Le
martyre, c’est-à-dire l’acte par lequel un homme fait le sacrifice de sa vie
pour défendre les idéaux auxquels il croit, a toujours imposé le plus profond
respect. Nous ne voyons pas comment nous pourrions éviter d’être impressionné
par le caractère ultime de cet engagement. C’est pourtant cette notion même de
limite, de dévouement « ultime » du martyre qui pose ici question,
car même si nous avons du mal à voir au terme de quelle autre énergie que celle de
notre vie même nous pourrions aller pour défendre efficacement une cause, nous
remarquons également que notre mort volontaire ne se situe d’aucune façon sur
le terrain d’un raisonnement qui prouverait, par un travail rigoureux de
déduction, l’exactitude d’une thèse ou d’une idée. Quoi de plus noble, quoi de
plus courageux, difficile, que de donner volontairement sa vie pour une valeur ?
Mais en même temps, quoi de plus « facile », et finalement
« faux » que de faire de sa mort une preuve que l’on a raison ?
Est-ce parce que l’on est allé « au bout de soi » que l’on serait
nécessairement parvenu à franchir cet écart fondamental entre une vie physique,
terrestre, sensible et la pertinence conceptuelle d’une thèse ? N’est-ce
pas plutôt la marque d’un enfermement, d’une impossibilité à aller plus loin
que « ça », et par ce « ça », il convient d’entendre une
vie d’homme ? Le martyre séduit mais il se pourrait bien qu’il captive l’opinion
avec une efficacité proportionnelle à son indigence (sa pauvreté)
argumentative. C’est très exactement ce que Friedrich Nietzsche essaie de
démontrer dans ce passage de « l’Antéchrist » : loin de fonder
l’idéal au nom duquel ils se tuent, les martyrs le discréditent par le
caractère ultime et narcissique de leur dévouement qui, en se situant sur le
seul terrain de l’intimidation impressive, du pathétique manifeste leur
incapacité à se prouver par la procédure d’une authentique démonstration.
Nous
pouvons relever trois moments dans ce passage puisque l’auteur adopte d’abord
un point de vue épistémologique (du grec épistémè : connaissance, science
et logos: discours – l’épistémologie désigne la philosophie des sciences) en
essayant de montrer que la démarche du martyr est tout simplement « fausse »,
irrecevable dans la perspective d’une recherche rationnelle du vrai. Mais elle
n’est pas seulement invalide, elle est aussi malhonnête. Nous réalisons ainsi
le deuxième moment de cet extrait qui se situe sur le plan de l’éthique. Enfin
Nietzsche évoque l’histoire et la séduction que le martyr, malheureusement
selon lui, exerce sur les populations. Trois plans se succèdent donc dans ce
texte : épistémologique, éthique et historique.
Dans
« la vie de Brian », film humoristique des Monty Python, nous voyons
un commando suicide débouler sur le lieu du supplice du héros dont la vie est
étrangement parallèle à celle du Christ et chacun des membres s’enfoncer son
épée dans le ventre devant la croix de celui dont on pensait qu’ils étaient
venus sauver la vie. Le décalage humoristique de cette scène repose sur le fait
qu’un commando suicide composé de martyrs se doit d’abord d’être fidèle à son
appellation avant de réussir sa mission. Si c’est bien d’un commando suicide
dont il est question, il faut qu’il y ait suicide, mais s’il y a suicide, il
n’y a plus vraiment de commando, et c’est exactement dans la contradiction même
de cette absurdité que réside l’humour (noir) de ce passage. Brian assiste,
impuissant, du haut de sa croix, au martyre de cette mission de « la
dernière chance ». C’est précisément ce point qui mérite d’être évoqué,
dans la perspective de ce passage, car c’est exactement le double sens que l’on
peut donner au mot « dernière » qui permet de saisir la distinction
radicale entre la logique du martyr et celle de la démarche authentique du
vrai, selon Nietzsche.
Que
ce soit la dernière, c’est précisément ce que les martyrs du commando ont
respecté jusqu’à l’absurdité. De fait, ils n’en reviendront pas. Mais par
« dernière », ce que chacun de nous comprend dans l’expression
« dernière chance », c’est plutôt la notion de tentative, d’ultime
recours. Il faut essayer tout ce qu’on peut, libérer toute la puissance
d’initiative dont nous sommes capables en vue de réaliser la mission, quitte à
en mourir, s’il n’y a pas d’autre solution. Le commando suicide des Monty
Python a montré jusqu’où il pouvait aller, mais pas du tout pour accomplir sa
mission. Ils ont choisi un sacrifice gratuit, inutile, spectaculaire, plutôt
qu’une action efficace. En un sens, c'est bien l'absurdité du martyr telle que Nietzsche la dénonce qui est tourné en dérision par les humoristes anglais. On mesure à quel point il n’y a aucun rapport entre le martyr dénoncé par l'auteur et la non-violence défendue par Mahatma Gandhi (voir extrait
de film), tout simplement parce que le geste des indépendantistes est animé
d’une force, d’une volonté positives. Il n’est pas question de se faire frapper
pour que cela soit « vu » (même si le rôle des journalistes étrangers
est ambigu de ce point de vue) mais pour que quelque chose soit éprouvé par les
persécuteurs, quelque chose d’une force d’âme sans équivalent qui ira jusqu’à
la mort s’il le faut, mais seulement s’il le faut, et ce quelque chose est la
détermination ferme, sûre d’elle-même, d’être dans son droit en réclamant
l’indépendance de l’Inde.
Ce
qui se dit dans la nature ultime du sacrifice de soi, est-ce la limite interne
par le biais de laquelle il s’agit de faire signe d’un idéal, par un acte de
clôture, de fermeture de notre ego qui a pour sens : « j’ai voué ma
vie à… », ou bien la limite externe qui manifesterait une cohérence propre
à la valeur elle-même ? Cette notion de limite interne ou externe est
décisive au regard de la question de savoir si le martyr est facile ou
difficile. Se tuer ou chercher la mort est une démarche qui se trouve toujours
à notre portée et si nous ne faisons que manifester la puissance d’adhésion
intérieure à une idée par notre mort volontaire, la mettons-nous réellement à
l’épreuve ? Prenons nous le risque d’avoir tort ou raison ? A quel
moment sommes-nous sortis de nous-mêmes ?
C’est
exactement le summum du paradoxe du martyr que de s’enfermer dans la solitude
d’une mort volontaire en vue de renforcer une cause aux yeux des autres par le
biais d’une manifestation qui n’exerce aucune autre puissance de persuasion que
spectaculaire, démonstrative au sens de « expansive »,
« exubérante » (Il faut vraiment se méfier du double sens de « démonstration » :
autant une démonstration mathématique est rationnelle, implacable, rigoureuse
et fondée sur le raisonnement, autant une personne démonstrative est
superficielle, soucieuse d’en mettre plein la vue et de jeter de la poudre aux
yeux). Si le martyr ne donne que de
lui-même, c’est paradoxalement parce qu’il n’aspire qu’à captiver et saturer le
regard de l’autre. Il convient même de ne pas sous-estimer le pouvoir de fascination
qu’exerce sur les populations, depuis toujours, le spectacle de la mort.
Nous
percevons ici l’efficience d’un chiasme qui justifie parfaitement la
comparaison entreprise par Nietzsche entre le martyr et la démarche rationnelle
de recherche du vrai : autant le
martyr, par son sacrifice, ne sort pas de soi pour faire impression aux autres,
autant le scientifique n’avance que des propositions vérifiables et
expérimentables par les autres pour valider son hypothèse en soi. C’est
exactement sur ce point que nous pouvons expliquer la notion d’honnêteté
intellectuelle, de modestie, d’absences de prétentions. Le propre d’un
raisonnement scientifique, en effet, c’est de ne rien affirmer par lui-même. Un
mathématicien ne « pense » pas, si par ce terme on entend affirmer
idéologiquement sa position sur un problème. Ce que le scientifique pense,
c’est ce qu’il ne peut pas ne pas penser. Si ces prémices sont admises, alors
la conclusion logique que l’on peut en tirer doit l’être aussi. Il ne peut pas
en aller autrement. Il en va de même pour l'expérimentation. Galilée a pratiqué un nombre incalculable
d’expériences sur la chute des corps, notamment avec des billes dont il évaluait la
vitesse le long d’une rampe avec un certain degré d’inclinaison (voir
le texte de Kant). Il n’est pas question d’affirmer quoi que ce soit « par
soi, de soi-même » mais toujours dans le rapport extérieur avec le langage
universel des mathématiques ou avec le réel. Ce qui justifie qu’une proposition
scientifique puisse être tenue, c’est précisément qu’elle ne soit par aucun
biais contenue, enfermée dans les limites « d’un moi ». Au contraire,
le martyr ne dit que cela : « MOI », jusqu’à cette mort que
rien ne l’empêche de s’infliger.
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