« Je m’efforcerai de suivre la même voie où j’étais entré
hier, en m’éloignant de tout ce en quoi je pourrai imaginer le moindre doute,
tout de même que si je connaissais que cela fût absolument faux ; et je
continuerai toujours dans ce chemin, jusqu’à ce que j’aie rencontré quelque
chose de certain, ou du moins, si je ne puis autre chose, jusqu’à ce que j’aie
appris certainement, qu’il n’y a rien au monde de certain.
Ce texte est le début de la
deuxième méditation. Dans la première, Descartes nous expliquait sa démarche.
Disposant d’une période de tranquillité et d’un lieu confortable, il décide
d’examiner très rigoureusement la question de la certitude : pouvons nous
être sûrs de quelque chose ? Pour répondre sans la moindre ambiguité à
cette interrogation, il utilise une « technique » que nous pourrions
appeler « le doute méthodique ». Si l’on peut douter des témoignages
de nos sens (la vue, l’ouïe, l’odorat, etc.), alors il faut réfuter totalement
tout ce qui nous vient des sens. Il suffit que nos sens nous aient trompé une
fois pour qu’ils ne soient plus considérés comme une source fiable de jugement.
Or nous avons tous fait l’expérience de cette tromperie dans nos rêves. Nous
avions l’impression de vivre telle ou telle expérience mais tout n’était
qu’illusion. Descartes reprend sa méditation. Son but est de trouver une vérité
absolue qui n’offre pas la moindre prise aux doutes. S’il n’en trouve pas, il
donnera alors raison aux sceptiques qui soutiennent que rien ne peut être su
avec certitude.
Archimède, pour tirer le globe terrestre de sa place et le
transporter en un autre lieu, ne demandait rien qu’un point qui fût fixe et
assuré. Ainsi j’aurai droit de concevoir de hautes espérances, si je suis assez
heureux pour trouver seulement une chose qui soit certaine et indubitable.
Archimède de Syracuse (287
– 212 avant JC) est un savant grec qui a expliqué le principe du levier.
Descartes reprend ici la référence à son travail en l’utilisant comme une
image. Si nous disposons d’un point solide et stable et réalisons où se situe
le point de gravité d’un corps, nous pouvons le soulever par une action de
levier, quelque soit son poids. Descartes utilise cette affirmation d’Archimède
pour exprimer la simplicité et la rigueur de sa démarche. Il suffit de trouver
une seule vérité qui résiste au doute, mais il faut qu’elle y résiste
absolument, radicalement. Alors la preuve sera faite que nous pouvons bien « savoir »
quelque chose.
Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses ;
je me persuade que rien n’a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de
mensonges me représente ; je pense n’avoir aucun sens ; je crois que le corps,
la figure, l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon
esprit. Qu’est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peut-être rien autre
chose, sinon qu’il n’y a rien au monde de certain.
La veille, Descartes avait
donc rejeté tous les témoignages de nos sens. Puisque nous pouvons rêver en ce
moment même que nous vivons telle expérience, rien de tout ce que nous voyons,
pensons, nous remémorons n’est vraiment fondé. « Je crois que le
corps, la figure, l‘étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions
de mon esprit. » Nous avons l’impression d’avoir un corps, de voir des
figures, des silhouettes, des espaces, des corps en mouvement. Nous référons
tel ou tel corps au lieu qu’il occupe, à son « ici », etc. Mais rien
de tout cela ne s’appuie sur autre chose que des impressions, c’est-à-dire sur
des sensations qui peuvent être fictives. Donc, Descartes choisit de les
réfuter. C’est le moment de basculement de la méditation.
Le philosophe
français se représente ici une sorte de gouffre qui lui donne le vertige
(peut-être pouvons-nous le comparer, dans Matrix, à l’impression de Néo lorsque
Morpheus lui révèle que tout ce en quoi
il croyait était une fiction orchestrée par les machines). Nous ne pouvons nous
fier à aucun de nos sens. Nous ne pouvons pas savoir que nous avons raison
quand nous pensons que nous voyons telle ou telle chose devant nous. C’est
pourtant notre premier réflexe lorsque nous nous réveillons. Nous nous repérons
et nous ancrons grâce aux sensations dans un milieu qui nous « situe ».
Je sais où je suis. « Je perçois donc je suis », pourrions nous dire,
mais c’est précisément cette affirmation que Descartes détruit : percevoir
c’est pouvoir être trompé sur ce que je perçois. C’est bien ce que le rêve nous
prouve : nous y éprouvons des sensations qui ne nous mettent réellement en
contact avec aucun objet extérieur vraiment existant. Descartes choisit donc de
se défier de ses sens, de son corps. Ce n’est pas parce que nous avons un corps
que nous pouvons savoir que nous avons raison quand nous pensons que nous
existons. Ce n’est pas « là » que nous trouverons une preuve
indiscutable.
La plupart des gens ont
tendance à évoquer ce qu’ils touchent, ce qu’ils sentent comme attestation de
la véracité de ce qu’ils vivent ou croient vivre, mais Descartes contredit
totalement cette façon de penser. C’est justement parce que je le sens que
c’est peut-être « faux » puisque le rêve est composé de sensations
« auto suggérées ». Nous avons vraiment « peur » dans le
rêve, mais c’est à cause d’une situation imaginaire (que quelque chose en nous,
notre inconscient, nous raconte). Il ne faut pas oublier ici la résolution de
Descartes : rejeter « en bloc » tout ce qui « peut »
nous tromper. Nos sens nous trompent moins quand nous sommes éveillés, mais il
suffit qu’ils nous trompent « parfois » pour que leur fiabilité soit
remise en cause à jamais. Descartes s’isole de toute information qui lui vient
d’un réel extérieur « supposé » par ses sens. On pourrait dire qu’il
« ferme les fenêtres de ses sens ».
Mais que sais-je s’il n’y a point quelque autre chose différente
de celles que je viens de juger incertaines, de laquelle on ne puisse avoir le
moindre doute ? N’y a-t-il point quelque Dieu, ou quelque autre puissance, qui
me met en l’esprit ces pensées ? Cela n’est pas nécessaire ; car peut-être que
je suis capable de les produire de moi-même. Moi donc à tout le moins ne
suis-je pas quelque chose ? Mais j’ai déjà nié que j’eusse aucun sens ni aucun
corps. J’hésite néanmoins, car que s’ensuit-il de là ? Suis-je tellement
dépendant du corps et des sens, que je ne puisse être sans eux ? Mais je me
suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde, qu’il n’y avait aucun
ciel, aucune terre, aucuns esprits, ni aucuns corps ; ne me suis- je donc pas
aussi persuadé que je n’étais point ?
Or, il existe une autre
forme d’extériorité que celle d’un monde extérieur à laquelle nous croyons,
c’est celle d’un être omnipuissant, omniprésent par l’action duquel tout ce qui
est « est ». N’est-ce pas Dieu qui me donne ces fausses
impressions ? Descartes cherche une certitude. Puisque il n’en trouve pas
dans l’existence d’un monde extérieur avec lequel il n’est en contact que par
ses sens, il s’interroge sur la possibilité d’une puissance qui aurait créé la
fiction de cette extériorité. Mais le rêve, ici encore, prouve que nous n’avons
pas besoin de Dieu pour nous tromper nous-mêmes. Reste donc « moi ».
Mais que suis-je moi, puisque nous venons de remettre en cause nos sensations
physiques. Dans un autre livre, le philosophe évoque ce que nous appelons
aujourd’hui l’illusion des membres fantômes : une personne amputée de son
bras peut encore avoir mal à un membre qu’il n’a plus. Nous pouvons rêver que
nous avons un corps sans pour autant en avoir vraiment un. Mais ne suis-je
qu’un corps ? Douter du fait même que je sois un corps, n’est-ce pas
manifester une autre faculté que mes facultés physiques ? Comment
pourrais-je douter de mon corps sans être « au moins » cette
puissance d’en douter, donc de penser ? Même si je n’étais rien, je serais encore cette capacité de penser que
je ne suis rien et cette capacité, elle, n’est pas rien. Elle
« est », puisque en cet instant même elle s’effectue, elle se
produit. Jusque là,
nous n’avons fait que douter, progresser avec un sentiment croissant de panique
dans une entreprise de destruction de nos certitudes les plus ancrées, et voilà
que nous réalisons qu’en réalité pendant tout ce temps durant lequel nous
envisagions la perspective d’un néant absolu, nous n’arrêtions pas d’exercer
cela même qui nous en fait sortir : je peux bien penser que rien n’existe,
que tout est néant, encore faut-il exister pour le penser.
Non certes, j’étais sans
doute, si je me suis persuadé, ou seulement si j’ai pensé quelque chose. Mais il y a un je ne sais quel trompeur
très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper
toujours. Il n’y a donc point de doute
que je suis, s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra il ne
saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque
chose. De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné
toutes choses, enfin il faut conclure,
et tenir pour constant que cette proposition: Je suis, j’existe, est
nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois
en mon esprit. Mais je ne connais pas encore assez clairement ce que je
suis, moi qui suis certain que je suis ; de sorte que désormais il faut que je
prenne soigneusement garde de ne prendre pas imprudemment quelque autre chose
pour moi, et ainsi de ne me point méprendre dans cette connaissance, que je
soutiens être plus certaine et plus évidente que toutes celles que j’ai eues
auparavant. »
J’existe donc, et cela sans aucun doute
possible, parce que la seule chose qui puisse résister au doute, c’est le doute
lui-même, c’est-à-dire le fait de penser, donc d’exister. Imaginons une
personne qui essaie de contredire Descartes sur ce point, il faudra qu’elle
doute du doute, ce qui est impossible à effectuer puisque cela revient à
exercer la faculté même que l’on essaie inutilement de nier. Mais Descartes
revient sur la référence qu’il venait juste de citer d’un Dieu omnipuissant et
trompeur. Ce qu’il évoquait auparavant comme objet possible d’une certitude,
maintenant qu’il en a trouvé une autre à savoir le fait qu’il existe, apparaît
désormais comme une menace dont il faut triompher. Envisageons donc la
possibilité d’une puissance sans limite entièrement occupée à nous tromper pour
toute chose, dans tous les lieux, dans tous les temps (c’est exactement ce que
Matrix décrit comme œuvre de la Matrice). Elle pourrait nous tromper sur tout
ce que nous pensons vrai excepté sur l’évidence du fait que nous existons. Néo
se perçoit, dans le début du film, éveillé, habillé, libre et chevelu alors
qu’il est endormi, nu, connecté à des câbles et chauve dans une cuve, mais il
« existe ». On peut me tromper sur ce que je pense être, on ne peut
pas m’abuser sur le fait que "je suis", précisément parce que je pense et qu’on ne
peut pas tromper une faculté de penser qui n’existerait pas.
C’est finalement
tout le travail de Morpheus à l’égard de Néo : les machines nous ont tout
enlevé sauf notre vie puisque elles en ont besoin et les hommes ont la pensée
tellement chevillée au corps qu’il faut bien la nourrir de faux objets, de
représentations illusoires de leur existence mais jusqu’à quel point peut-on
distraire un homme de lui-même, jusqu’où peut-on aller dans un processus de
saturation de notre pensée par des fausses perceptions afin d’empêcher un homme
de se « récupérer », de se sentir, de se savoir être ? C’est
exactement ce que veut signifier Morpheus quand il dit à
Néo : « Je vais te dire pourquoi tu es là : tu es là parce que
tu as un savoir, un savoir que tu ne t'expliques pas mais qui t'habite, un
savoir que tu as ressenti toute ta vie. Tu sais que le monde ne tourne pas rond
sans comprendre pourquoi, mais tu le sais, comme un implant dans ton esprit, de
quoi te rendre malade. C'est ce sentiment qui t'a amené jusqu'à moi. » Ce
savoir remonte à quelque chose d’irréductible, à l’exercice d’une faculté que
les machines aussi douées soient-elles pour nous faire croire aux simulations
neuro-actives de la matrice, ne peuvent éliminer chez tous les hommes (elles le
peuvent probablement chez la plupart des hommes, mais pas chez tous). Il s’agit
tout simplement de la conscience, de la nécessité pure et brute de ne pas se
mentir à soi-même, de réaliser qu’on existe avant de se définir ou de se percevoir
comme étant tel ou tel. C’est toute la différence entre vivre et exister. Vivre
est une fonction exclusivement organique : respirer, se nourrir, dormir
sont des fonctions vitales. Les machines ont besoin que nous vivions mais elles
doivent à tout prix nous empêcher d’exister, c’est-à-dire d’assumer, d’affirmer
l’acte de notre existence, de le prendre à notre compte, d’y consentir. Néo a
un savoir parce qu’il ne peut pas vivre sans exister et c’est précisément ce
qui fait de l’action décrite dans la trilogie
Matrix un combat pour l’existence et non pour la vie. Contrairement à ce que nous pensons, la vraie question n'est pas de choisir entre la vie ou la mort mais entre l'existence et la vie. Choisir la pilule rouge c'est décider d'exister plutôt que simplement vivre.
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