Mais alors
quel est ce moi qui, en moi, a pris la place du moi conscient à l’occasion
de ce lapsus ? Une parole qui nous a échappé, tout comme certains de nos rêves,
expriment de façon trouble, une pensée, un désir, un geste qu’on ne voulait pas
faire mais qu’on désirait faire, sans forcément oser se l’avouer à soi-même.
Tout être conscient vit son existence en se la témoignant à lui-même, mais ces
« écarts », ces actions, ces images ou ces idées qui viennent sans
que nous les ayons vraiment appelées semblent bien prouver que le témoin ne
relaye pas toutes les pensées ni tous les mouvements du sujet comme si cette
médiation de soi à soi qu’est la conscience ne captait pas, ou du moins ne
rendait pas compte de tout ce qui se passe vraiment en nous. Le lapsus, le
rêve, les actes manqués révèlent une profondeur du sujet qui ne coïncide ni
avec cet effet de dédoublement décrit par Alain ni avec la transparence de la
maïeutique Socratique.
En effet,
aussi loin que l’on puisse aller dans ce processus qui consiste à se connaître
soi-même selon Socrate, il s’agit de ne pas se tromper sur soi, de se soucier
de son âme. C’est de bout en bout un effort du sujet visant à lui permettre de
se saisir en tant que sujet. Socrate sait qu’il est un peu plus sage que
l’homme d’Etat parce qu’il ne prétend pas savoir ce qu’il ne sait pas alors que
son interlocuteur croit savoir ce qu’en réalité il ne sait pas. Il est donc
pleinement responsable de son ignorance et il aurait pu l’éviter s’il était
resté conscient. Nietzsche a parfaitement raison de parler à partir de Socrate
de « moralisme des philosophes grecs « dans la mesure où c’est
bien ce dernier qui finalement a inventé cette idée selon laquelle nous pouvons
rendre raison de ce que nous pensons, mais cette dernière affirmation n’est pas
du tout évidente et c’est finalement exactement l’esprit des tragiques grecs
que de décrire les hommes comme des êtres manipulés par les Dieux, par le
destin, par des forces qui leur échappent et les font agir à leur insu, y
compris dans leur propre pensée. Œdipe
est un héros très intelligent, un déchiffreur d’énigmes hors pair mais il ne se
rend pas compte quand il entreprend de savoir pourquoi la peste sévit sur
Thèbes qu’il est lui-même d’un bout à l’autre de cette procédure :
l’enquêteur et le coupable.
Ce n’est
pas nous qui pensons, ce sont les pensées qui creusent en nous leur propre
chemin et ce n’est pas du tout un hasard si Freud accorde autant d’importance à
ce héros de la Tragédie Grecque pour expliquer de nombreuses tendances
psychiques liées à la sexualité du sujet. Avant de revendiquer l’exercice de sa
pensée comme un acte volontaire que l’on peut choisir ou pas d’effectuer, il
convient de réfléchir à la naissance de cette idée même de sujet. D’où naît le
« Je » : « Là où le ça était, le « Je » doit
advenir » dit Freud. Cela signifie que l’on ne peut se connaître soi-même
sans se reconnaître d’abord fondamentalement comme le résultat d’un processus.
Selon
Freud, en effet, chacun de nous est d’abord en naissant un être animé
exclusivement de pulsions de plaisir (libido). Ce que nous désirons c’est
satisfaire ces pulsions. Il désigne cette instance du terme de « ça »
afin de bien insister sur la nature impersonnelle de ce mouvement, et, en un
sens, nous ne parviendrons jamais à nous relever parfaitement de cette origine
impersonnelle. C’est sur le fond d’une pulsion originelle et inconsciente de
satisfaction de nos désirs que se constitue la psyché de l’individu. Là où le
« ça » était le « Je » dois advenir mais ce sera néanmoins
toujours sur le fond de « ça » que se constituera le
« Je ».
Tout bébé
venant au monde tend vers l’accomplissement de ses appétits. Mais il va d’abord
faire l’expérience de l’impossibilité physique de satisfaire toutes ses
pulsions (principe de réalité). De cette première confrontation avec de
l’impossible naît le « moi », deuxième instance du processus de
formation de sa psyché. Puis il sera plus tard l’objet d’un refoulement d’une
toute autre nature : celui du Sur-moi. Cette troisième instance désigne
l’intériorisation en lui de l’autorité parentale. L’enfant va faire sienne la
voix qui lui interdit de laisser libre cours à toutes ses envies pour des
raisons qui finalement tiennent à ce qu’on appelle « l’éducation ».
C’est comme si une partie de lui devenait l’autorité même de l’interdiction.
Nous portons en nous la trace « marquée au fer rouge » des
restrictions imposées par nos parents, parce qu’il faut bien qu’un être
civilisé soit « dressé » à ne pas satisfaire tout ce que réclame le
ça.
Le premier
interdit dont l’enfant masculin fait l’expérience est celui du désir de la
mère. Notre vie amoureuse sera déterminée par cette première restriction. A
tout enfant masculin il est finalement dit qu’il peut désirer toutes les femmes
sauf sa mère et c’est la même chose pour la fille à l’endroit de son père. En
ce sens, nous ne pouvons avoir des aventures qu’avec des partenaires
« autorisés » et nous saisissons bien dans l’esprit même de cette
première restriction tout ce qui caractérise l’apport de Freud dans la
connaissance de soi qu’un individu peut acquérir. Probablement avons-nous
l’impression de « choisir » les
personnes avec lesquelles nous souhaitons entretenir des relations amoureuses
mais nous nous méprenons alors considérablement sur le fond tout à la fois
sexuel et répressif à partir duquel se décident à notre insu notre vie
sentimentale. Aucun humain civilisé ne peut échapper à ce processus. Se
connaître, c’est finalement reconnaître que l’on est d’abord le produit d’une
double procédure de refoulement du ça, d’abord par le monde physique, puis par
le monde familial et social.
Mais
comment ces instances se lient-elles concrètement les unes aux autres pour
expliquer qu’il y ait en nous des mouvements, des désirs et des pensées
inconscientes ? Lorsqu’un fait psychique (souvenir, désir, idée, etc.)
veut se manifester à la conscience de l’individu, il doit nécessairement, selon
Freud, passer le barrage d’un effet de censure inconscient créé par le sur-moi.
L’influence de cette troisième instance (celle qui est apparue en dernier) est
assez puissante pour que la personne, sans le savoir, refuse à un désir jugé
incorrect de devenir conscient. Quelque chose de nous, en nous, s’efforce de
garder secrètes, inavouées des tendances considérées comme inconvenantes par la
censure. Mais la pulsion ainsi refoulée n’en restera pas moins présente,
efficiente à un certain niveau, celui-là même de « l’inconscient ».
La première tendance refoulée est donc pour chaque tout être humain socialisé
le désir sexuel de sa mère ou de son père.
Ces
« inclinations » profiteront de toutes les brèches ouvertes par les
moments d’absence de notre conscient pour se manifester au sujet dans le rêve,
les lapsus, les actes manqués et c’est ainsi que nous pouvons comprendre le
caractère troublant de certaines images de nos rêves. Nous nous y retrouvons
même si nous n’osons pas toujours nous l’avouer parce que nous nous
réconcilions avec un désir inconscient profond que le mécanisme de la censure
ne souhaitait pas laisser émerger. C’est exactement en ce sens qu’il convient
de comprendre dans le texte suivant extrait de « métapsychologie » ce
que Freud appelle « interpoler les actes inconscients inférés ».
« Notre expérience quotidienne la plus personnelle nous
met en présence d'idées qui nous viennent sans que nous en connaissons
l'origine, et de ces résultats de pensées dont l'élaboration nous est demeurée
cachée. Tous ces actes conscients demeurent incohérents et incompréhensibles si
nous nous obstinons à prétendre qu'il faut bien voir par la conscience tout ce
qui se passe en nous en faits d'actes psychiques; mais ils s'ordonnent dans un
ensemble dont on peut montrer la cohérence, si nous interpolons les actes
inconscients inférés. Or, nous trouvons ce gain de sens et de cohérence une
raison pleinement justifiée, d'aller au-delà de l'expérience immédiate. Et s'il
s'avère de plus que nous pouvons fonder sur l'hypothèse de l'inconscient une
pratique couronnée de succès, par laquelle nous influençons, conformément à un
but donné, le cours des processus conscients, nous aurons acquis avec ce
succès, une preuve incontestable de l'existence de ce dont nous avons fait
l'hypothèse. »
Il s’agit,
en un sens, de « combler les vides » en inférant le latent de ce qui
est manifeste dans le lapsus et le rêve. Mais ce vide ne peut pas être rempli
par qui que ce soit d’autre que le sujet lui-même. C’est la raison pour
laquelle Freud décide après avoir utilisé d’abord l’hypnose de laisser parler
la personne et d’analyser cette parole (talking cure : se soigner en
parlant). Il s’agit bien éventuellement de se soigner car si ni le rêve ni le
lapsus ne sont des pathologies, la névrose, l’obsession (toc), les paralysies
hystériques en sont bel et bien et c’est d’ailleurs à partir de son observation
de patientes hystériques que Freud a conçu sa théorie, s’attirant par là même
les moqueries et les foudres de la plupart de ses collègues.
« Freud, passions
secrètes » de John Huston – Ce film décrit parfaitement la genèse des
principales intuitions de Sigmund Freud concernant l’inconscient, la
psychanalyse et la sexualité infantile. Il faut savoir que Jean-Paul Sartre a
très largement participé au scénario de ce film mais il a souhaité que son nom
ne paraisse pas au générique à cause de sa mésentente finale avec John Huston.
C’est d’autant plus intéressant lorsqu’on sait que Jean-Paul Sartre, en tant
que philosophe, a toujours affirmé qu’il ne croyait pas à l’inconscient. Non
seulement le film ne porte pas la moindre trace de cette opposition mais il
décrit de façon pertinente et fidèle les progrès et les obstacles rencontrés
par Freud dans l’élaboration de la psychanalyse.
Le désaccord avec le
professeur Meynert :Tout est parti de la conviction de Freud selon
laquelle certaines maladies comme l’hystérie ne pouvaient pas s’expliquer
physiquement, mais n’en étaient pas moins réelles et non simulées. Au début du
film, on voit un chef de service réputé, le docteur Theodor Meynert (1833 –
1892) exiger que l’on expulse de l’hôpital une patiente souffrant de paralysie
et de cécité hystérique. Ces troubles ne suivent pas, en effet, de logique
organique comme le film le montre. La pupille de la patiente se rétracte à la
lumière, ce qui « physiquement » prouve qu’elle n’est pas aveugle et
la paralysie de ses jambes ne s’explique pas du tout par une affection du
corps. Simule-t-elle pour autant ? Non, selon Freud, l’origine de son
problème ne se situe pas dans le corps et c’est bien la première intuition de
Freud : un dysfonctionnement du corps peut trouver son origine dans
l’inconscient. Il n’y a aucune lésion dans le cerveau ou dans les jambes de
cette patiente. Elle dispose de toutes les facultés pour voir et pour marcher
mais une pulsion ou un souvenir refoulés par la censure utilise le corps pour
se manifester. Meynert affirme qu’elle ment ce qui n’est pas complètement faux
à condition de reformuler cet énoncé : elle se ment à elle-même mais elle
ne voit vraiment pas. Les deux médecins s’opposent totalement sur la dualité
âme/corps : autant Meynert part du principe que l’âme commande le corps et
qu’il n’y a de maladies que corporelles, autant Freud considère qu’il y a dans
la pensée de l’inconscient, c’est-à-dire du refoulé qui va utiliser le corps
comme moyen d’expression pour manifester sa présence.
Si l’on part du principe que la pensée n’est que
conscience, que pure transparence, on est d’accord avec Meynert, mais si l’on
accepte l’hypothèse de l’inconscient, alors on admet que la patiente ne ment
pas quand elle affirme qu’elle ne voit pas mais qu’en même temps, quelque chose
de sa pensée « s’invente » aveugle, crée cette cécité de toute pièce
pour faire signe de quelque chose qui ne va pas : un élément de son
inconscient veut se faire connaître au sujet et utilise tous les moyens dans
cet objectif.
Charcot à la Salpêtrière : Cette intuition trouvera
dans le neurologue français Charcot un écho décisif et de nombreux spécialistes
de l’œuvre de Freud insistent sur cette influence. Utilisant l’hypnose, Charcot
montre la puissance de l’autosuggestion : il est possible de provoquer un
dysfonctionnement du corps en l’insinuant dans la pensée du patient. Dans le
film, Jean Martin Charcot fait cesser la paralysie de Jeanne par hypnose ce qui
prouve clairement que la maladie n’est pas physique. Il intervertit même les
deux pathologies entre Jeanne et Servais mais limite l’utilisation de l’hypnose
à la révélation de la nature psychique de ces deux troubles. Selon lui,
l’hypnose ne peut pas guérir.
Docteur Breuer et Docteur
Freud : Les relations entre Freud et Breuer sont
décrites avec beaucoup de justesse et d’intelligence. Breuer va au-delà de
l’utilisation que fait Charcot de l’hypnose en tentant de diriger le patient
vers le souvenir refoulé. C’est donc lui qui eut le premier l’intuition du
refoulement, mais il n’en assignait aucunement l’origine à une pulsion sexuelle
rejetée par le sur-moi. Si l’on parvient à faire exprimer par la personne sous
hypnose l’origine authentique du trouble, celui-ci disparaît et c’est
exactement ce qui se passa pour Bertha Pappenheim (Cecily dans le film) qui souffrait
d’hydrophobie parce qu’elle avait vu son chien boire dans un verre sans que la
gouvernante n’intervienne pour l’en empêcher. Breuer appelait ce traitement
« la cure cathartique ». En réalité, contrairement au film, Freud n’a
jamais traité Bertha Pappeheim. Dans le livre qu’il écrivit avec Breuer
« Etudes sur l’hystérie », Bertha est rebaptisée « Anna O »
Cecily : Le
film s’autorise de nombreuses entorses à la « vérité historique »
mais cela contribue à éclaircir la compréhension du cheminement en Freud de la
psychanalyse et celle de toutes ses intuitions en général. De toute façon, le
cas de Bertha Pappenheim est sujet à caution, les défenseurs et les opposants à
Freud et Breuer ne cessant pas de soutenir des versions contradictoires sur
cette patiente (il est finalement très difficile de savoir exactement ce qui
s’est passé). La scène dans laquelle on voit Freud prolonger et diriger
l’hypnose de Cecily pour finalement la conduire jusqu’au véritable décor de la
mort du père, à savoir une maison close, est complètement inventée mais on y
perçoit bien l’origine du désaccord entre les deux hommes telle qu’elle
éclatera à la fin du film. Cecily se réveille d’abord sans être guérie de sa
cécité parce qu’elle n’est pas allée jusqu’au lieu authentique. La censure a
encore déguisé certaines détails : les prostituées sont des infirmières,
on est dans un hôpital protestant, etc.
Le père de Cecily est un habitué des filles de joie et c’est là qu’il
trouvera la mort. Cecily n’a pas autorisé ce souvenir à franchir les portes de
sa conscience et c’est cela qui la rend aveugle. Pour Freud, c’est toujours un
souvenir ou une pulsion de nature sexuelle qui se voit repoussée par le
sur-moi. Breuer ne partagera jamais le caractère constant de cette analyse chez
Freud, et encore moins évidemment, l’idée d’une sexualité infantile.
Les rêves de Freud : Le film établit un parallèle constant entre
l’analyse de Cecily et les interrogations de Freud sur son père et sur le
rapport qu’il entretient avec sa mère. Freud évoque à plusieurs reprises dans
son œuvre ses propres rêves en dissimulant toujours la fin parce qu’elle est
trop intime. Ces deux analyses sont donc très justement menées conjointement
parce qu’elles vont aboutir à la même conclusion : le complexe d’Œdipe et,
sans aucun doute, la « découverte » la plus controversée et
finalement la plus indubitable de son œuvre : la sexualité infantile. Dans
l’inconscient, les souvenirs et les désirs entretiennent un lien si étroit
qu’il est impossible de les distinguer radicalement. Cecily ment en accusant
son père de pédophilie et Freud soupçonne son père du même crime à l’égard de
sa sœur, mais ces souvenirs traduisent en réalité l’amour de Cécily pour son
père et la haine infantile de Freud envers le sien. C’est le dénouement
final : « le faux est souvent le vrai mais à l’envers ». Ce qui
se joue dans le parallèle entre Freud et Cecily, c’est finalement l’affirmation
universelle d’une sexualité infantile. Ces souvenirs, aussi faux soient-ils, ne
sont pas insignifiants, bien au contraire, ce qu’ils contiennent de vrai ne se
trouve pas dans ce qu’ils décrivent mais dans ce qui les motive, à savoir
l’interdit culturel par excellence comme dira Claude Lévi-Strauss :
l’inceste. Freud, tout prés d’abandonner ses recherches, va franchir un pallier
supplémentaire dans la provocation, dans la formulation de l’inaudible et nous
voyons les réactions outragées de ses collègues viennois, ainsi que celle,
négative, de Breuer.
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