Dans
« le crépuscule des idoles » et plus particulièrement « le
problème Socrate », Nietzsche fait finalement une analyse presque
historique de ce que nous pourrions appeler
« le phénomène Socrate » :
« Lorsqu’on est forcé de faire de la raison un
tyran, comme Socrate l’a fait, le danger ne doit pas être mince que quelque
chose d’autre fasse le tyran. C’est alors qu’on devina la raison
libératrice ; ni Socrate ni ses « malades » n’étaient libres
d’être raisonnables, — ce fut de rigueur, ce fut leur dernier remède. Le
fanatisme que met la réflexion grecque tout entière à se jeter sur la raison,
trahit une détresse : on était en danger, on n’avait que le choix :
ou couler à fond, ou être absurdement raisonnable… Le moralisme des philosophes
grecs depuis Platon est déterminé pathologiquement ; de même leur
appréciation de la dialectique. Raison = vertu = bonheur, cela veut seulement
dire : il faut imiter Socrate et établir contre les appétits obscurs une
lumière du jour en permanence — un jour qui serait la lumière de la raison. Il
faut être à tout prix prudent, précis, clair : toute concession aux
instincts et à l’inconscient ne fait qu’abaisser »
Pour
bien comprendre la pensée de Nietzsche, il faut la référer à cet autre passage
du « problème Socrate » : « De la part d’un philosophe, voir un problème dans la valeur de
la vie, demeure même une objection contre lui, un point d’interrogation envers
sa sagesse, un manque de sagesse. — Comment ? Et tous ces grands sages —
non seulement ils auraient été des décadents, mais encore ils n’auraient même
pas été des sages ? »
Se
pourrait-il que cette invention de la sagesse, que cette trouvaille d’un savoir
conscient au crible duquel il faudrait faire passer les autres connaissances,
le savoir-faire, l’exercice du pouvoir ; mais peut-être aussi celui de la
puissance ; soit en réalité un dernier recours, une certaine façon de
« gérer » la décadence d’un peuple qui sent bien que quelque chose de
sa force périclite ? Serait-il possible que cette injonction à se soucier
de son âme soit elle-même un symptôme de décadence ? C’est l’intuition de
Nietzsche qui voit dans Socrate l’un des premiers artisans de ce renversement
des valeurs qui va voir, notamment avec le christianisme, la faiblesse parvenir
à faire honte à la puissance de sa puissance même. Mais de quelle puissance
s’agirait-il ? De la célébration des sentiments, des passions, des
instincts, notamment par la Tragédie. La conscience de soi suppose la maîtrise
des instincts mais d’où et pourquoi les instincts seraient-ils à
craindre ? Pourquoi se retenir de voir dans la vie, la plus haute valeur
que l’on puisse concevoir ?
Un
problème s’est néanmoins posé à cette époque : « les instincts
étaient en anarchie : partout on était à deux doigts de l’excès » Ce
qui avait fait la grandeur et la force d’Athènes, c’est-à-dire l’intelligence,
mais aussi le goût, l’esthétisation des passions, la puissance des instincts périclitait.
Le souci de soi Socratique apparut comme le remède, le moyen de sortir de la
tyrannie des passions antagonistes et d’éviter le désordre en incitant les
athéniens à se tourner vers leur âme, vers la maîtrise consciente de ses
pulsions. Contre la démesure des rites dionysiaques,
le « devoir » de prendre conscience de soi apparait comme le
seul moyen d’éviter le chaos, mais en même temps cet impératif inverse les
forces de la vie contre elles-mêmes (morale, culpabilité, devoir) et c’est en
cela qu’il est à la fois ce qui empêche l’effondrement total de la Grèce et le
symptôme de la décadence, à savoir l’avènement d’une certaine attitude qui
consiste à déprécier la vie, la vitalité, la puissance, la noblesse, la
puissance, l’instinct.
Socrate
a sans aucun doute initié un nouveau type de savoir, une nouvelle attitude mais
tout le propos de Nietzsche est de situer historiquement cette innovation comme
la seule réaction possible face à l’imminence de la chute. Les Présocratiques,
les poètes, les conteurs et les artistes se tenaient au plus prés la vie,
notamment de tout ce qu’elle recèle de puissant, parfois de violent, de beau,
mais surtout d’inconscient. Cette célébration de la vie et de la beauté connut
son apogée dans la Tragédie Grecque mais elle ne pouvait se poursuivre sans
conduire la Grèce au désastre. L’examen de conscience Socratique marque, dans
l’histoire de l’occident, ce tournant à partir duquel la Raison s’imposa à nous
comme le seul moyen de résister au chaos, mais en même temps, nous y perdons ce
rapport essentiel, physique, esthétique, brut à la vie même, tel qu’on le
retrouve dans la violence des premières tragédies Grecques. Ce que nous percevions
comme une affirmation de soi de l’individu contre les tentatives d’aliénation
de l’opinion, de la doxa, de la foule, du pouvoir politique nous apparaît, sous
l’influence de Nietzsche, comme une réaction de défense, comme la seule issue
possible d’une civilisation qui avait tout misé sur l’art et se voit contrainte
de devenir l’otage de la raison, de la morale, et de condamner la puissance,
les instincts, l’inconscient : « Il faut imiter Socrate et
établir contre les appétits obscurs une lumière
du jour en permanence » Cet « il faut » est évident à
relativiser car ce n’est pas du tout la pensée de Nietzsche qui s’y révèle,
c’est même exactement le contraire. Contre le fanatisme, nous invoquons, à bon
escient, la Raison, mais se pourrait-il que la Raison soit elle aussi l’objet
d’un culte fanatique et que ce culte soit celui-là même dont Socrate serait le
grand prêtre ? Cette proposition très provocatrice, voire déstabilisante,
traduit bien l’esprit de Nietzsche et définit selon lui « le problème de
Socrate ».
Ce
que Nietzsche met finalement en question, ce n’est pas du tout l’appel à
l’intériorité, mais la nature même de cette intériorité révélée qui est pour
Socrate celle de la conscience, comme si chacun de nous se connaissait lui-même
en se dédoublant, en sortant de lui. C’est toute l’ambiguité de la maïeutique
en effet : la personne interpellée par Socratique est invitée à se tourner
vers elle-même mais seulement pour se détacher d’elle-même pour se voir et se
maîtriser, pour se reprocher éventuellement tel ou tel de ses gestes. Quel est
vraiment ce « soi-même » que Socrate nous invite à connaître ?
Une version transparente, cristalline et très « lisse » au sens de
« policée » de soi : « La
plus vive lumière, la raison à tout prix, la vie claire, froide, prudente,
consciente, dépourvue d’instincts, en lutte contre les instincts ne fut
elle-même qu’une maladie, une nouvelle maladie — et nullement un retour à la
« vertu », à la « santé » » Pour se retrouver soi
et jouir de ses retrouvailles, il faut s’accepter obscur, renouer avec ce lien
physique, esthétique, qui nous relie à la vie et, ce faisant, nous nourrit.
Finalement Nietzsche ne s’oppose pas vraiment à l’adage
Socratique : « Connais toi toi-même », mais plutôt à
l’interprétation qu’en fait Socrate, laquelle assigne exclusivement à la
conscience la tâche de se connaître soi-même comme si ce que nous sommes
n’était de nous que ce que nous pouvions assumer, comprendre, contrôler. Se
pourrait-il que notre être le plus authentique réside précisément dans ce qui
nous échappe, dans ce que nous ignorons de nous-mêmes, voire dans ce que nous
ne voulons pas inconsciemment reconnaître comme faisant partie de nous ?
Si tel était le cas, comme nous allons en explorer la possibilité avec Sigmund
Freud, alors le « problème Socrate » selon Nietzsche résiderait
précisément à ne pas aller assez loin dans le processus qu’il prétend adopter.
2) Reconnaître l’inconscient : un autre
« connais-toi toi-même » - Freud
« Connais-toi toi-même ! » selon Socrate peut également se comprendre comme une incitation à « penser par soi-même ». Mais ces deux mots d’ordre ne sont pas du tout équivalents. Autant le premier désigne en effet, le fait de savoir qui l’on est, autant le second nous invite à un acte, à une prise en charge individuelle de l’acte de penser. Il y a, d’une part, l’engagement à ne pas se tromper sur soi et d’autre part l’invitation à pouvoir toujours revendiquer comme siens ces actes, ces mouvements, ses pensées. Il est même possible d’opposer ces deux conseils. Ne pourrai-je pas me connaître suffisamment pour reconnaître en moi de l’inconnaissable, ou pour le moins, du caché, de l’inconnu ? Ne sommes nous pas souvent envahis par un doute d’une toute autre nature que celui qu’Alain décrivait comme « la vie du moi », à savoir non pas ce doute volontaire qui me permet de me défier de toute propagande ou de toute tentative d’aliénation par le dogmatisme ou le fanatisme mais un doute plus profond qui remet en cause ma conscience même. « Douter de sa conscience c’est toujours et encore un acte de la conscience » nous dirait Alain, fidèle disciple de Descartes, mais ce n’’est pas exact car il est un doute sur notre conscience que la conscience précisément ne peut plus assumer, c’est celui que nous éprouvons à l’égard de toutes ces manifestations de notre pensée que nous ne maîtrisons aucunement : nos rêves, nos actes manqués, nos lapsus.
Quand je dis un mot inattendu en lieu et place de celui que je voulais dire volontairement, il ne semble pas douteux que ma conscience a été court-circuité, comme si ce contrôle que j’exerce habituellement sur mes paroles grâce auquel mes mots sont comme une armure, prenait l’eau, révélait une brèche. Ce que j’ai dit sans le savoir peut parfois apparaître comme plus juste et plus révélateur de ce que je suis ou de ce que j’éprouve que ce que je dis consciemment. Voilà que cette clarté ou que cette transparence éthique que je pouvais établir à l’égard de mes gestes et de mes pensées grâce à ma conscience prend désormais l’apparence d’une lumière plus artificielle, voire plus hypocrite. Nous pouvons bien arguer que notre langue a fourché ou qu’il s’agit d’un simple télescopage entre la parole et la pensée, cela ne rendra jamais vraiment compte du jaillissement de ce mot là, lequel n’aurait jamais été extériorisé sans avoir été préalablement pensé puis formulé par une pensée qui est bien la mienne puisque c’est ma bouche qui l’a prononcée sans être pour autant le produit de ma conscience puisque ce n’est pas moi qui l’ai voulu.
« Connais-toi toi-même ! » selon Socrate peut également se comprendre comme une incitation à « penser par soi-même ». Mais ces deux mots d’ordre ne sont pas du tout équivalents. Autant le premier désigne en effet, le fait de savoir qui l’on est, autant le second nous invite à un acte, à une prise en charge individuelle de l’acte de penser. Il y a, d’une part, l’engagement à ne pas se tromper sur soi et d’autre part l’invitation à pouvoir toujours revendiquer comme siens ces actes, ces mouvements, ses pensées. Il est même possible d’opposer ces deux conseils. Ne pourrai-je pas me connaître suffisamment pour reconnaître en moi de l’inconnaissable, ou pour le moins, du caché, de l’inconnu ? Ne sommes nous pas souvent envahis par un doute d’une toute autre nature que celui qu’Alain décrivait comme « la vie du moi », à savoir non pas ce doute volontaire qui me permet de me défier de toute propagande ou de toute tentative d’aliénation par le dogmatisme ou le fanatisme mais un doute plus profond qui remet en cause ma conscience même. « Douter de sa conscience c’est toujours et encore un acte de la conscience » nous dirait Alain, fidèle disciple de Descartes, mais ce n’’est pas exact car il est un doute sur notre conscience que la conscience précisément ne peut plus assumer, c’est celui que nous éprouvons à l’égard de toutes ces manifestations de notre pensée que nous ne maîtrisons aucunement : nos rêves, nos actes manqués, nos lapsus.
Quand je dis un mot inattendu en lieu et place de celui que je voulais dire volontairement, il ne semble pas douteux que ma conscience a été court-circuité, comme si ce contrôle que j’exerce habituellement sur mes paroles grâce auquel mes mots sont comme une armure, prenait l’eau, révélait une brèche. Ce que j’ai dit sans le savoir peut parfois apparaître comme plus juste et plus révélateur de ce que je suis ou de ce que j’éprouve que ce que je dis consciemment. Voilà que cette clarté ou que cette transparence éthique que je pouvais établir à l’égard de mes gestes et de mes pensées grâce à ma conscience prend désormais l’apparence d’une lumière plus artificielle, voire plus hypocrite. Nous pouvons bien arguer que notre langue a fourché ou qu’il s’agit d’un simple télescopage entre la parole et la pensée, cela ne rendra jamais vraiment compte du jaillissement de ce mot là, lequel n’aurait jamais été extériorisé sans avoir été préalablement pensé puis formulé par une pensée qui est bien la mienne puisque c’est ma bouche qui l’a prononcée sans être pour autant le produit de ma conscience puisque ce n’est pas moi qui l’ai voulu.
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