On peut voir le fait de
vivre dans une communauté politique administrée par une autorité comme une
soumission, ou bien comme un cadre à l’intérieur duquel chaque citoyen doit
vivre pacifiquement avec ses semblables. Que se passe-t-il dés lors qu’il n’est
rien du « pouvoir » qui dépasse des limites de cette simple nécessité
et de cet enjeu ? « Le but
final de l’instauration d’un régime politique n’est pas la domination, ni la
répression des hommes ni leur soumission au joug d’un autre. Ce à quoi l’on a
visé par un tel système, c’est à libérer l’individu de la crainte, de sorte que
chacun vive, autant que possible en sécurité ; en d’autres termes conserve
au plus haut point son droit naturel de vivre et d’accomplir une action (sans
nuire ni à soi-même, ni à Autrui) ».
C’est tout le propos de
Spinoza de faire comprendre aux hommes qu’il est des règles imposées non par le
pouvoir arbitraire d’un souverain, mais par les nécessités d’une vie
communautaire pacifique et sécurisée. De fait, les hommes ont des opinions
contradictoires et opposées. Par conséquent, nous ne pourrions vivre en paix si
nous n’avions pas renoncé en vivant ensemble à agir conformément à nos opinions.
Mais ce n’est pas parce que nous ne pouvons pas faire ce que nous pensons qu’il
nous est impossible de le dire, de le penser, voire de l’enseigner. Nous sommes
tous animés par ce droit naturel de vivre, c’est-à-dire que nous sommes tous
nés avec ce droit fondamental de libérer notre puissance d’exister, en laquelle
réellement, fondamentalement, consiste notre être authentique.
Il convient donc de bien
saisir cet équilibre entre, d’une part, les exigences claires et impératives
d’une vie communautaire pacifique, et d’autre part l’absolue nécessité pour
chacun de nous de ne jamais renoncer à être lui-même, à libérer la puissance
d’exister dans laquelle il consiste, son droit naturel. Nous renonçons à agir
exclusivement en fonction de notre opinion propre, mais certainement pas à
celui de penser ce que nous pensons, à juger, à parler, à diffuser ce que nous
croyons, ce que nous jugeons bon. Spinoza parle ainsi d’ « entière
liberté ».
Il importe au plus haut
point de saisir l’importance de cette notion de droit naturel, dans le sens
particulier que leur donne des philosophes comme Spinoza et Hobbes. Aussi loin
que nous allions dans la tentative de définir ce qui justifie que nous
existions : « soutenir nos proches, défendre une cause politique ou
religieuse, servir un idéal, etc. », nous n’irons jamais plus loin ni ne
parviendrons à une conclusion plus juste que celle-ci : nous avons le
droit d’exister parce que, de fait, nous existons ». Nous ne savons pas
pourquoi ni en vue de quoi, ni si nous avons une mission sur cette terre mais nous
savons, et nous le savons parce que nous en faisons l’expérience actuelle, que
nous « sommes ». Mon droit naturel d’exister réside dans le fait pur
et simple que j’existe.
Spinoza est très opposé à
ce qu’il appelle « l’illusion du finalisme ». Il n’y a pas un sens à
chercher à l’horizon de mon existence, il y a le sens, c’est-à-dire l’élan, la
puissance, l’effort qui se constitue dans cet instant dans la réalité de cette
existence qui « s’effectue ». Aucun de nous ne fonde autrement son
droit d’exister qu’en affirmant sans cesse davantage sa puissance d’exister. C’est ma puissance d’être qui fonde mon
droit d’exister. Aucun de nous n’a à se justifier d’exister aux yeux de qui
que ce soit d’autre, parce qu’il n’existe aucune autorité qui puisse exercer sa
force sur nous au-dessus de celle qui fait que quelque chose comme
« nous » existe, à savoir l’autorité de la nature qui nous a donné
naissance.
On pourrait dire en ce sens
que toute la philosophie de Spinoza consiste à nous faire réaliser la justesse
de cette idée : chacun de nous est une certaine façon d’affirmer la
puissance pure du fait d’exister, et plus nous réalisons que nous consistons
dans cette puissance d’affirmation, plus celle-ci gagne en puissance. Moins
nous avons peur d’être et plus le fait d’être, pour la totalité de ce qui
« est », gagne en puissance.
Mais qu’en est-il, dés
lors, de la vie collective, de l’Etat, des lois, des institutions, etc ?
Tous les citoyens ont le droit d’exister puisque ils sont, mais comment faire
en sorte que leur association dans un Etat coïncide avec l’évidence de cette
nécessité naturelle qu’est la plaine affirmation de « la » puissance
d’exister ?
« Ce à quoi l’on a visé par un tel système,
c’est à libérer l’individu de la crainte de sorte que chacun vive, autant que
possible, en sécurité ; en d’autres termes conserve au plus haut point son droit naturel de vivre et d’accomplir
une action (sans nuire à soi-même, ni à autrui). Non, je le répète, le but poursuivi ne saurait être de
transformer des êtres raisonnables en bêtes ou en automates ! Ce qu’on a
voulu leur donner, c’est bien plutôt la pleine liberté de s’acquitter dans une
sécurité parfaite des fonctions de leur corps et de leur esprit. Après quoi ils
seront en mesure de raisonner plus librement, ils ne s’affronteront plus avec
les armes de la haine, de la colère, de la ruse et ils se traiteront
mutuellement sans injustice. Bref le but de l’organisation en société c’est la
liberté ! Nous avons vu que la constitution d’une communauté publique
s’opérait des lors à une simple et unique condition : toute puissance de
décision devait, à l’avenir, prendre son origine soit en la collectivité même
de tous les membres de la société, soit en quelques uns, soit en un seul
d’entre eux… (Suit alors le passage
à expliquer) » Traité théologico-politique, Spinoza.
Il faut bien comprendre que
Spinoza ne nous décrit pas ici une république idéale, comme peuvent le laisser
penser certains passages très « optimistes ». Une fois bien comprise
l’énergie dans laquelle chacune des parcelles de cet univers, de cette
« nature naturante » consiste, il ne reste plus qu’à imaginer la
constitution qui donnera aux hommes la possibilité de jouir au plus haut degré
de l’accomplissement de ce qu’ils sont : des désirs d’être, c’est-à-dire de
penser, de croire, de ressentir, de réfléchir, de s’exprimer, d’agir, etc. Or
cette possibilité passe par l’Etat, ou plus exactement par l’acceptation de la
part de tous les citoyens de la nécessité de confier à une autorité souveraine
la puissance de décision. La vie collective ne peut se concevoir pacifiquement
qu’à partir du moment où tous les citoyens renoncent à leur droit d’agir
conformément à leurs pensées.
Il faut marquer la
différence entre la liberté de pensée et la liberté d’agir, exactement comme un
temps de suspension entre penser et faire. Notre liberté de pensée est totale
mais notre liberté d’agir ne l’est pas, elle passe par l’accord avec l’autorité
souveraine de la République.
Le film « V pour
Vendetta » de James Mc Teigue décrit la lutte menée par un rebelle contre
un pouvoir despotique. Il ne fait aucun doute que l’action du film décrit les
conditions qui justifie une révolution, une réaction de la population contre
l’écrasement de leur droit naturel par un pouvoir dictatorial et hégémonique.
Spinoza condamne, de fait, la notion même de révolution mais tout dans le
discours de V n’est pas contraire aux thèses spinozistes. N’est-ce pas dans
l’exacte mesure où un peuple se départit de lui-même de son droit naturel qu’il se met lui-même en situation d’être dominé par une puissance arbitraire
et illégitime ? N’est-ce pas exactement à ce droit naturel d’être, à ce
rejet de la peur d’exister que V fait appel dans cette exhortation faite au
peuple de redevenir le peuple. A plusieurs reprises, dans son livre, Spinoza
insiste sur le fait qu’aucun homme ne peut se défaire de son droit naturel et
que le danger pour toute autorité souveraine vient davantage de l’intérieur que
de l’extérieur, c’est-à-dire de cette impossibilité pour l’individu de se
défaire de ce qu’il est, soit investi du fait de son existence de son plein
droit à exister.
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