C’est un projet de libre adaptation de cette
pièce qui a été écrite par Reginald Rose en 1953, après que l’auteur ait été
lui-même juré dans une affaire assez sordide. Le réalisateur Sidney Lumet
reprendra le scénario et en fera un film célèbre en 1957 avec Henry Fonda dans
le rôle principal, celui du 8e juré.
La pièce est un huis clos qui décrit les
délibérations d’un jury désigné pour statuer sur un adolescent qui a tué son
père. 12 personnes coincées dans une pièce le jour le plus chaud de l’année
doivent s’entendre pour une décision prise à l’unanimité sur la culpabilité ou
la non culpabilité de l’accusé sachant que si c’est la première option qui est
choisie, il sera condamné à la chaise électrique. Pour la plupart d’entre eux,
il s’agit d’expédier une affaire courante mais le juré 8 vote pour la non
culpabilité de l’accusé alors que la plupart des preuves sont accablantes. Les
autres jurés se voient contraints par l’attitude récalcitrante de celui-ci de
justifier leur conviction. Le climat s’alourdit parce qu’on se rend compte
qu’en fait la plupart des personnes désignées évacuaient la gravité de leur
charge et s’efforçant de la banaliser, de la détourner, de l’oublier, voire de
la cibler au travers de leur histoire personnelle, sans égard par rapport aux
faits eux-mêmes. C’est comme si certains des jurés réglaient des comptes
personnels au travers de cette affaire qu’ils ne considèrent jamais pour elle-même
mais à partir de leur existence privée, en transférant sur la personne de
l’adolescent quantité de clichés, de préjugés ou de rancoeurs accumulés tout au
long de leur vie.
Le juré 8, par contraste, semble animé par la
volonté de reprendre chacun des témoignages à charge parce qu’il y décèle
quelque chose de « bâclé », d’écrasant, comme si cette affaire avait
été examinée à partir de ce préalable de la culpabilité de l’adolescent,
lequel, vu son milieu, ses antécédents, son origine ethnique ne peut être que
coupable. Jusqu’à quel point les idées reçues ne peuvent-elles pas brouiller
les sens et confondre les témoignages ?
Au gré d'échanges parfois très
violents, on voit peu à peu le doute s’installer dans l’assemblée et le rapport
de forces s’inverser en faveur de l’accusé sous l’impulsion du juré 8 lequel
soutiendra toujours ne pas être convaincu de la non-culpabilité de l’accusé
mais aucunement persuadé non plus de sa culpabilité. On voit le doute prendre
corps dans les postures, les regards, les paroles. Une forme de panique
s’installe chez certains jurés lorsqu’ils réalisent que le 8e a
décidé de prendre leur mission de juré au pied de la lettre. L’argument revient
plusieurs fois : quand la vie d’un adolescent en dépend, on peut prendre le
temps d’examiner encore et toujours les preuves et les témoignages. Il y a dans
la peine de mort un caractère irrévocable à la hauteur duquel aucune conviction
de culpabilité ne peut se mesurer. Pour
l’envoyer à la mort, il faudrait une certitude sans faille à l’égard du
déroulement des faits. Or cette certitude fait défaut ici et peut-être le
fait-elle toujours, nécessairement, fondamentalement.
Au fur et à mesure que les débats s’échauffent,
on voit les réelles motivations se
dessiner de plus en plus, comme si le vernis des rapports sociaux, les clichés
des formulations courantes de la conversation diminuaient pour laisser pointer
des rancoeurs, des haines, des préjugés. Les caractères de chacun des jurés se
détachent de plus en plus clairement à mesure que le juré 8 parvient à insinuer
le doute dans la totalité des témoignages. « Vous ne pouvez être sûr que
pour de mauvaises raisons, c’est-à-dire que des raisons qui ne concernent pas
cette affaire ». On comprend alors que ce qui se joue dans la montée en
puissance de cette exacerbation des conflits, dans l’énervement des jurés qui
s’invectivent, c’est tout simplement un moment de grâce, un instant de vérité au
cours duquel chaque juré va faire tomber le masque et avouer le ressort
particulier qui l’anime. C’est exactement comme si l’on portait des corps à un
degré d’énervement et d’exacerbation tel que l’essence de la personne finissait
par émerger comme le produit d’un processus de raffinage. « S’il subsiste
un doute valable, vous devez en votre âme et conscience vous prononcer en
faveur d’un verdict de non-culpabilité ».
Mais qu’est-ce qu’une conscience, qu’est-ce qu’une âme ? Comment la
débarrasse-t-on de tous ces plis, de tous ces automatismes qui la
sclérosent ? Comment faire advenir à la surface d’une quotidienneté figée
dans ces habitudes, dans ces mécanismes de défenses, dans ces réflexes de
corporatismes et dans sa recherche de confort une conscience
authentique ? En instillant le
doute dans une affaire de justice à l’occasion de laquelle de nombreux jurés
mettent en place leur habituel mécanisme de détournement : nous sommes ici
pour faire ce qui doit être fait par la société et non ce qui nous apparaît
juste en notre âme et conscience. Ce jury se trouve être une procédure qui,
dans la société, et, en son nom, crée les conditions mêmes d’un rapport
« pur » entre des inconnus, comme si le contexte même de leur
rencontre les amenait à constituer autre chose qu’un simple collectif ayant à
statuer sur une affaire de justice. Ils doivent se déterminer unanimement,
comme un seul homme et du coup chacun d’eux doit convaincre l’autre, composer
un seul être rendant un seul verdict.
Dans ce huis clos, les corps des jurés sont
confinés dans un petit espace et l’atmosphère étouffante des débats, dans les
deux sens du terme, contribue à faire du corps de l’autre une injonction, une
pression, une insistance, un « poids » qui pèse sur la conscience de
chacun d’eux. C’est donc exactement comme si nous saisissions de façon très
physique en quoi consiste l’insinuation d’un doute dans une conscience. Des corps sont enfermés dans une pièce pour
décider de la vie ou de la mort d’un autre corps, et cela s’appelle un choix de
conscience, ce qui signifie bien que dans cette promiscuité des corps, quelque
chose de ce que c’est « qu’être une conscience » circule, et qui plus
est, circule de corps à corps, jusqu’à ce qu’une seule conscience en émerge et
rende un seul verdict. C’est à cette étrange alchimie que nous sommes conviés
dans ce film. Comme dans un pressoir à raisins d’où ne sort qu’un seul vin,
qu’un seul goût, la chambre des délibérations presse des corps pour qu’en sorte
un seul avis, un seul jugement.
Mais pour rendre cette atmosphère irrespirable
jusqu’à la libération, il faut utiliser des procédés de dramatisation à la fois
dans les mots mais aussi dans la mise en scène, dans la relation des corps dans
l’espace, ce que l’on appelle la proxèmie. Sidney Lumet utilise des techniques
purement cinématographiques, des gros plans qui donnent aux visages des
dimensions de plus en plus imposantes et qui saturent le cadre, des cadrages
qui relient entre elles deux personnes parce qu’elles s’opposent ou parce
qu’elles ont la même convictions, des perspectives dans lesquelles quelque
chose se dit d’une conviction qui vacille, etc. Mais comment rendre cela au
théâtre sans caméra ?
Dans le cadre d’un atelier théâtre comme
celui-ci, nous pouvons essayer de réfléchir à cette question : comment
rendre compte par le mouvement et la mise en relation des corps dans un lieu
clos de la transmission d’une idée, du pouvoir de contamination d’une idée, de
la capacité d’un doute à se diffuser dans les esprits, à jouer de l’espace mais
aussi de la fatigue, de l’énervement, de l’excitation des nerfs, du bruit, du
temps, de la promiscuité pour que tous les jurés se reconnaissent dans le
verdict et finalement y gagne quelque chose. Normalement dans un procès, le
témoin est sommé de dire la vérité mais le juré lui, doit la chercher, et dans
cette pièce il la trouve. L’œuvre dans sa totalité pourrait être placée sous
l’égide de cette phrase de Nietzsche : « les convictions sont des ennemies de la vérité plus dangereuses
que les mensonges ». Et c’est sous cet angle que l’œuvre est
littéralement à couper le souffle parce que cette vérité finit par percer, par
crever ces couches de convictions dont on se rend compte qu’elles ne
renfermaient en réalité que des préjugés. C’est quand vous êtes surs de quelque
chose que vous commencez à être peut-être dangereux pour quelqu’un. Donc la
question qui se pose aux acteurs ici, c’est comment faire advenir sur scène ce
moment de vérité qu’est celui du « doute valable » dans la promiscuité
de corps coincés dans une pièce et dans la montée en puissance des conflits,
dans le bruit, dans la chaleur, etc.
Si le projet convainc certaines et certains d’entre
vous, on peut s’autoriser toutes les adaptations qu’on souhaite à partir du
scénario principal. L’essentiel est de travailler la capacité à alourdir une
atmosphère confinée par la mise sous tension d’un contexte et l’échauffement
des débats en vue de favoriser la propagation d’un doute.
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