Nous continuons aujourd'hui le cours sur l'art après avoir étudié le texte de Nietzsche dans lequel il soutient que la tâche de l'art passe avant les œuvres.
2) La part Maudite et la fonction somptuaire - Georges Bataille
Nous retrouvons dans la définition de l’art que donne Georges Bataille en tant que fonction somptuaire (on parle de dépenses somptuaires quand on veut dire que l’on dépense beaucoup pour rien sans utilité - Ici Georges Bataille veut dire que l’art est une dépense d’énergie pour rien, gratuite). L’homme est un animal mais dans ces manifestations d’un art primitif tel qu’il se donne à voir dans les dessins préhistoriques, notamment dans les représentations d’animaux, de bisons, de chevaux (grotte Chauvet), etc, il symbolise une animalité dont il s’écarte en la symbolisant. Il s’agit de consacrer son humanité par l’art de peindre des animaux, étant entendu que cette peinture en tant que symbolisation entérine une distinction. L’homme n’est plus l’animal qu’il peint précisément parce qu’il le peint:
« Les figures animalières préhistoriques auraient eu donc pour fonction de répondre à la question : « qu’est-ce qu’un homme ? » en produisant la réponse suivante : l’homme est l’animal assassin de sa propre animalité et cet assassinat c’est l’art qui l’accomplit. »
Le mérite de cette conception de l’art est de nous détacher un peu des oeuvres, comme Nietzsche nous invite. La question n’est pas tellement celle de savoir ce qu’est une oeuvre, ni ce qu’elle nous apporte que celle qui consiste à s’interroger sur ce qui l’a rendue possible. Qu’est-ce qui rend possible que des hommes préhistoriques s’enferment dans une grotte et peignent des animaux? Selon Georges Bataille c’est une préoccupation anthropologique: se signer, se désigner en tant qu’humain capable de s’extraire d’une animalité célébrée et représentée. Une fonction somptuaire (gratuite) de l’art voit aussi le jour dans cette conception puisque c’est « pour rien » que l’homme se désigne lui-même en tant qu’homme par distinction avec l’animal représenté.
Cette fonction somptuaire de l’art qui s’impose à nous comme une certaine attitude rejoint aussi ce rapport au sacré dont il était question au début du cours. L’Art représente ce qui est « au-delà », un certain rapport au sacré, à la célébration neutre, pure, inintéressé, si, par ce terme, on entend la volonté de consommer. Cette fonction somptuaire a aussi le mérite de nous faire comprendre que l’art est un phénomène universel, même et peut-être surtout là où il n’y a pas le concept d’art.
Ce point est vraiment fondamental: peut-être ne nous éloignons nous jamais autant de la réalité de l’art que lorsque nous nous laissons embarquer dans des questions de ce type: est-ce de l’art? « Three and one chair » de J. Kosuth: est-ce une oeuvre voire pire: « combien ça coute? »
Il faut interroger l’art dans ces manifestations les plus simples, les plus indiscutables, les plus soi-disant « primitives ». L’art c’est d’abord le travail esthétique des objets usuels par quoi ils ne sont justement pas seulement cela. Le philosophe Bernard Stiegler prend l’exemple d’un harpon utilisé pour tuer les phoques en Laponie (dans les sociétés tribales). Pourquoi surcharger cet ustensile de signes, d’encoches, de motifs sculptés? C’est d’abord ans la réponse à cette question que nous trouverons l’origine de l’art. Les ciselures du harpon n’ont aucune utilité dans la plasticité purement fonctionnelle du harpon. Pourtant le chasseur a passé plus de temps à ciseler le manche qu’à affûter la lame. Pourquoi? Parce que le geste de la chasse doit revêtir un Sens qui dépasse complètement l’exploitation du phoque, de sa chair, de son huile, de sa peau. Il faut donner au phoque qui va être tué une dépense somptuaire, un temps de travail à vide, un travail « pour rien ».
Ici encore il faut approfondir. Pourquoi ce temps perdu ? Pourquoi ce cérémonial de la chasse aux bisons chez les indiens d’Amérique? Parce qu’il s’agit de faire sens d’un rapport à la vie qui dépasse totalement du rapport de consommation Prédateur/ Proie et au regard duquel la chasse est une consécration, une célébration plus qu’un apport ou qu’un gain. Quelque chose du phoque n’est pas de l’ordre du consommable, n’est pas réductible à la viande. C’est ça le « sacré », c’est un rapport de célébration à une instance de la vie qui est proprement incalculable et qui donne au phoque autant le droit de vivre qu’au chasseur le droit de le tuer (quand on y réfléchit c’est exactement cette dépense somptuaire qui fait défaut à l’emploi aujourd’hui, du moins à certains emplois). Le chasseur de phoque a donc un pratique esthétique qui lui donne une existence et pas seulement une subsistance, c’est cela que Bataille appelle la part maudite, la part mal dite, la part difficile à dire de toute activité et qui en même temps est le terreau fondamental dans lequel s’ancre ou devrait s’ancrer toutes nos activités. Le chasseur de phoques n’existe pas parce qu’il gagne de quoi manger en tuant des phoques mais parce qu’il sacralise l’art de tuer des phoques en le faisant par des rites avec des instruments qui ne sont pas seulement des armes. Il « existe », il ne survit pas. Il s’agit de chasser en rendant hommage au monde, parce que la chasse s’intègre d’abord dans cet hommage à la vie avant d’être un moyen de subsister.
L’art est fondamentalement cela: cette dépense somptuaire par le biais de laquelle tout homme consacre quelque chose de son rapport à la vie qui le fait exister plus que survivre, qui lui permet de s’affirmer plus que consommer.
3) De l’art à l’oeuvre et de l’œuvre au « produit »
Or historiquement cette conception de l’art est contrariée par la révolution industrielle et par l’utilisation des machines, utilisation qui rend absolument impossible cette dépense somptuaire, cette inscription du chasseur dans l’objet qu’il produit. L’outil n’est aucunement l’instrument d’une inscription individuelle et esthétique de l’ouvrier.
Il existera bien une esthétique mais elle ne sera plus humaine. Elle sera standardisée et industrielle. Cette époque correspond exactement à ce que Nietzsche appelle « la mort de Dieu », c’est-à-dire, pour reprendre la définition de Roger Caillois, un monde où le profane finit par envahir tout l’espace jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de lieu ni de pratique du sacré: « Toute conception religieuse du monde implique la distinction du sacré et du profane, oppose au monde où le fidèle vaque librement à ses occupations, exerce une activité sans conséquence pour son salut et un domaine où la crainte et l'espoir le paralysent tour à tour, comme au bord d'un abîme, le moindre écart dans le moindre geste peut irrémédiablement perdre. »
La mort de Dieu, c’est l’exhaustivité d’un devenir profane du monde. C’est à cette époque qu’apparaît la figure de l’artiste, à savoir d’un homme qui ne travaille que pour lui-même. Cette nouvelle conception de l’art consiste à répondre le champ du sacré déserté par la mort de Dieu, à reprendre cette notion de dépense somptuaire mais plutôt comme champ d’individuation. Il n’est plus question que de créer des sensibilités, des « oeuvres », des produits très différents de ceux de l’industrie, voire totalement opposés mais en même temps très distants également de cette fonction somptuaire présente dans toutes les formes d’arts primitifs (et dans lesquels l’art n’était pas dissociable de la technique). Mais précisément c’est aussi l’époque où de nouveaux instruments techniques vont totalement bouleverser l’activité de ces nouveaux artistes: Cézanne, Manet, Baudelaire, Flaubert, etc. L’appareil photo, le phonographe, le cinématographe avec les frères Lumière etc. C’est à partir de cette époque que l’art est devenu, comme l’affirme Walter Benjamin « fétichiste », c’est-à-dire qu’il va se cristalliser sur des oeuvres. L’artiste crée des oeuvres originales, « divines », hors du commun. Nous sommes très très loin du chasseur de phoques et des peintres de Lascaux.
C’est l’époque que Nietzsche critique, ce qui ne veut pas dire qu’il critique les artistes, mais il condamne dans ce texte cette conception qui met la charrue avant les boeufs, c’est-à-dire qui consacre des choses, ou des séquences, des oeuvres avant de sacraliser la nature profonde de la force et du rapport au monde dont ces oeuvres ne sont que les reliquats. Pour Nietzsche il ne faut pas que la tâche de l’art soit dépassée par les produits de l’art: « l'idée que l'art des oeuvres d'art est le principal et que c'est en partant de cet art que la vie doit être améliorée et transformée »
A partir du moment où l’art est plutôt considéré comme l’effectuation de « produits ». Il est malheureusement inévitable qu’il devienne un objet de consommation (et c’(est notamment au cinéma qu’il convient de penser : comment un art est devenu une industrie de consommation courante, banalisée, sommée de rapporter des gains de productivité, comme tout activité de production. » Avec l’homme de l’ère industrielle, de la fabrication en série, des mégapole anonyme naissent les industries culturelles, selon Horkheimer et Adorno. Le capitalisme prend en mains la fabrication de l’esthétique, du goût qui dés lors n’a palus aucun rapport avec la gratuité de la fonction somptuaire tel que nous la décrivions avec le harpon du chasseur de phoque. Une césure va dés lors se produire entre l’art comme marqueur social des classes dirigeantes, des propriétaires de moyens de production qui vont créer un marché de l’art autour des grands artistes et qui vont par ailleurs développer une sorte de goût pour les masses à grand renfort de publicité.
C'est tout pour aujourd'hui.
Pour la semaine prochaine, je vous demande de formuler une définition (avec vos propres mots) de la dépense somptuaire selon Georges Bataille et de situer ce que Nietzsche appelle "la mort de Dieu" par rapport à cette dépense.
Bonne journée à vous
Portez vous bien!
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