Nous avons
déjà abordé, dans toutes les classes, des arguments et des références qui nous
permettent de répondre à la question abordée dans notre première partie.
Pouvons-nous trouver un critère qui nous permette de savoir que nous avons
raison en défaisant ce lien primitif, cet attachement inconditionnel de notre
personne à nos prises de position, à nos jugements, nos idées, nos actes, nos
choix, etc. ?
Le texte de
David Hume (1711 – 1776) reprend exactement cette question et désigne cet
attachement viscéral de tout homme à l’égard de son opinion comme le plus grand
obstacle à surmonter si nous voulons raisonner efficacement :
"Les hommes, pour la plupart, sont
naturellement portés à être affirmatifs et dogmatiques dans leurs opinions ;
comme ils voient les objets d’un seul côté et qu’ils n’ont aucune idée des
arguments qui servent de contrepoids, ils se jettent précipitamment dans les
principes vers lesquels ils penchent, et ils n’ont aucune indulgence pour ceux
qui entretiennent des sentiments opposés.
Il existe un
penchant naturel de chacun d’entre nous à se donner inconditionnellement raison,
à ne pas faire droit à la contradiction ni aux arguments d’autrui. Pour
illustrer cette inclination et cette incapacité à envisager une autre position
que la sienne, il suffit de prêter attention à l’écrasante majorité des avis
soutenus dans les rubriques « commentaires », dans les réseaux
sociaux, ou dans la plupart des forums internet. Il y est question de
« donner son avis », mais en aucune façon, d’amorcer une tentative
d’argumentation qui manifesterait une prise de risque, c’est-à-dire un effort pour
se situer sur un terrain objectif, neutre, dans lequel la curiosité de savoir
si nous avons raison l’emporterait sur la passion de se donner à soi-même
raison, autoritairement. « Mes pensées sont mes pensées », ou
« c’est mon opinion et je la partage » (cette dernière formule est
aussi intéressante que perverse, car « partager », c’est précisément
ce que l’auteur d’une telle maxime ne fait en aucune manière, puisque il ne
s’agit pas d’échanger, d’écouter les points de vue des autres, et c’est
exactement tout le sens de cette ironie qui, dans un même mouvement, avoue et
justifie sa propre mauvaise foi : « je sais que je ne partage rien du
tout, mais ça m’est égal, et le fait que je m’en rende compte est un
« plus »). Un défenseur du négationnisme (négation de l’existence des
chambres à gaz) s’enferme dans un discours idéologique qui ne prend pas en
compte la notion même de preuve, ou qui pousse la mauvaise foi dans une remise
en cause systématique des démonstrations pourtant irréfutables de la thèse
contraire (les films tournés par les soldats russes ou américains qui ont
libérés les camps de la mort seraient des faux, des fictions, les tatouages de
chiffres feraient parti d’une vaste supercherie, les témoignages concordants
marqueraient l’efficience de ce complot fait pour tromper l’humanité, etc. Nous
percevons bien que la mauvaise foi tourne ici au délire, à la théorie du
complot, à la paranoïa.).
Nous pouvons
reprendre ici l’argument de Karl Popper qui soutient que la différence entre
une proposition idéologique et une thèse scientifique réside dans la capacité
de cette dernière de se situer toujours en dessous d’elle-même, c’est une
hypothèse du grec hypo : « inférieur », en dessous, sous. Quelque
soit la proposition d’un scientifique (mis à part les mathématiques), elle
n’est évoquée que pour être mis en question par le biais d’un processus de
validation : l’expérience qui ne fondera jamais sa vérité de façon
définitive (entre parenthèses, Popper (1902–1994) a toujours revendiqué sa
filiation avec la philosophie sceptique de David Hume).
L’auteur
dénonce la précipitation (« précipitamment ») de toutes les opinions
dogmatiques. Il importe moins de juger que d’invoquer les principes au nom
desquels nous jugeons puis de les remettre en question jusqu’à envisager la
possibilité qu’il ne soit jamais juste de juger. C’est bien là ce que Pyrrhon
et les premiers sceptiques appelait « l’Epochè », c’est-à-dire
la suspension du jugement.
Hésiter, balancer, embarrasse leur
entendement, bloque leur passion et suspend leur action. Ils sont donc
impatients de s’évader d’un état qui leur est aussi désagréable, et ils pensent
que jamais ils ne peuvent s’en écarter assez loin par la violence de leurs
affirmations et l’obstination de leur croyance.
En quelques
mots, Hume apporte un éclairage particulièrement pertinent et révélateur sur de
nombreuses situations conflictuelles dans lesquelles nous sommes aujourd’hui
enfermés. Envisager la possibilité que nous n’ayons pas raison immédiatement et
de plein droit impose un temps de suspension, de réflexion, d’évaluation. Que
« vaut » ce que je dis sur une balance qui ne pencherait plus
uniquement et arbitrairement en faveur de mon propre poids ? Qu’est-ce que
ça devient : « parler, écrire, affirmer », quand ce n’est
plus un exercice de pouvoir, de séduction, d’auto-défense ? Nous pourrions
imaginer, en parallèle à ce passage du film Matrix au cours duquel Néo, juste
sorti de la matrice, dit à Morpheus qu’il a mal aux yeux et où ce dernier lui
répond : « C’est la première fois qu’ils voient », une autre
scène dans laquelle un négationniste, ou un militant d’un parti extrême serait
placé en situation de réfléchir, de remettre en cause ses préjugés
racistes : « j’ai mal à ma raison » « c’est la
première fois qu’elle s’active. »
Nous ne
commençons à penser qu’en nous détachant totalement de tout sentiment
d’amour-propre par le biais duquel la valeur de ce que nous affirmons serait à
rapporter au fait que c’est nous qui
l’affirmons. Il n’y a pas de pensée d’auteurs (ni peut-être de droits
d’auteur à faire payer sur une pensée – C’est là un sujet de discussion très
actuel et très intéressant, problématique). Dans quelle mesure la violence de
certaines réactions, le recours à la force brutale, la bêtise, ne
marqueraient-ils pas exactement ce moment où un homme, se jugeant important,
éprouve le trouble et la puissance de cette absolue nécessité de « sortir
de soi », de son ego, du pouvoir de son nom ou de son renom pour
« dire » vraiment quelque chose.
David Hume est un sceptique. Cela
signifie que cette neutralisation de nos jugements, de nos affirmations, par
une procédure de remise en cause, d’hésitation, de doute lui apparaît
finalement non seulement comme souhaitable mais aussi comme indépassable. Le
dogmatisme est notre pente naturelle, mais il est aussi l’origine de notre
aveuglement, de notre violence. Plus une personne est tranchante, affirmative,
véhémente dans ses prises de position, plus elle essaie ainsi inconsciemment de
compenser l’absence totale de certitude authentique à l’égard de son parti
pris. C’est là un processus connu sous le nom de
« dénégation » : plus on sait que l’on n’a pas raison, plus on s’efforce inutilement de montrer que l’on a raison, un peu comme un élève
turbulent qui, après avoir frappé l’un de ses camarades devant les yeux du
professeur, lui dirait : « C’est pas moi, Monsieur ! » On est
d’autant plus affirmatif que l’on nie l’évidence la plus irréfutable. On relève
également ce type de comportement dans notre précipitation à dire ce qu’on
pense sans s’engager dans la question de savoir pourquoi on le pense parce que
nous savons très bien que, si nous le faisions, il nous faudrait reconnaître
que c’est une pensée sans fondement.
Mais si de tels raisonneurs dogmatiques
pouvaient prendre conscience des étranges infirmités de l’esprit humain, même
dans son état de plus grande perfection, même lorsqu’il est le plus précis et
le plus prudent dans ses décisions, une telle réflexion leur inspirerait
naturellement plus de modestie et de réserve et diminuerait l’opinion
avantageuse qu’ils ont d’eux-mêmes et leur préjugé contre leurs adversaires.
Quelles sont
« ces étranges infirmités de l’esprit humain » ? La confusion
entre la causalité et la corrélation. Aussi loin que nous puissions aller dans
la réduction de tous les phénomènes que nous observons à des lois nécessaires,
nous ne pouvons jamais dépasser la limite temporelle de l’instant que nous
vivons. J’ai toujours vu le soleil se lever, j’ai également une certaine
connaissance du système solaire qui me permet de me faire une représentation de
ce phénomène à l’échelle de la galaxie. Mais je ne peux pas affirmer, pour
autant, que je suis certain que le soleil se lèvera demain. Je suis très
fortement enclin à le croire. Nous pouvons même affirmer que nous avons des raisons
de le croire, mais je ne peux pas le « savoir », ne serait-ce que
parce que demain reste demain. La volonté de l’être humain de ramener l’inconnu
au connu est telle qu’elle le conduit, au nom d’une conception rationaliste de
la Science, à nier l’évidence indépassable d’un avenir incertain :
« Une
proposition comme celle-ci, dit Hume, le soleil ne se lèvera pas demain, n'est
pas moins intelligible et n'implique pas davantage contradiction que cette
autre affirmation : il se lèvera. C'est donc en vain que nous tenterions d'en
démontrer la fausseté. Si elle était fausse démonstrativement, elle
impliquerait contradiction, et jamais l'esprit ne pourrait la concevoir
distinctement".
Il faut distinguer ce que Hume appelle
« les relations d’idées et les choses de fait ». Pour les premières,
il y a clairement et indiscutablement de l’inconcevable, c’est-à-dire des
propositions impossibles à défendre. Pour les secondes par contre, rien ne peut
vraiment être définitivement révoqué. Que le soleil ne se lève pas demain n’est
pas un jugement inconcevable, au sens littéral de cette expression. Je peux le
concevoir, même s’il est très improbable que cela se passe effectivement. Il
existe donc une infirmité de l’esprit humain à émettre des jugements définitifs
sur ce qui advient dans la réalité. Je
peux savoir que j’ai raison dans tout ce qui relève des relations entre les
idées (les mathématiques, la géométrie) mais certainement pas dans tout ce qui
touche aux choses de fait.
Les ignorants peuvent réfléchir à la
disposition des savants, qui jouissent de tous les avantages de l’étude et de
la réflexion et sont encore défiants dans leurs affirmations
Hume
conseille à ces ignorants dogmatiques de prêter attention à l’esprit même des
savants et des chercheurs en sciences dans la mesure où ce sont précisément ces
personnes là qui sont les plus sceptiques et les plus réticentes à poser l’une
de leurs thèses comme une vérité indépassable. Nous retrouvons ici, sous une
autre forme et tournée vers d’autres domaines, la sagesse de Socrate. Ce sont ceux
qui ignorent qui « savent » (ou croient savoir). Ceux qui savent
vraiment savent qu’ils ne savent pas. Nous pourrions même rajouter :
« dans quelle mesure exacte ils ne savent pas » (principe
d’incertitude de Heisenberg (1901 – 1976) (Hume évidemment ne pouvait pas faire
référence à ce physicien quantique). La physique Quantique donne aujourd’hui
raison à Hume en ceci qu’elle manifeste l’efficience de paradoxes, de
phénomènes contradictoires (l’idée selon laquelle rien n’est inconcevable dans
l’infiniment petit est donc de plus en plus pertinente (relation entre le réel
observé et l’observation – la dualité « onde/particule » - l’effet
tunnel, etc. ). Il semble de moins en moins certain que le réel soit écrit en
langage mathématique comme le suggérait Galilée.
… et si quelques savants inclinaient, par
leur caractère naturel, à la suffisance et à l’obstination, une légère teinte
de pyrrhonisme (1) pourrait abattre leur orgueil en leur montrant que les
quelques avantages qu’ils ont pu obtenir sur leurs compagnons sont de peu
d’importance si on les compare à la perplexité et à la confusion universelles
qui sont inhérentes à la nature humaine. En général, il y a un degré de doute,
de prudence et de modestie qui, dans les enquêtes et les décisions de tout
genre, doit toujours accompagner l’homme qui raisonne correctement."
(1) « pyrrhonisme » : scepticisme.
Mais
si, malgré l’impératif de prudence propre à la pratique même de la science,
certains savants se laissaient aller à « affirmer » quelque chose, il
leur suffirait de revenir à l’évidence indiscutable d’un scepticisme
structurel, inhérent à la condition humaine pour s’apercevoir que c’est dans la
relation même de l’homme au monde que se dessine une attitude, un processus de
suspension du jugement. Fondamentalement, nous ne venons pas au monde pour le
connaître, pour le comprendre, mais pour y ressentir des impressions. Exister,
pour l’homme, c’est sentir plus que comprendre. Nous ne faisons que collecter
des sensations, certaines plus vives que d’autres, mais nous ne concevons
jamais d’idées pures, indépendamment d’une sensation. Cette thèse est celle de
l’empirisme (l’origine de nos idées est la sensation).
La
toute dernière phrase de ce texte entre en résonance avec un passage de l’Antéchrist » que Friedrich Nietzsche
publiera en 1896 : « Plus on s'avance dans les choses de
l'esprit, et plus la modestie, l'absence de prétentions sur ce point deviennent
grandes : être compétent dans trois ou quatre domaines, avouer pour le reste
son ignorance... » Je
peux savoir que j’ai raison quand j’utilise ma raison, laquelle me retient sans
cesse de croire que je puisse jamais avoir définitivement raison.
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