« Nous ne voyons pas les choses
mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur
elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence
du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres.
Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect
banal, s’insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si
cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot
lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos
propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de
personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la
haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment
lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les
mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ?
Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais, le plus
souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur.
Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le
langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même dans
les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre
individu, l’individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités
et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec
d’autres forces ; et, fascinés par l’action, attirés par elle, pour notre plus
grand bien, sur le terrain qu’elle s’est choisi, nous vivons dans une zone
mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement
aussi à nous-mêmes. »
Henri
Bergson
Quelques
éléments d’explication
Ici Bergson veut nous faire comprendre
que le besoin et le langage nous empêchent de savoir et de ressentir vraiment
qui nous sommes, ce qu’est le monde. Nous croyons exister dans un milieu que
nous connaissons mais notre rapport à la réalité n’est jamais direct d’abord
parce que nous sélectionnons parmi tout ce qui nous environne ce qui nous est utile, ensuite parce
que nous nommons les choses et les
êtres. Je suis devant un grand animal qui possède une crinière, quatre pattes
et qui hennit. Je l’appelle « cheval », mais ce terme désigne un
genre qui conviendra à tous les chevaux que je rencontrerai dans ma vie. Ce
faisant je passerai à côté de la réalité unique de ce cheval ci, je vivrai dans
un monde d’arbres, de chevaux, d’hommes, c’est-à-dire de
« généralités » alors qu’en
vérité nous ne rencontrons que des « cas particuliers » d’être.
Aristote disait qu’ « il n’y a de connaissance que du général et
d’existence que du particulier. » Cela signifie que nous ne pouvons rien
connaître qu’en le ramenant à son genre, à sa catégorie, qu’en le nommant,
mais, en même temps, nous n’accédons pas à la dimension pure de cet existant
là, de ce cheval unique, de ce sentiment indéfinissable, de cette personne
inclassable.
Je dis la vérité en disant que cet animal
est un cheval mais c’est une vérité humaine fondée sur un mode de désignation
humaine qui finalement se tient complètement en dehors de la réalité singulière
de « ce cheval » qui nécessairement n’existe comme aucun autre. En
même temps, nous mesurons l’impossibilité dans laquelle nous nous trouvons s’il
nous fallait saisir l’unicité de chaque chose, de chaque être, de chaque
sentiment : ce serait une langue étrange composée exclusivement de noms
propres. Imaginez ce qu’il nous faudrait
dire pour exprimer l’unicité de cet arbre, de chaque feuille de cet arbre, de
chaque nervure de feuille de chaque arbre, de chaque fibre constituant la
nervure unique de chaque feuille, etc. Ce ne serait pas une langue, parce
qu’utiliser des mots, c’est forcément faire entrer les choses dans des
catégories. Le problème est donc là : pour communiquer, comprendre et
utiliser ce qui nous entoure il nous faut des mots, mais en même temps utiliser
les mots, c’est renoncer à saisir ce qui fait de chaque parcelle du réel une existence unique et différente des autres.
Il en va de même pour nos sentiments. Je
peux bien m’efforcer de décrire le plus subtilement possible toutes les nuances
de l’amour que j’éprouve pour une personne : violent, intense, passionnel,
romantique, etc. Chacun de ces mots désigne une qualité générale qui pourrait
valoir pour autre chose. Mettre des mots sur un sentiment m’aide à me repérer
un peu dans la confusion de ce que j’éprouve mais, comme c’est avec des mots
communs que je qualifierai un sentiment unique, je ne dirai jamais ce qui fait
que cet amour est particulier parce qu’il est le « mien ». Je me fais
comprendre de mes semblables, je sais « globalement » ce que j’éprouve
mais ce « globalement » exprime bien le ratage complet de cette
qualification, car personne n’aime ou ne hait globalement quelqu’un d’autre. Les mots nous font croire que nous
vivons du même quand nous faisons constamment l’expérience de ce qui ne cesse de
devenir autre, d’une part parce que ce que j’éprouve n’est pas identique à ce
qu’éprouvent les autres, d’autre part parce que même en moi, ce que je ressens
change d’une seconde à l’autre.
Il y a donc un paradoxe : plus nous
mettons des mots sur nos sentiments plus nous croyons nous connaître alors
qu’en réalité plus nous étiquetons ce que nous éprouvons, plus nous nous
éloignons de la vérité de ce que nous ressentons. Je ressens un
« truc », je mets l’étiquette « amour » dessus, et c’est fini : s’il y a bien une
chose que ce « truc » n’est pas, c’est de l’amour, non pas qu’il soit
totalement étranger à cela, il est « globalement » cela mais,
justement, il n’est pas simplement cela. Finalement parler, cela revient à se
tenir toujours à côté du monde, de la vie, de soi-même, parce que nous
choisissons de caricaturer, de banaliser, de globaliser nos perceptions, nos
sentiments, notre milieu. Nous vivons dans l’approximation plutôt que de tenter
d’éprouver sans mot les choses. Nous préférons substituer à l’unicité de la
réalité, l’étiquette générale et commune des mots et nous ne faisons plus dés
lors que « jouer avec nos cubes ». Nous confondons le mot avec la
chose et croyons travailler la chose quand nous ne faisons que jongler avec des
mots. Alors pouvons-nous « tout » dire ? La réponse de Bergson
ici consiste à affirmer que « dire », c’est nécessairement passer à
côté de cette évidence au gré de laquelle rien n’est « tout ». Parler
c’est croire au « Tout », mais rien n’est tout, ce qui est, c’est
toujours du différent. Je dis que je suis amoureux, je dis l’amour comme s’il
était un « tout », ce qu’il n’est pas, en réalité. Dire, c’est
entretenir l’illusion du Tout, alors que nous n’expérimentons que la
différence.
Questions :
1) Expliquez : « les mots désignent des
genres ».
2) Pourquoi peut-on dire que les mots nous aident et en
même temps qu’ils nous font vivre dans l’illusion ? De quelle illusion
s’agit-il ? Pourquoi tenons-nous tant à nommer ce que nous vivons ?
3) Pourrions-nous
nous passer du langage ? Avez-vous parfois le sentiment que les mots vous
« limitent » ?
4) Quelle est la réponse apportée par Bergson à la
question : « peut-on tout dire ? »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire