Finalement,
dans la question : « Peut-on tout dire ? », ce sont
probablement les sens différents que revêt le « peut-on » qui
décident d’un plan possible, car, en un premier temps, nous pensons évidemment
à la question de la sincérité. "Peut-on" signifie donc "avons-nous le droit" ou "est-il légitime, éthique de tout dire?" . Dans la plupart de nos discussions, nous mentons par omission,
c’est-à-dire que nous ne disons qu’une partie de ce que nous pensons, parce que
nous n’aurions pas d’amis si nous exprimions la totalité des nos jugements, de
nos impressions. Peut-on libérer entièrement par l’expression ce que nous avons
sur le cœur ? Est-ce souhaitable ? Pouvons-nous concevoir comme une
sorte d’obligation, d’honnêteté, de « devoir », de courage, le
fait de tout faire savoir à notre entourage.
Le personnage
d’Alceste dans la pièce de Molière : « le misanthrope »
illustre parfaitement la réponse positive à cette question. Selon lui, il faut
tout dire, y compris le plus désobligeant. Son « ami » Philinte lui
oppose avec beaucoup de finesse qu’il y a, d’un côté, la vérité et, de l’autre,
la bienséance. Selon lui, on ne peut pas tout dire parce qu’il est compris de
façon implicite, c’est-à-dire cachée, qu’aucune vie sociale ne peut se
concevoir sans non-dit, sans zone d’ombre.
PHILINTE
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Mais quand
on est du monde, il faut bien que l’on rende
Quelques
dehors civils, que l’usage demande.
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ALCESTE
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Non, vous
dis-je, on devrait châtier, sans pitié,
Ce
commerce honteux de semblants d’amitié :
Je veux
que l’on soit homme, et qu’en toute rencontre,
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Le fond de
notre cœur, dans nos discours, se
montre ;
Que ce
soit lui qui parle, et que nos sentiments
Ne se masquent
jamais, sous de vains compliments.
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PHILINTE
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Il est
bien des endroits, où la pleine franchise
Deviendrait
ridicule,
et serait peu permise ;
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Et,
parfois, n’en déplaise à votre austère honneur,
Il est bon
de cacher ce qu’on a dans le cœur.
Serait-il
à propos, et de la bienséance,
De dire à
mille gens tout ce que d’eux, on pense ?
Et quand
on a quelqu’un qu’on hait, ou qui déplaît,
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Lui
doit-on déclarer la chose comme elle est ?
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ALCESTE
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Oui..
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Pouvons-nous
tout dire d’une situation sans nécessairement en trahir quelque chose du simple
fait qu’entre ce qui s’est passé et ce que nous en disons s’insinue toute la
distance du « rapport », du fait de « rapporter » un
événement. Nous savons bien que le 14 juillet, la Bastille a été prise. C’est
une vérité indiscutable mais en même temps nous savons bien qu’aucun récit
historique ne pourra exprimer avec des mots, des analyses, la richesse de ce
qui s’est effectivement produit. Le réel est nécessairement plus riche que ce
que l’on en dit. Il aura toujours par rapport à son récit ce « petit
plus » de s’être effectué. C’est exactement ce qui explique qu’après un
échec dans tel ou tel domaine, nous repensions à ce qui s’est produit et envisagions
que cela ne serait pas arrivé si… Mais aussi terrible que soit notre erreur ou
notre manque de réussite, il aura toujours cet avantage par rapport à toutes
les autres issues qui auraient pu s’effectuer d’être celle qui s’est réalisée.
Le deuxième
sens de « peut-on » dans l’énoncé peut se concevoir dans une optique
moins éthique. Il ne s’agit plus de s’interroger sur le devoir de sincérité,
mais plutôt sur la question de savoir « ce que peut » l’acte de dire.
Dans son ouvrage « quand dire, c’est faire », le philosophe John
Austin évoque ces paroles dont l’énonciation crée ce qu’elles disent. Quand je
dis « oui » à mon mariage, je fais advenir l’acte d’être marié. Lorsque
je jure de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, etc. dans un
tribunal, je m’engage à quelque chose qui tient d’un acte à l’égard duquel je
suis susceptible de poursuites pénales s’il s’avère que je mens. Il est donc
possible de dire de telle sorte que l’on fait tout advenir de ce que nous
disons : je me marie en disant que je le suis.
Mais
n’existe-t-il pas des messages dont le sens dépasse l’énonciation, c’est-à-dire
dont le contenu véritable excède le contenu littéral ? Comprendre un
message, c’est quasiment toujours saisir ce que la personne a voulu dire
au-delà de ce qu’elle a formulé. Aucun message ne signifie exactement ce que
son contenu littéral exprime parce que la compréhension se joue sur quantité
d’autres codes : les intonations, les sens implicites, l’ironie, la
répétition, etc. Dans la pièce de Shakespeare, Jules César, Marc-Antoine veut
soulever la foule contre Brutus, qui vient de tuer Jules César, sans que cela
ait l’air d’un appel à la révolte, il improvise donc un discours dans lequel
les grands mérites de César, ses conquêtes, son charisme sont mis en rapport
avec la seule « honorabilité » de Brutus : « Mais Brutus a
dit qu’il fallait tuer césar et Brutus est un homme honorable. » Au bout
d’un moment, les romains finissent par comprendre et se soulèvent contre les
conjurés.
Bien sûr, on
peut ici invoquer le fait que la situation est particulière, mais après tout ce
que fait Marc-Antoine ici consiste à utiliser la suggestion. On ne dit
pas : « révoltez-vous ! », on le suggère et il y a
dans cette puissance suggestive une subtilité que ne possède pas l’acte
littéral de dire quelque chose, c’est que les romains ne répondent pas à une
exhortation mais comprennent par eux-mêmes la nécessité d’un mouvement sur la
piste duquel Marc-Antoine n’a fait que les aiguiller. Dans cette deuxième
partie, il s’agit de s’interroger sur la question de savoir si l’on peut tout
dire ou bien s’il ne vaut pas mieux suggérer, c’est-à-dire jouer de tous les
registres de la compréhension pour faire pressentir un sens caché derrière le
sens littéral.
La troisième
partie peut se concevoir comme une réflexion sur la capacité des mots à exprimer
la vérité de nos états d’âme, de notre vécu, de notre rapport au monde. Le
texte de Bergson et l’explication que nous avons faite en cours nous permettent
de poser clairement ce problème.
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