Nous avons
composé notre introduction et nous disposons d’un plan. Il s’agit maintenant de
rédiger le développement. Nous avons l’idée plus ou moins précise des
directions dans lesquelles nous allons nous diriger grâce à notre plan. Mais il
s’agit d’écrire les paragraphes dans chacune des parties envisagées.
Pourquoi des paragraphes ? Parce que si notre dissertation se composait
d’un seul bloc, cela signifierait que nous n’avons développé qu’une seule idée.
Le passage d’un paragraphe à un autre est très important. Il indique clairement
que nous passons un cap : nous avons posé, justifié et suivi les
implications d’une thèse forte, d’une prise de position argumentée sur le sujet
et cela nous conduit tout naturellement à approfondir, dépasser, éventuellement
à mettre en question l’idée que nous venons d’examiner.
Pour bien
comprendre cette étape essentielle de la rédaction d’un paragraphe, il s’agit
de situer d’abord « l’atmosphère » de l’écriture philosophique. Nous
n’écrivons pas pour nous faire accepter, reconnaître, encore moins aimer par
celles et ceux qui nous liront. Il y a une « tension » dans cette
écriture, et cette tension est parfaitement « modélisée » par la
neutralité de la page blanche sur laquelle nous écrivons. Bien sûr, il y a
l’intérêt d’obtenir une bonne note mais cet objectif ne saurait être le seul.
Il est lui-même dépassé par une autre considération qui sera plus décisive que
lui (et qui d’ailleurs décidera de lui).
A notre
échelle, avec nos moyens, il s’agit de retrouver quelque chose de la démarche
de Descartes lorsqu’il se lança dans ses méditations métaphysiques. Il
s’agissait pour lui de faire table rase de tous les préjugés, de tous les lieux
communs, de toutes les opinions non fondées auxquelles se rallie la majorité
par paresse et par facilité. Tout sujet de dissertation éveille d’abord en nous
ce genre de « pensées », cet afflux de choses entendues ici ou là, de
proverbes, de prises de position. Sur le fond, il n’est pas exclu que certaines
de ses opinions soient justes, mais en tant qu’opinions, elles ne sont, dans
leur forme, plus acceptables ici.
Comment
progresser dans le traitement d’une question en étant certain que chaque pas
que nous faisons est le plus assuré possible ? D’abord en étant toujours
très clair avec soi-même, et donc avec notre lecteur, ensuite en mettant en
place un processus d’implication des phrases les unes par les autres qui soit
suffisamment rigoureux pour que nous soyons sûrs de ne jamais
« lâcher » notre sujet ou de nous égarer dans la défense gratuite
d’une idée qui nous « arrange » personnellement. Il ne faut jamais
oublier que l’écriture philosophique ne peut, à aucun moment, se laisser
enfermer dans les « pour moi », « en ce qui me concerne »
ou « de mon point de vue ». Si nous nous laissons aller à écrire
« je pense que », il faut bien réaliser que notre correcteur, à juste
raison, manifestera un réflexe de défiance, voire de sanction. Nous ne sommes
pas là pour « dire » ce que nous pensons, nous sommes là pour penser,
quitte à remettre en cause toutes les thèses que nous avons défendues jusque
là, sans les avoir jamais examinées vraiment.
Nous ne
sommes pas dans une discussion animée, accoudé au comptoir d’un bar avec des
amis. Nous ne sommes plus pris dans ces petits jeux de séduction dans lesquels
il s’agit de faire rire les autres, de se faire aimer d’eux, de critiquer ce
que nos amis critiquent pour que la dynamique de groupe fonctionne à plein. Ici
(c’est-à-dire dans l’espace délimité par la feuille blanche) il y a d’abord
nous et une question. Il y a aussi un contexte philosophique qui nous détache
d’emblée de ce qui, en nous, serait personnel, subjectif ou politiquement
engagé. Peut-être ne sommes-nous pas habitués à un tel dépouillement, à un tel
silence, à une telle exigence de retenue par rapport au personnage que nous
jouons dans la comédie sociale, familiale ou professionnelle, mais c’est comme
ça, et Descartes ne s’est pas lancé dans les méditations en tant que soldat (il
était soldat à l’époque), ou français, ou né en Touraine, ou quelque autre
particularité de son existence.
Mais
comment maintenir ce climat impersonnel tout au long de notre travail ?
Evidemment en s’interdisant toute référence à notre vie privée et toute
formulation visant à limiter le terrain d’application de nos thèses (Je crois…
je parle pour moi, etc.). Mais il convient aussi que nos propositions se
« tiennent », qu’elles soient constamment reliées les unes aux autres
par un processus d’implication permanente et logique. Si nous écrivons ceci
c’est que nous avions posé précédemment cela. Il importe donc d’utiliser
constamment des connecteurs logiques (Mais – Donc – Car – Par conséquent –
Cependant – Néanmoins – etc.) pour à la fois manifester cette implication et la
connoter (cause, conséquence, contradiction, etc.)
Nous
pouvons, pour donner un exemple de ce type d’écriture, nous situer, par rapport
au sujet : « Puis-je savoir que j’ai raison ? » au
tout début de la deuxième partie projetée dans notre plan. Nous venons de
réfléchir à la possibilité de déterminer un critère objectif qui nous
permettrait de savoir que nous sommes dans le vrai. Mais il s’agit maintenant
d’insister sur la multiplicité de sens de cette expression :
Il existe donc, selon Descartes, un critère
qui nous permet de savoir que nous avons raison quand nous affirmons que nous
existons, c’est la résistance à un doute profond, méthodique et radical (nous
supposons que cette démonstration faisait l’objet du précédent paragraphe).
Avoir raison signifie ici dire une vérité indiscutable, fondée, assurée. Mais
je peux aussi avoir raison en agissant bien, c’est-à-dire moralement, ou bien
encore efficacement dans la visée d’une perspective précise. Si mon but
est par exemple d’acquérir le pouvoir, j’ai raison de séduire la majorité de la
population par des discours mensongers et prometteurs. Mais au regard de
la morale, je n’ai pas raison d’adopter cette attitude. Par conséquent
nous réalisons qu’avoir raison désigne finalement la conformité de moyens en
vue d’un objectif. Relativement à tel but, je peux avoir raison d’accomplir un
geste inconvenant, inadapté voire interdit au regard d’une autre finalité. La
question : « Puis-je savoir que j’ai raison ? » prend donc
un sens particulier dés que nous prenons en considération cette plurivocité. Il
ne s’agit pas de savoir si j’ai raison de faire ceci ou cela au regard de tel
ou tel objectif, mais plutôt de s’interroger sur la possibilité d’un objectif
ou d’une perspective qui l’emporterait sur toutes les autres. Existe-t-il
vraiment une perspective (morale, pratique, politique, économique, scientifique,
etc.) à l’intérieur de laquelle il serait plus justifié d’avoir raison qu’une
autre, ou bien sommes-nous renvoyés à cette confrontation perpétuelle de
perspectives relatives déployant chacune dans leur ordre propre une démarche
visant à avoir raison au regard de leurs critères exclusifs ?
Ce
paragraphe opère la transition entre la première et la deuxième partie. Nous
pensions avoir résolu la question dans la partie précédente mais ce paragraphe
relance le questionnement en relevant un nouveau problème : savoir que
l’on a raison, ce n’est pas seulement mettre en œuvre un doute méthodique pour
voir s’il en sortira quelque chose de certain, c’est aussi se rendre compte de
la relativité d’une telle expression, ce qui pose de nouvelles interrogations
(pourquoi avoir raison en science serait-il « mieux » qu’avoir raison
en politique, par exemple ?). Nous voyons bien dans ce paragraphe l’unité
d’une démarche se déployer, c’est celle qui consiste à prendre encore plus de
recul par rapport au problème posé par le sujet. Il s’agit d’ouvrir vers la
question qui fera l’objet de toute la deuxième partie. L’utilisation fréquente
de connecteurs logiques prouve l’implication de toutes les propositions
évoquées les unes à l’égard des autres. Il faut qu’un paragraphe défende
« une » idée, accomplisse « une » fonction dans le
développement et il convient aussi qu’elle assure cette unité en reliant toutes
les phrases les unes aux autres. C’est exactement ce que signifie
l’expression : « ça se tient ». Rien n’est avancé sans
s’appuyer sur ce qui précède, comme les pierres d’une voûte qui s’appuient les
unes sur les autres pour dessiner parfaitement la courbure.
Lorsque
nous avons développé nos trois parties, nous pouvons conclure notre
dissertation en reprenant en quelques lignes le chemin que nous avons parcouru
(« Nous sommes partis de cette idée selon laquelle il est nécessaire de se
défaire de cet attachement premier à nos opinions pour savoir que nous avions
raison, ce qui nous a conduit à…). Dans un second temps, il est clair que notre
troisième partie a développé ce que nous pouvions concevoir de mieux pour
éclairer le problème. Nous y sommes allés le plus loin dans l’exploration des
présupposés rendant possible la question du sujet. Nécessairement, une réponse
peut être déduite de cet angle de vue, censé être le plus subtil.
Exemple : « Comment savoir que l’on a raison
dans un univers en expansion infinie ? En ramenant sans cesse ses
jugements à la mesure de cette dimension exponentielle, c’est-à-dire d’une
impossibilité structurelle de délimitation et de mesure. Ce que nous pouvons
savoir sans la moindre remise en cause possible c’est qu’avoir raison ou tort
se décide au fil d’une ligne de fracture qui, à l'image de celles que dessine la tectonique des plaques, ne cesse, à chaque instant, d’être
différente. »
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