Lorsque
nous discutons avec une personne qui n’est pas du même avis que nous, nous
essayons évidemment de la convaincre de la justesse de notre opinion, en
utilisant des arguments, mais les circonstances mêmes de cette opposition
finissent généralement par en faire un duel dans lequel il s’agit moins de dire
vraiment « ce qui est » que d’avoir raison « contre »
l’adversaire. Nous savons bien par exemple, qu’il existe pour les hommes
politiques des « conseillers en
communication » qui, non seulement aident la plupart de nos hommes
d’état à gérer les moments de leur prise de parole, mais aussi à travailler
leur image, leur attitude, leur « style » lorsqu’ils apparaissent sur
l’écran de télévision ou lors d’une conférence de presse. Tout est ainsi conçu
pour qu’ils puissent donner l’impression qu’ils ont raison dans toutes les
réponses qu’ils vont apporter aux questions que leur seront posées. Mais ce
n’est pas parce que nous savons ce qu’il faut faire pour donner l’impression
que nous avons raison que nous savons que nous avons raison.
Lorsque, par
exemple, Galilée, devant le tribunal du Saint Office,
murmure : « Et pourtant elle tourne », il sait qu’il a
raison, précisément parce qu’il a d’autres arguments à faire valoir que de
simples techniques de « communication ». « Avoir raison »
constitue donc un objectif tellement présent, tellement
« sous-entendu » dans chacune de nos décisions, de nos prises de
paroles, de nos jugements qu’il ne fait pas systématiquement l’objet, de notre
part, d’un examen, d’une remise en cause. Nous pensons évidemment que nous
avons raison d’adopter telle ou telle attitude sans quoi nous en aurions choisi
une autre, mais le « savons-nous » ? Existe-t-il un critère qui
nous donne la certitude objective d’avoir opté pour la bonne, la vraie,
l’unique « solution », dans chacun de nos choix, de nos jugements, de
nos actes ?
Nous
pouvons relever, au moins, trois difficultés dans le traitement de ce problème :
-
En premier lieu,
savoir que l’on a raison suppose précisément que nous nous détachions de la
certitude première de notre « bon droit ». Autant nous n’avons pas à
rendre raison de nos sentiments, comme l’a écrit Montaigne au sujet de son
amitié avec La Boétie : « Parce que c’était lui parce que c’était
moi », autant au contraire, j’ai à justifier mes prises de position sur
une question, qu’elle soit théorique ou pratique. Je ne peux pas avoir raison
contre mon contradicteur simplement « parce que ce n’est que lui, et parce que c’est MOI. » Avoir raison contre telle ou telle
personne, cela ne peut pas être une question de personne mais de cohérence dans
chacune des thèses défendues. Il s’agit donc de trouver un critère qui sectionne
radicalement le lien, l’attachement
premier, viscéral, peut-être « naturel » qui habituellement relie nos
expressions, nos manifestations à notre « ego ». Mais où et comment trouver, mener à bien le
processus de cette extériorisation ?
-
Deuxièmement, « avoir
raison » est une expression « plurivoque » (qui a plusieurs
sens). Tel homme politique a raison de cultiver son image et ses techniques de
communication si le seul but est d’être élu et de plaire au plus grand nombre,
mais cet « avoir raison » là n’a aucun rapport avec le fait d’avoir
raison au sens « d’être le plus compétent » pour diriger le pays
(mais qui peut juger de cette compétence ?). Il est d’autant plus
difficile de savoir que l’on a raison si nous ne précisons pas dans quelle
perspective nous situons l’acte d’avoir raison. Mais si avoir raison n’est qu’une question de perspectives,
l’expression elle-même n’est-elle pas discréditée, ruinée, détruite par
l’éclatement de cette multiplicité de sens ?
-
Cette dernière
remarque pointe déjà vers la troisième difficulté qui est radicale :
avons-nous vraiment à nous poser cette question ? Savoir que l’on a raison
définit ce que nous pourrions appeler « une réalisation à deux
temps » ou plutôt le dédoublement dans notre action entre une dimension
temporelle et une dimension atemporelle. En effet, nous aimerions savoir au
moment où il faut nous décider pour telle ou telle option si nous avons raison,
c’est-à-dire si ce choix est inconditionnellement le « bon », comme
s’il existait « quelque part », au-delà des circonstances précises
qui nous contraignent à agir, une justesse, pure, neutre, détachée de l’urgence
de la situation présente, matérielle, une vérité « atemporelle »,
valable en toutes circonstances, indépendamment des cas particuliers.
C’est
exactement ce que fait le droit lorsque il sanctionne un délit par la peine prescrite
dans le code pénal, ou simplement toute autorité légale par rapport à un
manquement (ex - « j’ai oublié ma dissertation chez moi » –
Réponse de l’enseignant : « vous n’auriez pas dû », mais au
regard de quoi ? D’une immense machinerie complexe et très subtile de
répartitions de tâches, de devoirs, de missions, de prescriptions au fil de
laquelle se dessine, pour chaque membre intégré de la société, l’horizon d’un
« devoir être », d’un « avoir à faire » en vertu duquel
l’enseignant a des devoirs à donner, à corriger et l’élève a à les rendre).
C’est la pertinence de cet immense édifice, de ce dédoublement continuel de nos
actions par rapport à la pression que fait peser sur elles la condition
nécessaire d’une compatibilité sociale voire universelle, d’un « vivre ensemble » qu’il s’agit de
questionner. Existe-t-il vraiment une solution juridique, morale, scientifique,
philosophique à tous nos problèmes, ou bien sommes-nous condamnés à
« bricoler », à improviser nos réponses en
fonction des circonstances et non malgré elles ? Cela a-t-il vraiment du sens de s’extraire du cours d’une action, d’une
pensée, d’une existence pour s’interroger sur son « bien-fondé » et
se demander si nous avons raison ou pas de les réaliser ?
(L’examen de ces trois difficultés dessine l’ébauche d’un plan éventuel.
Nous comprenons ainsi à quel point ce n’est pas la réponse à une question qui constitue
le contenu d’une dissertation mais précisément l’exploration de tout ce qui en
fait vraiment une question et plus encore une question insoluble. Nous interrogeons
en profondeur tous les présupposés de la question, et cela jusqu’à remettre en
cause l’idée même que nous ayons à « avoir raison »)
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