Le 28 mars 1941, une femme
cherche des pierres prés de l’Ouse, non loin de Rodmell, en Angleterre. Elle en
remplit ses poches afin d’alourdir suffisamment son corps pour ne pas remonter
à la surface, une fois qu’elle se sera enfoncée dans l’eau. C’est la première
scène du très bon film de Stephen Daldry : « The Hours ». Ce
suicide est le contraire absolu de celui d’un autre écrivain Yukio Mishima qui
s’imposera spectaculairement le rituel du Seppuku pour protester contre les
nouvelles valeurs du Japon.
Virginia Woolf sent que la
folie gagne du terrain et l’empêche d’écrire, c’est-à-dire, en termes
spinozistes, de libérer la puissance d’existence dans laquelle elle se sait
consister. « Plutôt mourir que de
ne pas être » : c’est le sens de cette mort volontaire qui est
tout sauf théâtrale, édifiante, exemplaire. Tout artiste libère ce qu’il est et
perçoit avec lucidité le moment où s’épuise son énergie créatrice.
Nous retrouvons ici la
distinction entre vivre (être vivant) et exister (s’affirmer, venir au monde)
et la mort de Virginia Woolf marque simplement ce qui lui apparaît comme une
évidence : « nous n’avons plus rien à vivre dés lors que nous
n’avons plus les moyens d’exister ». Dans un contexte très différent,
c’est finalement ce qui nous fait comprendre que la mort de Socrate à Athènes
n’a rien d’un martyr. La sanction du tribunal consistait finalement à le
laisser vivre pourvu qu’il arrête d’exister, qu’il cesse d’être lui, à savoir
un philosophe. Cette distinction est très importante pour comprendre le texte
de Nietzsche. Il faut saisir la différence entre le fait d’aller au bout de soi
quitte à en mourir (Socrate, Virginia Woolf) et la volonté de faire de sa mort
la manifestation ultime de la justesse de sa cause (Savonarole, Mishima).
La lettre que Virginia
Woolf adresse à son mari Léonard, juste avant de mourir, formule très
clairement l’esprit de cette distinction : elle n’est pas au bout de sa
vie mais au bout de son existence, étant entendu qu’écrire, c’est son existence. Dans la pièce de Corneille
« Suréna », Palmis s’adresse violemment à Euridice la maîtresse de
Suréna qui vient de mourir en l’accusant d’avoir provoqué son décès :
« - Quoi ! Vous causez sa mort et n’avez
pas de pleurs ?
- Non
je ne pleure pas, Madame, mais je meurs. »
C’est la même absence
totale de pathétique, la même clairvoyance que celle qui s’exprime dans la
lettre de Virginia Woolf : on peut silencieusement, simplement,
discrètement, arriver à la fin de son existence, parce qu’on est allé « au
bout de soi ». Que l’on vive ou pas « après » est, en un sens,
parfaitement indifférent :
« Mon chéri,
J'ai la certitude que je
vais devenir folle à nouveau : je sens que nous ne pourrons pas supporter une
nouvelle fois l'une de ces horribles périodes. Et je sens que je ne m'en
remettrai pas cette fois-ci. Je commence à entendre des voix et je ne peux pas
me concentrer.
Alors, je fais ce qui
semble être la meilleure chose à faire. Tu m'as donné le plus grand bonheur possible.
Tu as été pour moi ce que personne d'autre n'aurait pu être. Je ne crois pas
que deux êtres eussent pu être plus heureux que nous jusqu'à l'arrivée de cette
affreuse maladie. Je ne peux plus lutter
davantage, je sais que je gâche ta vie, que sans moi tu pourrais
travailler. Et tu travailleras, je le sais.
Vois-tu, je ne peux même
pas écrire cette lettre correctement. Je ne peux pas lire. Ce que je veux dire,
c'est que je te dois tout le bonheur de ma vie. Tu t'es montré d'une patience
absolue avec moi et d'une incroyable bonté. Je tiens à dire cela - tout le
monde le sait.
Si quelqu'un avait pu me sauver, cela
aurait été toi. Je ne sais plus rien si ce n'est la certitude de ta bonté. Je
ne peux pas continuer à gâcher ta vie plus longtemps. Je ne pense pas que deux
personnes auraient pu être plus heureuses que nous l'avons été. »
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