Bonjour à toutes et à tous,
J’espère que vous allez bien. Nous allons aborder le cinquième et dernier thème de la seconde partie de votre programme HLP. Elle concerne les rapports entre l’homme et l’animal du point de vue de la représentation.
Avant d’en dire plus, je voudrai vous rappeler les quatre parties précédentes:
1) Mythos / Logos - Cosmogonie / Cosmologie
2) Le cours du monde et les crises de sa représentation
3) Différences de cultures et valeurs universelles
4) Les représentations du politique: Etat, Fiction et Utopie
Le texte dont nous avions parlé juste avant les vacances est « LA » référence absolue sur la question du politique, celui qui contient cette phrase célèbre: « l’homme est un animal naturellement politique » (politique au sens de « appartenant à la cité »). Or Aristote utilise précisément la différence avec les animaux dits sociaux (les termites, les abeilles, les fourmis) pour expliquer pourquoi cette condition politique distingue fondamentalement les hommes et les animaux. Ces derniers ont bien des sensations agréables et désagréables mais comme ils sont privés de langage, ils sont incapables de passer de la sensation agréable à la notion générale de Bien et de la sensation désagréable à la notion de « mal ». Les animaux, selon Aristote ne peuvent pas généraliser leurs sensations, leurs émotions. Les insectes sociaux communiquent mais « ils ne parlent pas ». Ils n’utilisent pas de langage.
Beaucoup de choses ont changé depuis Aristote dans notre conception du monde animal et de nombreux préjugés ont été remis en cause voire réfutés mais il est tout à fait exact que le langage fait barrage entre l’homme et l’animal, sans que cela puisse justifier l’idée d’une supériorité quelconque. Il est même possible que le langage soit l’origine de la nature approximative de la perception humaine du monde, du fait que nous ne puissions concevoir que des représentations du monde et jamais vivre le présent de son contact.
Dans cette vidéo très intéressante (qu’il n’est peut-être pas inutile de revoir), nous avions vu que le linguiste Roman Jakobson distingue 6 fonctions dans le langage:
1) Expressive: l’émetteur du message exprime ses émotions: « Qu’est-ce que ça fait mal! »
2) Impressive ou conative: il exprime ses émotions à quelqu’un: « Tu as vu ma blessure? »
3) Référentielle: le message peut renvoyer à ce qui se passe à l’extérieur: « il pleut »
4) Phatique: le message permet de s’assurer que la personne à qui nous nous adressons est bien là, attentive: « n’est-ce pas? Allô…Tu vois? »
5) Poétique: nous pouvons styliser notre message pour mettre au premier plan sa forme: "l’homme est un ange déchu qui se souvient des cieux »
6) Métalinguistique: nous pouvons utiliser le langage pour parler du langage lui-même: « quand je dis cela, je veux dire que….
Or, nous pouvons retrouver dans certains modalités de communication des animaux (qui sont souvent très évolués, très complexes) telle ou telle de ses fonctions mais il en est une qui jusqu’à maintenant n’a été relevée dans aucune d’entre elles, c’est la 6e: la fonction métalinguistique. Par conséquent, il est impossible de dire, en toute rigueur, qu’il existe un langage animal. Peut-être aurons-nous l’occasion, l’année prochaine de revenir sur cette proposition et de réfléchir à nouveau sur cette question, mais, pour l’heure, ce qui nous importe est la question de la représentation:
5) L’homme et l’animal: la question de la représentation
Se pourrait-il que la représentation de l’animal par l’homme soit une façon pour lui de se convaincre qu’il n’est pas ou plus animal? Qu’est-ce qui se joue exactement d’humain dans la représentation humaine de l’animal? Pourquoi les gravures rupestres de Lascaux ou de la grotte Chauvet représentent-elles des animaux?
L’un des écrivains qui s’est le plus intéressé aux peintures de l’ère préhistorique (les gravures rupestres de la grotte de Lascaux datent de 18000 ans, celles de la grotte Chauvet de 36000 ans) est Georges Bataille (1897 - 1962), homme de lettres et philosophe. Selon lui, nous pouvons distinguer trois moments dans la relation de l’homme à l’animal:
- Celui qu’il appelle « immanence » à savoir une phase de non-distinction fondamentale. Ce n’est même pas qu’il se vive en tant qu’animal c’est qu’il est ne se représente même pas à lui-même comme existant. Il n’y a pas de conscience représentative.
- Une phase de domestication. L’homme va transformer l’animal en chose. On appelle cela la réification (du latin res, rei: chose). C’est aussi l’époque où l’animal est consommé, mangé. De nombreux animaux sont réduits à « la viande ». Dans le film de Stanley Kubrick « 2001, Odyssée de l’espace » dont le sujet est l’évolution de l’espèce humaine on voit en effet comment l’homme « s’affirme » en devenant un prédateur et un consommateur d’animaux. « De ce que je tue, que je découpe, que je cuis, j’affirme implicitement que cela n’a jamais été qu’une chose. »
- La 3e phase décrit cette volonté de dépassement par l’homme d’un monde de choses qu’il a lui-même créé. L’homme est d’abord simplement « vivant » comme l’animal dont il ne se distingue pas, puis il crée ce monde de choses dans lequel les animaux sont des proies consommables mais il aspire enfin à une forme d’élévation au cours de laquelle le milieu qu’il crée ne se limite pas à un milieu de choses. C’est la phase de « sacrifice ».
Cette phase est une époque déterminante qui, selon Georges Bataille a rapport à la religion. Il est toujours question de soumettre l’animal mais sur le registre d’une transformation bien plus élevée, gratuite que celé de la consommation. Georges Bataille écrit: « le sacrificateur énonce: « Intimement , j’appartiens, moi, au monde souverain des dieux et des mythes, au monde de la générosité violente et sans c alcool (…) je te retire toi, victime, du monde où tu étais et ne pouvais qu’être réduite à l’état de chose pour t’élever à l’intimité d’un mode divin, à l’immanence profonde de tout ce qui est. » De consommé, l’animal devient célébré, ce qui fait de l’homme sacrificateur l’ordonnateur des choses matérielles et du monde divin. Le sacrifice fait passer l’animal du premier au deuxième.
Ce dont il faut avoir conscience, c’est du fait que les toutes premières représentations, les tout premiers dessins de l’homme dont nous avons trouvé la trace archéologique décrivent des animaux. A moins que nous découvrions prochainement de nouvelles traces archéologiques, l’acte même de représenter semble s’être manifesté à l’homme d’abord pour désigner l’animal, pour le « sacrifier ».
Mais pourquoi le dessin marquerait-il un « sacrifice »? Pourquoi l’acte de peindre serait-il un moyen d’ôter la vie ou de représenter comme non vivant l’animal vivant? Pour deux raisons selon Georges Bataille:
- D’abord parce que le fait même de désigner par un dessin, ou par un mot, un signe quelconque un être vivant permet de substituer à cet être qui vit un symbole qui ne vit pas. De fait aujourd’hui, (et cette observation peut mener très loin philosophiquement, quand vous donnez un nom à un être animal ou humain, vous lui accolez un substitut. Toi, je t’appellerai « chat ou chien », mais le mot chien n’aboie pas, pas plus qu’il ne mange ou ne court. La représentation symbolique des êtres vivants est une forme de « meurtre originel ». Evidemment il faut considérer ce terme avec distance et le prendre au sens figuré, sans quoi toute personne qui vous appellerait par votre nom propre vous tuerait. Mais il est très important de réfléchir sur ce que cela suppose pour chacune et chacun de nous d’être nommée. Nous sommes flattés qu’une personne que l’on pensait distante ou indifférente à nous nous appelle. Nous devenons quelqu’un pour elle, mais en même temps quelque chose de ce nom nous instrumentalisé, nous ramène à des sons à des graphèmes manipulables, utilisables, propres à être combinés avec d’autres sons, d’autres signes d’écriture. Selon l’ethnologue Claude Lévi-Strauss, la naissance de l’écriture coïnciderait, entre autres fonctions, avec le décompte et l’appellation des esclaves. Laquelle ou lequel d’entre nous n’a jamais ressenti très fortement l’impression que ce qu’elle ou il était se situait justement en deçà de son nom propre, autrement dit dans ce qui de nous ne sera jamais appelé, ni même sommable. Avoir un nom, c’est certes être reconnu par une collectivité, mais c’est aussi du même coup devenir « convocable », qualifiable, s’offrir y compris dramatiquement aux jugements d’autrui.
- En second lieu, et c’est le plus important, parce que la représentation de l’animal manifeste un rapport à l’animal qui n’est plus celui de la consommation. Sacrifier, c’est aussi rendre sacré. L’énergie investie dans le dessin et certaines gravures, notamment celles de la grotte Chauvet requièrent un savoir faire, une maîtrise qui sans aucun doute suppose du temps. Les peintres de l’ère préhistorique passait beaucoup de temps à peindre, temps qui du point de vue de la nécessité strictement vitale était « perdu ». Peindre c’est réaliser une activité qui ne rapporte rien en termes de nourriture ou de confort ou de ressources premières. Ce qui est sacrifié ici, ce n’est plus l’animal qui est seulement peint mais c’est le temps de l’homme.
Pourquoi ce dernier point est-il aussi fondamental? Parce que nous comprenons bien, grâce à Georges Bataille qu’en représentant des animaux, quelque chose de « ce que c’est qu’être humain" acquiert une dimension incroyable, déterminante, auto-fondatrice, c’est celle du sacré, de l’ART. Georges Bataille appelle cette nouvelle dimension: la dépense somptuaire. Mais il faut ici faire attention: accuser quelqu’un de faire des dépenses somptuaires, c’est lui reprocher de gaspiller de l’argent pour des choses inutiles, accessoires, pas du tout vitales. Le sens que Georges Bataille donne ici à LA dépense somptuaire (au singulier), va beaucoup plus loin, et ce n’est pas un reproche. L’être humain réalise que son rapport aux animaux, aux autres, au monde ne peut consister exclusivement dans la fonction de subsistance. C’est comme si l’homme manifestait par le sacré, par la représentation des animaux sur les parois d’une grotte qu’il ne peut pas dépenser de l’énergie seulement pour se nourrir ou pour veiller au bien-être de ses proches. Il ne se limite pas à vivre ou à subsister, il « EXISTE ».
Ça va? C’est tout pour aujourd’hui. Portez vous bien!
A demain
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire