Bonjour,
Aujourd'hui nous allons terminer l'explication de la vidéo de Bernard Stiegler (de 24:00 à la fin)
Un trader travaille avec une machine dont la vitesse atteint 200 millions de m/s, alors que sa vitesse nerveuse à lui est de 2 m/s. Il travaille avec une machine dont la vitesse de calcul dépasse la sienne de façon exponentielle. Chacun de nous est doté d’un entendement et d’une raison, distinction que l’on retrouve notamment chez Emmanuel Kant. L’entendement, c’est le raisonnement, le calcul. La raison c’est ce qui peut faire sens de tout cela. C’est important de réaliser cela parce que mon entendement peut être capable de concevoir un raisonnement sur la faisabilité d’un acte que ma raison refuse de faire, parce qu’elle sait que son sens est incohérent, ne va nulle part, est nuisible.
Si nous reprenons l’exemple du trader et que nous le rapprochons de la notion d’exosomatisation, tout s’éclaire: l’informatique nous permet d’accroître la puissance de notre entendement, de nos calculs mais la raison elle est dépassée, écrasée par cette puissance exosomatique. De plus on fait rentrer le comportement même du tracer dans une analyse de comportement calculable par quoi quelque chose de son existence devient de fait niée, calculée, analysée en tant que consommateur. Le calcul nous prend de vitesse en permanence; ce par quoi nous calculons devient ce par quoi nous devenons calculables et, donc n’offrons plus la moindre résistance à l’entropie. C’est ça qui est intéressant chez Bernard Stiegler. Si la calculabilité participait de la néguentropie, il n’y aurait aucun mal mais c’’est tout le contraire qui est vrai. Tout système vivant est un système ouverte et tout système ouvert crée de l’imprévisibilité par quoi il oppose de la bifurcation à l’entropie mais seule notre raison peut faire de la bifurcation. Si l’on me donne les moyens d’accroître la fonction de mon entendement et que l’on rend calculable ce qui me permet de calculer à une vitesse incommensurable, alors on accroît pour tous les hommes utilisant le numérique de l’entropie.
Pour Kant, c’est à la raison de juger, l’entendement ne fait que produire des données qui s’offrent au jugement de la raison. Nous atteignons une époque où l’entendement du numérique nous dépasse de tous les points de vue: celui de la vitesse et celui de la calculabilité.
Le world wide web était donc un instrument de lutte contre la crétinisation des masses par des algorithmes (la data économie). Stiegler reprend littéralement l’’expression: « cela dépasse l’entendement », c’est de la vie incalculable. Ce qui est vivant n’est pas calculable parce que la vie est à la fois certes, cette énergie qui à cause de l’entropie va vers toujours plus de chaos mais aussi et finalement surtout se révèle capable de retarder cette perte. Exister c’est remettre à plus tard le moment de se disperser dans le chaos, ce qui implique de créer contre la prévisibilité du désordre de la création d’ordre, ce que Stiegler appellera plus tard de nouvelles rationalité, du savoir imprévisible, improgrammable, comme l’est une toile de Van Gogh, qui effectivement dépasse l’entendement parce qu’elle prend sur elle cette fonction doublement vitale de la vie de créer de l’ordre inattendu dans une prévisibilité de désordre programmée. Il y a dans la vie quelque chose qui est irréductible à la physique, aux mathématiques.
Le paradoxe est que le Web créé en Europe est finalement délaissé par l’Europe, en tout cas, délaissé dans l’esprit qui lui donné naissance: créer de nouveaux savoirs. L’Europe n’investit plus dans la recherche et part du principe que c’est le marché qui doit financer la recherche ce qui est une erreur colossale dont on voit bien les dommages dans le domaine pharmaceutique. Nous vivons aujourd’hui dans une médecine rentable qui est là pour nous vendre des produits et pas dans une médecine qui nous soigne. Il faut reprendre la main sur le web lui rendre son rôle d’innovation, la rétablir dans sa fonction néguentropique.
De la même façon que la biologie n’est pas réductible à la physique, l’exosomatisation n’est pas réductible à la logique. Pour la comprendre dans toutes ses implications il faut faire ce saut qui précisément a à voir avec la néguentropie. Il faut dont ré-élaborer des politiques de recherche scientifique rendant possible l’émancipation du web à l’égard de la data- Economy. Bernard Stiegler propose un mémorandum over-understanding. Repenser l’avenir non pas seulement des nations mais de la planète en totalité à travers une nouvelle politique. Il convient donc de repenser au niveau de l’ONU, au niveau de l’inter-Nation, lesquelles sont des localités néguentropiques, un droit planétaire qui intègre la question de l’entropie et de la néguentropie.
Bernard Stiegler reprend un terme hérité de Marcel Mauss « l’inter-nation ». La nation est une localité néguentropique. Pourquoi? Parce qu’elle crée de la communauté politique, historique, religieuse. La nation fait sens et fait advenir de la non calculabilité. Il s’agit donc de créer un droit planétaire qui sans se substituer aux droits locaux va prendre en compte la nécessité de la néguentropie. De la même façon il est urgent de fonder une macro-économie, une nouvelle industrie reposant sur la valorisation de la néguentropie. Le problème de l’économie capitaliste n’est pas tant qu’elle soit inégalitaire, qu’elle provoque des injustices sociales mais surtout qu’elle valorise l’entropie, elle accélère le chaos. C’est comme si l’humanité descendait un escalier mécanique qui descend déjà vers le chaos.
L’urgence est telle que l’impératif de créer ce que Stiegler appelle de nouveaux "agencements » (référence à Deleuze) entre les disciplines de façon à créer une recherche contributive est absolument requis maintenant, immédiatement. Cela suppose une organisation politique tout autre que celle que nous connaissons. Sur un territoire donné, avec des objets données, des techniques informatiques communes à tous les actrices et acteurs, des chercheurs, des citoyens, des artistes vont créer des savoirs nouveaux, des bifurcations, des protocoles de ralentissement de l’entropie. L’informatique est un outil qui a été conçu dans une finalité contributive. Il faut comprendre cet enjeu. Imaginons que la découverte de l’imprimerie ait été utilisée pour vendre d’abord des prospectus publicitaires. C’est finalement un peu ce qui est en train de se passer avec le web. L’imprimerie a provoqué une démocratisation des savoirs et internet pourrait générer une appropriation par les citoyens de la chose publique mais cela suppose que nous débarrassions le net des Big Data, de la data économie.
Il est donc question non seulement de croiser les disciplines mais aussi de faire travailler ces spécialistes du savoir avec la population d’un territoire. C’est la reprise de la notion de recherche-action telle qu’elle avait été lancée il y a 60 ans. Les technologies numériques permettent de créer des communautés de savoir. Reproduire des savoirs en liaison avec des territoires, c’est exactement le contraire de la généralisation. Mais cela suppose de reconstituer, de reconfigurer les réseaux pour qu’ils soient effectivement sociaux. Aujourd’hui, tout ce qui se produit dans les réseaux est transformée en données calculées par des algorithmes ce qui crée du calculable. La néguentropie ne peut se concevoir qu’en tant qu’elle insinue du non calculable dans la dynamique prévisible du chaos. Plus on crée du non programmable, plus on retarde la prévisibilité du désordre. C’est ça le néguentropique: l’efficience d’un système ordonné non programmable (finalement, quand on y pense vraiment, c’est une oeuvre d’art). L’effectivité de cette recherche contributive passe donc par la transformation de l’outil numérique et des réseaux sociaux pour créer des délibérations citoyennes, rendre possible le dialogue grâce à ces nouveaux instruments. Le paradoxe est là: jamais l’humanité n’a disposé d’autant de moyens de créer de la citoyenneté, de la délibération, de la démocratie, de la pensée populaire, et jamais nous n’avons été aussi contrôlés, aussi influencés, aussi manipulés et orientés vers la consommation. Peut-on envisager l’utilisation même de la computation informatique avec une finalité néguentropique?
On peut parfaitement comprendre l’urgence de cette transformation des réseaux sociaux en pensant à l’ascension de Donald Trump qui finalement est l’union de trois perspectives:
- Il est l’initiateur d’une politique sans équivalent d’exploitation des pauvres d’un point de vue immobilier
- Il a créé des émissions de télé-réalité
- Il est le président qui a le plus utilisé Twitter contre les médias de presse ou de télévision (du moins sur les chaînes qui lui sont défavorables comme CNN)
Si Trump est devenu président c’est du fait de la prolétarisation dont les réseaux sociaux sont des ressorts extrêmement actifs. Mais cela ne vient pas en soi de la technologique numérique, cela vient aussi des penseurs et des intellectuels de notre époque qui pour la plupart refusent de penser la révolution la révolution numérique ou la critique. Ce qui se produit aujourd’hui est sidérant: l’humanité accélère le mouvement de l’entropie de façon exponentielle. C’est un homme qui court vers la falaise. A la promesse du désordre, nous ajoutons une conception hallucinante de la crétinisation de masse et de la calculait des comportement qui décuple le mouvement, comme une voiture qui sans cesse accélérerait après une sortie de route.
Bernard Stiegler situe ici un lien fondamental qui est celui du surhumain chez Nietzsche. On peut parfaitement interpréter les références de Nietzsche à l’humanité comme passage, comme étape vers quelque chose de surhumain comme étant ce qui, de fait aujourd’hui nous attend. Il faut un effort surhumain pour quitter l’anthropocène. Le surhomme, c’est finalement l’avènement du néguantropocène et nous pourrions aussi l’écrire comme cela: le néguentropocène. Parce que c’’est la même chose. Nietzsche qui pourtant n’a pas accordé d’importance à l’entropie, n’a pas perçu l’importance cruciale de cette nouvelle conception d’un univers qui fuit, perçoit quand même ou annonce (peut-être) cette nécessité pour l’homme de devenir autre chose que ce facteur incroyable d’accélération de l’entropie.
Nietzsche a compris, en 1879, que certaines inventions comme la machine à vapeur, le télégraphe, la presse quotidienne allaient provoquer le nihilisme, une sorte de grégarisme créant des hommes derniers, des animaux repus dans le capitalisme, communicants, conformes et prévisibles (la file de voitures devant le premier Mac Do recouvrant après la crise sanitaire). Il va falloir un effort surhumain. C’est plus un effort surhumain qu’un être surhumain, une ouverture sur une nouvelle possibilité d’être homme créant du néguanthropocène, un homme néguentropique: c’est ça le surhomme. Pénélope tissant sa toile pourrait parfaitement désigner la figure même du Surhomme Nietzschéen.
Bernard Stiegler fait ici un rapprochement (osé mais intéressant) entre Nietzsche et jean Jaurès qui, dans le premier exemplaire de l’Humanité affirme que l’humanité n’existe pas, c’est-à-dire qu’elle a constamment à s’inventer. L’homme c’est le devenir humain de cet inachèvement fondamental dans lequel nous consistons en tant qu’être exosomatique. Nous consistons dans l’efficience de cette conjonction avec les organes que nous nous nous donnons mais dont nous pouvons perdre le contrôle (ce qui arrive en ce moment). Il faut exosomatiser le « connais toi toi-même » de Socrate. Etre surhumain n’a jamais été plus efficient et plus impératif qu’aujourd’hui parce que nous sommes en train de devenir ces derniers des hommes auxquels Zarathoustra s’adresse en espérant qu’ils préfèrent le surhomme, mais dans son livre, ils ne le font pas.
Il faut « réapprendre à vivre », c’est ça le surhumain, réapprendre à apprendre, à vivre le quotidien. Le marketing nous a fait désapprendre tout ce que nous savions. Il nous faut donc réapprendre à savoir en inventant de nouvelles rationalités. Nous nous déchargeons de tout, y compris du sacré sur des sociétés de service qui s’avèrent être des sociétés de prolétarisation.Nos instruments de travail sont du savoir objectivé, ce qui signifie que l’emploi est nécessairement mieux fait par les machines. La notion d’emploi est mathématisable, calculable. Mais il est possible de reprendre ces technologies pour réinventer la notion de travail. En fait le paradoxe est le suivant: nous travaillons nous humains mais nous rendons l’emploi calculable par le biais des algorithmes.
Mais Marx dans les « Grundisse » lance cette perspective qui consiste à utiliser ces instruments, celui là même qu’il appelle les savoirs objectivés pour réinventer la notion de travail. Comment redistribuer les gains de productivité de façon à reprendre ces automatismes pour aller dans le sens de la néguentropie (ce n’est pas Marx mais qui affirme cela mais Stiegler à partir d’une relecture de Marx)? Stiegler défend l’idée selon laquelle il faut travailler avec des banques, avec des opérateurs qui sont des agents aggravants, tirant profit de l’économie entropique dans laquelle nous vivons mais en même temps conscients de la fragilité d’une telle configuration. Ces structures capitalistes sont incontournables donc il faut travailler avec elles pour faire advenir cette nouvelle ère. L’Europe est tellement en danger que ce mouvement, cette réaction est absolument nécessaire, urgente. Nous sommes aujourd’hui coincés entre deux géants le EU avec Donald Trump dans l’entourage duquel nous trouvons des personnes aussi dangereuses que Peter Thiel, fondateur de PayPal, et libertarien de la première heure et Selon Musk (PDG de Tesla qui évoque la possibilité de créer une colonie humaine sur Mars, possibilité absolument fantaisiste). On retrouve ici le délire évoqué dans le film de Stanley Kubrick: « Docteur Folamour », film qu’il est d’ailleurs vraiment intéressant de revoir aujourd’hui à la lumière de la catastrophe que nous vivons.
En Chine, la situation est absolument différente, à savoir que les dirigeants investissent énormément dans les modes d’énergie alternative aux énergies fossiles. L’Europe doit donc négocier avec la Chine et avec les opposants au libertaires aux EU, de façon à réfléchir non seulement à « l’après » de la civilisation thermo-industrielle dans laquelle nous vivons, mais aussi pour travailler sur ces instruments numériques dans une perspective néguentropique.
Bernard Stiegler termine cette interview à l’invitation d’Aude Lancelin en appelant à la constitution d’un « NOUS ». Evidemment par ce « nous », il s’agit d »’entendre toutes celles et ceux qui sont soucieux de casser cette dynamique de la calculabilité des comportements humains, celles et ceux qui souhaitent créer des bifurcations susceptibles d’assumer cette dynamique néguentropique dont on peut considérer qu’elle est une fonction même de tout système vivant. Sur quoi peut-on faire reposer ce nous? Sur la réalisation d’une efficience dénégatrice au coeur des sujets que nous sommes. Il reprend la notion de sujet clivé inventé par Jacques Lacan. Nous ne voulons pas reconnaître la réalité de l’entropocène. Pour enrayer ce processus psychanalytique Stiegler recourt à un autre terme de la psychologie l’insight, soit un éclair de pensée capable de solutionner sans raisonnement ni démonstration un problème. L’insight est un éclair de vérité, une fulgurance dont les enfants notamment sont capables selon Donald Winnicott. La mère est créative quand elle crée les conditions de création de l’accueil de son enfant dyslexique. Il s’agit donc d’en appeler à des insights, à des moments de fulgurance lucide. Il s’agit de produire des visions alternatives rouvrant des possibilités d’’espoirs: créer des communautés capables de prendre en main ces notions de néguentropie, de créer des savoirs ensemble. La notion de « compromis historique » permet de réfléchir à un projet européen (parce que l’Europe est en train de disparaître: elle est le continent le plus menacé par l’évolution de cette économie des Big Data.
Ce qui importe c’est de créer une nouvelle rationalité dans trois domaines:
- L’économie (en finir avec la spéculation)
- La biologie (revenir à une conception de la science dans laquelle la causalité efficiente n’écrase pas les trois autres, surtout la cause finale)
- La politique (revenir au sens de Hannah Arendt- il faut relire à ce sujet la fin de l’article « Qu’est-ce que la liberté? Dans la crise de la culture pour saisir la notion de processus: en fait il faut que de l’homme soit, créer ce miracle de l’existence humaine dans un monde où sévissent des processus
Ce projet d’un compromis historique apparaît comme une utopie, mais il faut bien réaliser que c’est nécessairement avec des modèles de représentation issus de l’ancien système que ce projet apparaît utopique. Le génie de l’insight terrifie toujours d’abord parce qu’il exprime une idée dans des cadres issus de l’ancienne façon de voir. Les réactions de nombreux intellectuels face à la déclaration de Greta Thunberg sont à réinterpréter totalement dans ce cadre.
Il importe de dépasser l’anthropocène pour faire advenir l’ère du néguentropocène en étant bien conscient que la raison pour laquelle cette nouvelle façon de créer des savoirs inédits, de revisiter intégralement les fondements même de la culture et de la cité ne peut être pris en compte par une époque dont le but inconscient via les big data est de tout calculer. Il s’agit de créer de l’ordre dans la calculabilité du désordre entropique. Comme les collapsologues le font remarquer depuis plusieurs années, les courbes des chiffres démographiques, économiques, écologiques vont vers un effondrement mais c’est justement parce qu’effectivement la nature du changement à envisager consiste à faire advenir une improgrammable rationalité que cette solution est possible comme l’est l’insight dans la psychologie humaine. Il faut faire advenir de la bifurcation dans un système dont la calculabilité aplanit ou droitise la ligne de fuite entropique. Il s'agit finalement de redonner du sens à l'existence humaine en réinventant principalement par la pratique artistique des activités et des attitudes échappant à l'entropie de la calculabilité.
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