de l’auteur est-elle plus convaincante qu’une
condamnation morale ?
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