( Il est possible de réfléchir à cette question en évoquant tout ce que "la toile" a changé par rapport à cette question de la diffusion et de l'expression de nos opinions. Dans l'optique du plan déjà évoqué, il se situerait plutôt dans la première partie, c'est-à-dire celle qui explore la dimension légale de la question)
Selon Spinoza, il est
nécessaire que notre droit d’agir soit limité puisque nous sommes tous animés
de pensées différentes et que nous n’arrêterions pas de nous battre les uns
avec les autres si nos conceptions se traduisaient par des actions. C’est
finalement l’un des arguments les plus puissants en faveur de la nécessité d’un
souverain ou d’une autorité (qui peut être démocratique) qui prend les
décisions et agit, seule, au nom de tous. Mais si notre droit d’agir est
limité, notre droit de pensée et d’expression est total et garanti à condition
qu’il ne soit pas motivé par des pulsions agressives, hostiles ou
révolutionnaires. Par conséquent, il est clair que nous ne pouvons pas tout
dire, selon lui. Tout discours exprimant une hostilité à l’égard de telle ou
telle personne ou de telle catégorie de personnes en fonction de leur
nationalité, de leur appartenance religieuse, de leurs préférences sexuelles,
etc, doit être interdit.
Pourtant nous voyons
aujourd’hui que les réseaux sociaux, les forums et ce que l’on appelle
« la toile » en général constituent une sorte de plate-forme publique
d’échanges dans lesquels se répandent une incroyable quantité de discours
haineux, racistes, homophobes, machistes, etc. (appelons les discours
« anti »). Cela ne signifie pas seulement que nous ne lisons pas
assez Spinoza, mais, plus concrètement qu’il existe, dans la plupart d’entre
nous, un désir d’agression, une pulsion de dénigrement qui éprouve la nécessité
de se faire savoir, de se publier, même et finalement surtout de façon anonyme.
En un sens, la difficulté de la justice à imposer à « la toile » les
mêmes lois que celles qui régissent les lieux publics d’expression nous permet
de voir « ce qui arrive » quand la restriction de Spinoza : « qu’il défende
son opinion par la Raison seule, non par la ruse, la colère ou la haine »
est invalidée.
Quelle attitude devons-nous adopter devant ce déversement de
bêtise, de malveillance et de méchanceté gratuite qui se répand sur le
web ? De fait, il est possible aujourd’hui de « tout dire », ou
du moins d’aller très loin dans l’expression de son antipathie,
particulièrement sur internet, mais convient-il de situer la tentative de
limitation de ce pouvoir d’expression de la haine à un niveau simplement légal,
pénal, répressif ? Est-il possible de faire comprendre que l’expression de
sa colère, de son animosité à l’encontre de telle groupe de personnes n’est pas
seulement illégale, moralement indéfendable, mais surtout « nulle »,
au sens de vide, absurde, improductive ?
On peut tout dire, malheureusement, mais peut-être sommes-nous
tellement polarisés sur cette question du droit d’expression que nous ne
réalisons pas qu’aussi exprimable que puisse être un discours de haine, il
n’est pas pour autant pensable,
assumable. Derrière une prise de position révisionniste affirmant que les
camps de la mort n’ont pas existé, il est impossible, en un sens, qu’il puisse
y avoir vraiment « quelqu’un ». Pour
affirmer un tel mensonge, il faut nécessairement se contredire en tant qu’être
humain doté d’une pensée vouée à des propositions universelles. Leurs supposées
démonstrations sont suffisamment imprégnées de présupposés idéologiques antisémites
pour que nous réalisions facilement que ce n’est pas à de l’histoire que nous
avons affaire mais à « une opinion », au pire sens de ce terme :
une prise de parti fondée sur des préjugés et dénuée de toute argumentation
rationnelle et universelle. « L’opinion
pense mal, elle ne pense pas » dit Gaston Bachelard. Racisme,
machisme, homophobie, détestation de telle ou telle classe de personnes sous
prétexte qu’elles exercent des fonctions politiques, qu’elles sont
fonctionnaires ou immigrées : tout ce fond nauséabond de propos haineux et
comminatoires tient de l’opinion.
Et c’est exactement sur ce point que la philosophie retrouve la
fondation même de sa légitimité en ceci qu’elle se caractérise comme un genre
de discours qui ne se réduit jamais à l’opinion. Jusqu’à quel point sommes-nous
libres de penser ? Dans l’une de ses plus célèbres chansons, Florent Pagny,
dans le collimateur du fisc, écrit : « vous n’aurez pas ma liberté de
pensée ». Pourquoi pas ? Mais encore faut-il vraiment l’exercer. On
peut évoquer la liberté de penser comme le bastion d’une liberté intérieure,
imprenable, mais on peut aussi l’invoquer comme l’exercice le plus littéral et
le plus urgent de notre réflexion. Penser
par soi-même, c’est seulement ça : penser.
Et la "pensée" négationniste ne
pense pas par elle-même, tout simplement parce qu’elle part d’un préjugé à partir
duquel elle invente une conception de la réalité historique différente de la
réalité du passé. Penser par soi-même revient, au contraire, à ne partir
d’aucun présupposé, à s’extraire de son milieu, de ses partis pris, de ses
principes, à reconnaître la validité de critères indiscutables comme la
convergence des témoignages, l’évidence des preuves à charge, la puissance et
la profondeur des récits de souvenirs, des aveux des bourreaux, la marque des
tatouages, etc. D’une personne qui recompose sa conception de la réalité en fonction
de ses désirs, de ses pulsions, voire de ses troubles (comme dans Shutter
Island de Scorcese), nous disons qu’elle est délirante, et il ne fait pas de
doute que le révisionnisme, avant d’être un crime, est un certain type de
délire, ce point culminant d’un délire de persécution (la croyance au complot)
qui crée dans la réalité une bulle de fiction qu’on prend pour la réalité.
La question qui se pose donc aujourd’hui est celle de savoir dans
quelle mesure ce type de délire ne trouverait pas dans la vitesse de parution
de nos opinions au sein de cette nouvelle agora qu’est la toile du web, une
sorte de fausse légitimité, entretenu par l’anonymat, par la puissance de
contagion de la haine et de la rancœur, par une sorte d’incitation à prendre
position tout de suite, comme une accélération du pouvoir du négatif. Le fait
que nous parlions presque exclusivement de la liberté d’expression et pas de
celui de la liberté de penser pourrait venir de cette interface du « tout
exprimable » qu’est « la toile » et de ceci que le temps de prendre
du recul nous est refusé au bénéfice d’un « tout à commenter ». Il
nous est plus difficile aujourd’hui de nous réserver un espace et un temps de
neutralité à l’intérieur duquel il nous serait donné de penser maintenant par
nous-mêmes, indépendamment des influences extérieures et des présupposés de
classes, de milieux ou autres.
Internet c’est la possibilité offerte d’un « temps d’attente
zéro » pour l’accès à la connaissance, à l’échange, à l’approfondissement.
C’est un outil sans équivalent qui transforme à très bon escient notre
compréhension des autres, du monde et de soi-même mais c’est aussi un espace de
parution anonyme (plus ou moins) à très grande vitesse dans lequel tout peut
être dit, même le pire, avant que la loi ne puisse toujours exercer son droit
de veto (elle ne le peut pas immédiatement). Il est difficile pour nous d’être pris dans
cette toile sans subir de plein fouet l’effet d’enrôlement de cette vitesse d’opinion facile, anonyme,
pétrie de préjugés et de convictions préfabriquées. Le fait que nous puissions
effectivement « dire beaucoup », ou du moins jouir d’une liberté
d’expression incroyablement plus grande que celle qu’autorisaient les moyens de
communication d’avant internet rend plus problématique la question de savoir si
nous le pouvons moralement, éthiquement. Les réseaux sociaux ne nous laissent
plus vraiment le temps de nous poser des questions d’éthique, ou bien « ça
se discute » précisément sur la toile c’est-à-dire dans des débats au sein
duquel il est plus urgent de dire ce qu’on pense que de penser à ce que l’on
dit (quitte éventuellement à ne pas le dire).
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