"Sachez, Monsieur, que tant
va la cruche à l’eau, qu’enfin elle se brise ; et comme dit fort bien cet auteur que je ne connais pas,
l’homme est en ce monde ainsi que l’oiseau sur la branche, la branche est
attachée à l’arbre, qui s’attache à l’arbre suit de bons préceptes, les bons
préceptes valent mieux que les belles paroles, les belles paroles se trouvent à
la cour À la cour sont les courtisans, les courtisans suivent la mode, la
mode vient de la fantaisie, la fantaisie est une faculté de l’âme, l’âme est ce
qui nous donne la vie, la vie finit par la mort , la mort nous fait penser au Ciel,
le ciel est au-dessus de la terre, la terre n’est point la mer, la mer est
sujette aux orages, les orages tourmentent les vaisseaux, les vaisseaux ont
besoin d’un bon pilote, un bon pilote a de la prudence, la prudence n’est point
dans les jeunes gens, les jeunes gens doivent obéissance aux vieux, les vieux
aiment les richesses, les richesses font les riches, les riches ne sont pas
pauvres, les pauvres ont de la nécessité, nécessité n’a point de loi, qui n’a
point de loi vit en bête brute, et par conséquent vous serez damné à tous les
diables."
Voici la tirade déclamée par
Sganarelle au début de l’acte 5 de Dom Juan de Molière. L’hypocrisie de son
maître atteint un point de non-retour et Sganarelle n’y tient plus. Il veut
dire « tout à trac » à Dom Juan ce qu’il pense de son attitude, mais
sachant qu’il n’attirera pas son attention en le sermonnant, il se met en tête
d’user des mêmes armes que lui : l’argumentation. Evidemment il ne la
maîtrise pas et nous donne une excellente illustration de ce qu’il ne faut pas
faire. On pourrait dans le détail énumérer toutes les fautes de raisonnement de
Sganarelle : il commence par un proverbe qui s’applique moins à ce qu’il
veut prouver : Dom Juan est un être immoral et vicieux qu’à son état
d’âme : « j’en ai assez ». Il veut
« philosopher », donner à son propos mais il le fait de façon creuse,
générale et inappropriée. « L’homme est en ce monde comme l’oiseau sur la
branche. » Par la suite il utilise bien ce que nous pourrions appeler un
enchaînement de pensées, sauf que ces pensées ne se relancent les unes les
autres que sur des mots et jamais sur des idées reliées entre elles par des
relations d’implication. Sganarelle s’essaie à un registre littéraire qui ne
peut pas être le sien et qui prouve qu’il désapprouve son maître parce qu’il
n’a pas les moyens de le comprendre. Etrangement il se rétablit assez bien dans
les toutes dernières paroles : qui n’a point de loi vit en bête brute car
c’est bien ce qui guette Dom Juan : la solitude, mais cela tient du hasard
et rien de cette tirade ne peut être tenu pour un « raisonnement ».
Que faut-il retenir de cette référence ? Sganarelle ne veut pas démontrer,
il veut juger et condamner. Or aucun raisonnement ne peut s’établir autrement
que sur un fond de neutralité à l’égard du sujet traité. Ici le raisonnement
sert de prétexte à la diatribe, à la volonté d’affirmer une opinion. C’est
exactement le contraire qu’il convient de suivre : n’avoir aucune opinion
préconçue sur la question et si c’est le cas, l’oublier, la mettre de côté
pendant tout le travail de réflexion. Ce qui nous est demandé est de mettre en
place une chaîne de raisonnement suffisamment serrée pour qu’aucun préjugé ni
idée reçue ne puisse résister à son crible.
Le sens du problème
1-
« Peut-on
douter de soi ? »
2-
« Y-a-t-il
une vertu spécifiquement politique ? »
3-
« Dépend-t-il
de nous d’être heureux ? »
Tout sujet pose un problème,
c’est-à-dire que tout sujet se formule à partir d’une contradiction
fondamentale et probablement insoluble. Il ne s’agira pas de se sortir de cette
contradiction mais au contraire de l’approfondir constamment. Une dissertation
n’est pas une tentative de résolution. Elle est l’exploration rigoureuse et
constante d’un paradoxe. C’est pourquoi notre capacité à saisir pourquoi et en
quoi la question que l’on nous pose va bien plus loin que l’on peut le supposer
au départ est cruciale. Plus nous descendons dans des niveaux de complexité du
sujet insoupçonnés au départ, plus nous sommes dans le sujet et plus notre
dissertation est efficace. Il convient donc d’acquérir progressivement une
sensibilité au problème, c’est-à-dire une faculté de discernement qui perçoit
d’emblée le piège d’une réponse trop évidente (si c’est facile, c’est que l’on
n’est pas dans le sujet).
C’est sans aucun doute
l’attitude la plus importante et la plus contradictoire avec nos habitudes de
pensée : nous sommes accoutumés à résoudre des questions mais voilà que
l’on nous propose une interrogation dont le sous-entendu
est : « n’essaie pas de t’en sortir, saisis la question et
mesure à quel point la compréhension de la difficulté de la question est plus
importante que la réponse ». C’est cette approche là qu’il nous faut
acquérir le plus vite possible : en quoi cette question est-elle si
insoluble ?
1- Peut-on douter de
soi ? Evidemment on a envie de
répondre « oui », ça nous arrive tout le temps de douter de nous,
mais nous voulons seulement dire que nous doutons de l’efficacité de nos
actions, de la pertinence de nos pensées, de la sincérité de nos sentiments.
Nous ne doutons pas de « nous » mais de ce dont nous sommes la cause
ou l’origine. On sait qu’on est faillible et on se demande tout le temps si on
ne se trompe pas. Un tel sujet ne présenterait pas le moindre intérêt, c’est
donc autre chose qui se trouve ici questionné, mais quoi ? Qu’est-ce que
le doute de soi-même pourrait avoir de si problématique ? Pour le comprendre, il suffit de rajouter à
l’énoncé un petit quelque chose : « sans être conforté en tant que
sujet du doute ? » Le sujet se reformule ainsi : puis-je moi, en
tant qu’être, devenir l’objet d’un doute dont je serais aussi le sujet ?
Comment douter de soi sans se voir conforté par ce doute dans sa position de sujet ?
Nous pouvons aller très loin dans la remise en cause de soi mais comme ce sera
toujours un acte volontaire qui me permettra de douter de moi, plus j’irai loin dans la remise en cause de mon
être plus je m’affirmerai en tant que sujet de cette remise en cause.
Evidemment la référence à Descartes et au cogito apparaît dés lors comme
incontournable. Le « oui » est gravement remis en question.
« Peut-on douter de soi ? » si je suis toujours induit, fondé,
intriqué dans le doute. Mais dés lors la réponse ne serait-elle pas
forcément : « non » ? Ce doute sur mon être
pourrait-il s’effectuer sans que j’en sois l’auteur ? Peut-on envisager un
doute qui se manifesterait à moi comme un choc extérieur et qui ne serait pas
simplement une autre façon de parler de moi ? Un doute encore plus
puissant que le cogito ?
2 – Y-a-t-il une vertu
spécifiquement politique ? De la même façon il convient ici de nous
écarter d’emblée de la réponse facile, évidente : La question n’est pas de
savoir si l’on peut être vertueux en politique, voire si les hommes politiques
sont vertueux ou peuvent l’être. C’est le « spécifiquement » qui pose
problème. Si on comprend ce qu’il veut dire, on a tout compris. La politique
constitue-t-elle une question suffisamment première et cruciale pour redéfinir
à sa mesure ce que c’est qu’être bon ? Ne faudrait-il pas considérer qu’il
y a d’un côté ce qui est moralement bon et de l’autre ce qui est politiquement
nécessaire ? Si nous répondons « oui », nous justifions
toute action politique même immorale sous le prétexte qu’elle permet notamment
d’éviter des désordres civils.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire